SHIVAY LA MULTIPLE, LE LONG DE CE QUI DEVIENT MA VEINE
Vue exposition Le long de ce qui devient ma veine de Shivay La Multiple, Espace 29, Bordeaux – Photo Espace 29
EN DIRECT / Exposition « Le long de ce qui devient ma veine » de Shivay La Multiple du 25 novembre au 16 décembre 2023, à l’Espace 29, Bordeaux.
Dans le cadre de la Quinzaine de l’Égalité, de la Diversité et de la Citoyenneté 2023 de la Ville de Bordeaux et au sein du projet Convergences.
Curator Pierre-Antoine Irasque
À l’origine de l’œuvre de Shivay La Multiple, il y a un conte initiatique qui prend naissance dans les eaux du fleuve Maroni avant de se poursuivre le long de ceux Congo, Sénégal, Casamance, Nil et Lobé. Qui veut l’apprendre doit oublier les mots, soudain transmutés en clapotis et en torrents, en cours d’eau et en courants, en chemins liquides et sinueux, en houles de mousse ou de paillettes, aquatiques et virtuelles, où les traditionnels héros des récits auxquels nous sommes habitué·es ont apparemment disparu.
Portée par les flots, l’intrigue coule le long des pays traversés par Shivay La Navigateur·ice, d’exploration en résidence, de traversée en immersion. Dans le lit jamais pareil du fleuve infini qu’iel arpente, des histoires germinent et des réseaux se ramifient. Des racines deviennent de puissantes mangroves autour desquelles se transportent des corps, des cœurs, des esprits et des fantômes, des présences humaines et non-humaines, liquides et virtuelles. Ce sont auprès d’elles et eux que Shivay La Passeureu·se a recueilli le conte qu’iel s’attache à transmettre sur la terre ferme.
De la surface moirée aux flux incessants, Shivay La Conteureu·se a retenu le pouvoir d’attraction ambigu, celui qui, pareil à une narration bien ficelée, peut charrier le doute autant que la vérité, attirer et terrifier, celui qui fait miroiter quantités de péripéties et de suites à l’histoire qu’iel tisse patiemment.
D’un coup de pagaie, cheminer à travers les courants, les coutumes et les croyances. Du revers, chasser le mauvais œil ; de l’autre main, remercier les divinités protectrices du voyage. Les passeureu·se qu’iel a côtoyés connaissent chaque recoin de leur fleuve-monde, ses virages et ses mirages, ses abysses et ses passages, ses dieux, déesses et démons. Ce sont avec elles et eux que qui veut arriver à bon port doit composer.
L’initiation est une affaire du corps. Une synesthésie à composer, à activer, à partager, à travers tous les contenants qui pourront la recueillir, la recevoir et la colporter. Alors, dans le fleuve qui raconte, trouver ce qui pourra porter le récit par-delà les vagues. Mais si tous les efforts pour cueillir l’eau à deux mains ne peuvent que rester vains, comment capturer ce qui ne cesse de défiler ? C’est dans la calebasse que Shivay a trouvé sa solution. Elle est coffre et caisse de résonance récoltée le long du fleuve, apprise du gardien des traditions Bushinengue Kaliman lors d’un long séjour en Guyane. Dans la coque qu’elle travaille, caresse, répare, panse, lustre et fait briller, elle capture ce qui sans cesse s’échappe. Entre les registres invoqués pour la faire résonner – l’organique et le plastique, les creux et les pleins, l’eau et les réseaux – elle fait correspondre les images du rêve et de la vie, interrompt ce qui ne s’arrête pas de couler. Et les rivières d’eau et d’image de se rejoindre. De la pagaie au scroll, la main qui navigue est devenue le pouce qui fait défiler. Le fleuve ne se jette plus tant dans la mer que dans la vie-même, l’Internet s’arrête, l’instantané est devenu durée. Shivay L’Apprenti·e Chamane superpose les flux, les temps et les espaces en une heureuse synesthésie.
Parlant du récit dans La Théorie de la fiction-panier (1986), l’autrice Ursula Le Guin plébiscite un nouveau modèle. Assez, dit-elle, des histoires de héros, de combats, de lances et d’épopées guerrières. C’est celle du panier qu’il faudrait désormais écrire, celle du contenant qu’ont inventé, avant les armes, les premiers hominidés-cueilleurs pour survivre. Celle de la besace fabriquée pour ramener l’avoine sauvage trouvée dans la nature, lorsque les mains qui le cueillent et l’estomac qui l’engloutit sont remplis. C’est elle qui racontera le mieux l’histoire de la vie, des liaisons entre les gens, les choses et leurs mondes.
C’est l’histoire d’un panier qu’a choisi de raconter Shivay La Multiple, et de tout ce qu’il contient. Celle d’une calebasse, qui tente de ramener chez soi des eaux qui ne font dehors que déborder. C’est l’histoire d’un fruit ligneux né au bord de l’eau, grâce à l’eau, charrié par elle au-delà des rives, des deltas, des affluents et des frontières de papier qui ne résistent ni aux vagues ni aux récits.
Texte d’exposition par Horya Makhlouf