GEORGIA LALE, THE FLAG
FOCUS / Georgia Lale, The Flag, 2023
Georgia Lale, artiste d’origine grecque, vit et travaille à Brooklyn depuis 2014. Diplômée de l’École des Beaux-Arts d’Athènes, elle s’est installée à New York pour poursuivre ses études grâce à une bourse de la Fondation Basil and Elise Goulandris. Georgia a grandi dans une famille artistique : son père Charis Lales est sculpteur et a réalisé plusieurs œuvres dans l’espace public, ses frères Kostas et Petros sont également des artistes plasticiens émergents. À travers son travail, Georgia explore le corps humain comme champ social et politique. « Je crois que chaque œuvre d’art créée est politique. Elle l’est parce que nous sommes des êtres sociaux et quoi que nous fassions, nous ne pouvons échapper au reflet de notre époque » note-t-elle. Les droits des femmes et l’immigration sont au cœur de ses œuvres. Elle s’inspire souvent de son expérience personnelle et de l’histoire de sa famille. Un exemple caractéristique est une série de performances intitulée A public cleansing (2018), au cours desquelles l’artiste a partagé son expérience de patiente atteinte d’un cancer. À l’occasion de cette présentation, Georgia avait raconté comment elle avait décidé de communiquer à travers son art les combats du corps humain contre toutes les maladies qui le menacent et l’affaiblissent :
« Depuis que j’ai reçu mon diagnostic de cancer de la thyroïde, j’ai produit un ensemble d’œuvres qui abordent l’invisibilité sociale, la stigmatisation, « l’ostracisme » et les traumatismes que subissent les patients au cours de leur traitement et rétablissement. J’utilise la performance, les interventions publiques, la sculpture et le langage pour plaider en faveur de la justice sociale et du droit à des soins de santé publiques et égaux pour toutes et tous ».
L’art de Georgia Lale n’a jamais été décoratif et indolent. Dès ses premiers projets, l’artiste militante met en lumière et condamne les pathologies sociales à travers ses œuvres. La première fois qu’elle a attiré l’attention des médias à son travail artistique, c’était lorsqu’elle souhaitait sensibiliser le public américain au drame des réfugiés en Europe. La performance OrangeVest avait fait sensation au pavillon grec de la 15e Biennale d’architecture de Venise (2016). Plus précisément, OrangeVest s’agit-il d’une marche de protestation qui a commencé d’abord sur le pont et dans les quartiers immigrés de Brooklyn pour finir dans les grands établissements culturels tel que le Musée d’Art Moderne. Au cours de l’action, Georgia et ceux qui l’ont suivie portaient un gilet de sauvetage orange comme référence symbolique à la nécessité de sauver les centaines de réfugiés qui risquaient quotidiennement leur vie à cette époque en traversant la Méditerranée.
Depuis décembre 2023, l’artiste grecque fait à nouveau l’actualité en raison de son récent travail. Tout commence lorsque le chef d’un parti d’extrême droite a déclaré devant le Parlement grec, en montrant la photo d’une œuvre de Georgia, qu’il était impensable d’afficher le drapeau du pays en rose. Le député a estimé que l’intention de l’artiste était de « ridiculiser le symbole national le plus important » et d’offenser les sentiments patriotiques du peuple grec par une pratique d’outrage au drapeau. Le rose s’oppose au bleu et les stéréotypes de genre rencontrent les stéréotypes nationaux, ouvrant ainsi le débat sur le poids sémantique de la couleur qui nourrit des inégalités bien établies dans l’inconscient collectif et l’imaginaire social. Les stéréotypes de genre rencontrent les stéréotypes nationaux. En quelques heures, le drapeau rose a envahi les réseaux sociaux et est devenu un symbole contre la censure de l’art. Le travail de Georgia Lale a été publié dans des journaux étrangers et grecs tandis qu’elle a été invitée à prendre la parole sur les chaînes de télévision et à expliquer ses intentions. Voulant clarifier ses objectifs, Lale parle d’une interprétation de son œuvre erronée et orientée : « Je ne suis pas la première artiste à être inspirée par la forme du drapeau. L’histoire de l’art comprend des exemples de créateurs importants qui ont utilisé le drapeau comme moyen pour dénoncer la guerre et l’exclusion sociale. Jasper Johns, Basquiat, Barbara Kruger et Vlasis Kaniaris en sont quelques-uns. Le drapeau symbolise tous ceux qui vivent dans un État et ceux qui se sacrifient pour leur patrie. Les femmes qui ont subi des comportements abusifs ne peuvent qu’être considérées comme des héroïnes de leur pays ».
Les réactions des autorités ont été immédiates. Le ministère des Affaires étrangères a demandé que l’œuvre soit retirée de l’exposition au consulat de New York. L’enlèvement de l’œuvre s’est même fait sans la présence de l’artiste, qui a été invité de venir la récupérer.
« En décrochant une œuvre d’une exposition, vous la rehaussez en fait. Nous ne devrions jamais cesser de lutter pour le droit humain à la liberté et à la vie. Je suis heureuse car les médias parlent de féminicides et de violence domestique après un tel incident. C’est la première fois que cette question fait la une de l’actualité sans qu’une autre femme ne décède. Peut-être serait-ce plus pertinent de sensibiliser les publics aux horreurs des féminicides plutôt que de s’attaquer à une artiste qui le dénonce » a-t-elle déclaré lorsque nous l’avons contactée par appel visio deux jours plus tard.
La participation de Lale au projet « Carta Blanche » consistait en deux œuvres qui rendent hommage aux femmes. D’un côté, l’œuvre Neighborhood Guilt (2023) est une installation en tissu représentant vingt-deux maisons. Chacune pour chaque victime de féminicide en Grèce. Chaque maison porte des notes avec leurs noms, âge, lieu et date du décès. D’un autre côté, la deuxième œuvre intitulée The Flag (2023) a été créée à partir de draps que lui ont envoyés les familles de femmes maltraitées et tuées. Lale explique à propos du choix du matériau que « ces femmes ont apparemment peu de points en commun, mais elles sont toutes allongées sur ces draps, désespérées et effrayées. La majorité des victimes de féminicides sont assassinées chez elles et sur leur lit. Leur vie se termine alors sur le lit qu’elles font chaque matin. Leurs draps absorbent leur sang ». Les œuvres de Lale sont autobiographiques au fond. L’artiste avait confié dans un précédent entretien qu’il y avait des antécédents de féminicide dans sa famille et que cela concernait plus précisément le mari de son arrière-grand-mère. Georgia croit que la mort injuste de son arrière-grand-mère la hante et que la seule façon d’équilibrer le mal est d’aider les autres victimes en rendant visible leurs histoires.
L’incident pourrait-il être considéré comme une nouvelle « viralité », comme cela arrive souvent dans le monde des médias de masse et des réseaux sociaux ? Comment la censure parvient-elle en quelques heures à détourner l’attention du grand public vers l’art et à faire une polémique sur le rôle social des artistes et les limites de la représentation visuelle ? Les œuvres censurées bénéficient d’une surexposition et marquent l’histoire de l’art. Le drapeau rose ne sera pas facile à oublier, notamment en raison de l’actualité fréquente de la question des violences contre les femmes.Cependant, la question de la censure et de la liberté d’exposition artistique reste intacte jusqu’à ce qu’un prochain motif de discussion soit trouvé. Dans plusieurs commentaires reçus par l’artiste, elle a été accusée de chercher à attirer l’attention sur son travail et à se faire reconnaître. Cependant, un mois plus tard, le drapeau rose de Lale n’a cessé d’être partagé sur les réseaux sociaux en raison de nouveaux féminicides, les premiers du nouvel an. Le drapeau rose de Lale a réussi à devenir un cri pour la visibilité du problème des féminicides qui augmentent dangereusement en Grèce et en général en Europe. De plus que la Grèce enregistre la plus forte hausse du nombre de féminicides au sein de l’Union. Dans le cas de Lale, la censure provenait directement de l’État. Quelques mois plus tôt, à Paris, les visiteurs d’une exposition au Palais de Tokyo voulaient vandaliser et censurer le contenu de la toile Fack Abstraction crée par Myriam Cahn. Plus tôt encore, en 2014, le tableau Amour de Marie Morel avait été jugé « pornographique » et « indésirable » lors de son exposition personnelle à Aubagne. Ces incidents prouvent qu’aujourd’hui encore, la censure dans l’art contemporain suscite un énorme débat, naviguant dans l’équilibre délicat entre la liberté d’expression, les sensibilités culturelles et les normes sociétales.