CONRAD RUÍZ, WHERE EAGLES DARE

CONRAD RUÍZ, WHERE EAGLES DARE

Conrad Ruiz, Wild Hearts can’t be Broken III, 2022

EN DIRECT / Exposition Conrad Ruíz, Where Eagles Dare, jusqu’au 09 juillet 2022, Galerie Droste, Paris

Au feu ! Au feu ! Ce bruit épouvantable
Que personne ne connaisse jamais : tel est mon désir.

Ainsi est l’extrait d’un couplet « Vers sur l’incendie de notre demeure » (1666) de la poétesse Anne Bradstreet. Nous pourrions lire ces lignes comme l’espoir exprimé par l’auteur qu’aucun homme ni aucune femme n’ait à connaître un jour le « bruit épouvantable » d’un foyer rugissant, aussi traumatisant soit-il. Ou nous pourrions les lire comme la révélation d’un désir inavoué. En puritaine, Bradstreet en vient à comprendre la nécessité de se déposséder de tous ses biens qui, telle une cérémonie purgative par le feu, la guide vers le salut du Ciel plutôt que vers le monde matériel. La dualité du feu — comme ce qui détruit et ce qui enrichit — a persisté dans l’imaginaire américain bien après le déclin du christianisme colonial. Basé à Los Angeles, le peintre Conrad Ruíz interroge le lien entre le feu et la catharsis tel qu’il est véhiculé aujourd’hui dans les médias, en se détachant de l’aspect moraliste des poèmes de Bradstreet. Where Eagles Dare sera visible à la Galerie Droste à Paris, du 14 mai au 9 juillet 2022, et comptera sept peintures à l’aquarelle qui développent les recherches de l’artiste sur ce nouveau sublime américain.

Au cours de ces trois dernières années, Ruíz a travaillé l’aquarelle en produisant des scènes saisissantes d’individus et de machines embrasés par le feu. La fluidité de l’aquarelle, par opposition à l’acrylique ou à l’huile, confère une imprécision visuelle qui rappelle le flou des photographies prises en mouvement, ou les effets déformés d’une lumière filtrée à travers une flamme. Ses œuvres quand elles sont vues de loin, prennent une apparence réaliste dans un espace illusoire. Mais lorsqu’on les regarde de près, les coups de pinceau de l’artiste prennent le pas sur leur contexte, de la même manière que les pixels, le bruit ou le grain prennent le dessus sur leur scène dans les photographies agrandies. À l’instar des propriétés du feu, les surfaces de Ruíz contiennent une tension entre le matériel et l’immatériel, entre l’abstrait et le figuratif.

Le lien entre les peintures et les photographies de Ruíz n’apparaît pas uniquement à travers l’effet visuel des coups de pinceaux mais il l’est aussi par son processus. Ruíz débute chaque œuvre en puisant dans un vaste ensemble d’images extraites de sa propre photothèque ou dans diverses sources collectées en ligne, certaines tirées d’articles de presse, d’autres du dark web. Dès lors qu’il commence à peindre, certaines images se révèlent être particulièrement puissantes, chargées d’une énergie qui en serait d’autant plus révélée par l’aquarelle. En réalité, il travaille souvent à partir d’images pixelisées dont la matérialité est déjà apparente dans leur composition. Ces images tendent à se focaliser sur des scènes de protestations ou sur des machines enflammées.

Dans des œuvres telles que Where Eagles Dare et Wild Hearts Can’t be Broken III les spectateurs présents dans et devant l’œuvre se trouvent réunis face à un spectacle fascinant d’un véhicule prenant feu. Les spectateurs de ces peintures viennent se confondre avec ceux présents à l’intérieur : dans une autre réalité, nous ne sommes pas dans une galerie silencieuse, nous nous bousculons dans des gradins bondés pour apercevoir l’homme et la machine mettant leur vie en jeu. Les visages des membres de l’audience sont fantomatiques, esquissés de quelques coups de pinceaux. Ici, l’expérience des émotions ressentie est vécue collectivement plutôt qu’individuellement. Un mélange de fascination et de crainte est entretenu par les spectateurs des deux côtés de la surface du tableau.

L’oscillation entre la terreur et l’intrigue produite et formée par les œuvres de Where Eagles Dare témoigne d’une expérience esthétique sublime. Cependant, à la différence des romantiques du XVIIIe siècle qui s’intéressaient aux forces indomptables de la nature, le nouveau sublime américain de Ruíz est façonné par l’homme, en accord avec les menaces et les merveilles du monde au XXIe siècle. Dans Man on Fire XVII, Ruíz représente un homme qui manifeste en Inde en 2016, à une époque où les salaires ne suivent pas l’inflation croissante. Et Man on Fire XVIII représente Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé par le feu à un moment clé déclenchant par la suite la révolution tunisienne et le printemps arabe. Ici, les assauts de l’autocratie contre l’intégrité physique se heurtent à l’éviscération du corps lui-même. Comme l’aquarelle et comme le feu, le sujet se dissout dans l’informe. Et l’Amérique – tout comme le monde dans sa globalité – se retrouve figé dans son image qui disparaît peu à peu.

Le drame, la gloire, la mort et la destruction ne sont pas les seules forces mises en jeu dans les peintures de Ruíz. L’humour est également un élément essentiel de l’exposition, reflétant une culture qui se complaît souvent dans des jeux enfantins. Food of the Gods, par exemple, dépeint un camion-monstre « Robo Dragon » avec de courtes ailes, une gueule béante et des flammes gigantesques sortant de ses yeux. Ici, les sentiments les plus profonds – la menace de mort, la peur omniprésente – sont mêlés au kitsch. Le sublime américain de Ruíz peut donc également être qualifié de sublime marchandisé. C’est contrôlé (excepté quand il ne l’est pas), et c’est amusant (excepté quand il ne l’est pas). Son ambivalence reflète certaines caractéristiques d’une société qui s’embrase continuellement, et ensuite tire profit de sa propre perte. Les peintures de Ruíz opèrent dans un éternel présent en pleine combustion. Il nous laisse le soin d’imaginer quelle position nous prendrions une fois le feu éteint. Comme le déclare Richard Burton, jouant un major américain de la Seconde Guerre mondiale dans Where Eagles Dare, dont l’exposition tire son titre : « Messieurs, on se reverra après la guerre ».

Conrad Ruiz, Where Eagles Dare, 2022, Galerie Droste Paris, Installation View_14
Conrad Ruiz, Where Eagles Dare, 2022, Galerie Droste Paris
Conrad Ruiz, Man on Fire XVII, 2021
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Conrad Ruiz, Where Eagles Dare, 2022, Galerie Droste Paris
Conrad Ruiz, Where Eagles Dare, 2022, Galerie Droste Paris
Conrad Ruiz, Spirit of Ecstacy II, 2022
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Conrad Ruiz, Where Eagles Dare, 2022
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Conrad Ruiz, Where Eagles Dare, 2022, Galerie Droste Paris
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Conrad Ruiz, Man of Fire XVIII, 2022
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Conrad Ruiz, Where Eagles Dare, 2022, Galerie Droste Paris
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Conrad Ruiz, Food of the Gods, 2022
Conrad Ruiz, Food of the Gods, 2022

CONRAD RUÍZ – BIOGRAPHIE
Conrad Ruíz (né en 1983) a eu des expositions personnelles à la Nino Mier Gallery, Los Angeles (2021) ; Ochi Projects, Los Angeles (2019) ; le Musée d’art contemporain de Santa Barbara (2015) ; Jessica Silverman Gallery, San Francisco (2009, 2012) ; et à la Yautepec Gallery, Mexico (2011). Il a récemment participé à des expositions collectives à The Pit, Los Angeles (2021) ; No Gallery, Los Angeles (2019) ; Steve Turner Contemporary, Los Angeles (2018) ; Berkeley Art Museum and Pacific Film Archive (2018) ; et au Consulat général du Mexique de Los Angeles (2018).
Ruíz est diplômé des beaux-arts du California College of the Arts.
Il vit et travaille à Los Angeles.
https://conradruiz.com/home.html