ALBAN GERVAIS
Table et mur présentée lors du salon MAD #8 à la Fondation Fiminco du 8 au 10 septembre 2023
ENTRETIEN avec Alban Gervais
PAR ALEX CHEVALIER DANS LE CADRE DE « ENTRETIENS SUR L’ÉDITION »
Alban Gervais, que l’on connaît également sous le nom Paygraphies éditions est graphiste et éditeur. Que ce soit dans l’espace d’exposition, au sein de cartes, de livres ou autres objets imprimés, son travail, né généralement du fruit de rencontres et de collaborations qui en découlent, mais qui ont pour point commun l’envie de poursuivre une réflexion sur les représentations graphiques et esthétiques du paysage aujourd’hui. Cet entretien a été réalisé entre mars 2023 et janvier 2024.
Alex Chevalier (AC) : Le nom de ta maison d’édition Paygraphie éditions est un néologisme que tu as inventé, il mélange plusieurs notions et espaces qui me semblent important de nommer pour appréhender le plus justement possible ton travail. Aussi, pourrais-tu nous en dire davantage sur ce qu’est la Paygraphie ?
Alban Gervais (AG) : Le terme est né durant mon cursus à l’Ecole d’Art du Havre où les échanges m’ont permis d’aborder la poésie visuelle et les espaces du dehors, les arts plastiques et le design graphique. Cette pluridisciplinarité s’est incarnée avec deux pièces, l’installation La Main Courante et le manifeste Paygraphisme – Eté 2003. Mon travail s’est focalisé sur le paysage, en quête de sa possible définition par le biais de l’imprimé. Puis la littérature et l’écriture sont devenues de plus en plus importantes, au point de passer du « paygraphisme » à la « Paygraphie ». En 2018, j’ai participé à un premier salon dédié aux pratiques éditoriales contemporaines au FRAC PACA qui a officialisé l’existence des éditions Paygraphie. Aujourd’hui, ma démarche d’exploration plastique collaborative se déploie à travers de nombreux projets éditoriaux qui peuvent prendre des formats variés : lectures performées, installations temporaires, dans et hors les murs, à l’aide de mobilier conçu ou emprunté, jusqu’aux ateliers menés dans des école d’arts.
“L’important ce n’est pas les images mais leurs trajectoires.” – Michel Maffesoli
AC : Une notion importante de ton travail réside également dans les déplacements et déambulations que tu fais. C’est d’ailleurs à ce moment-là que tu réalises tes images que tu édites par la suite, soit au sein d’une collection de petits ou moyens formats, soit dans des éditions reliées. Les images sont souvent stockées, digérées avant d’être éditées. Aussi, quelle est la place de l’archive dans ton processus ?
AG : L’archivage, voire l’indexation, est important dans mon travail pour énumérer les séries d’images, leurs couleurs, leurs différents formats comme le révèlent mon site internet et les index proposés : images, cartes et séries. De la prise de vue effectuée parmi de nombreux paysages contemplés jusqu’à l’impression de telle ou telle image, il convient de relever qu’une forme de hiérarchie s’instaure (cf. le grand format Paysage = image élue), “d’archive utile”, et cela résonne avec l’étymologie du mot “archive”, entre “commandement” et “commencement”. Il est donc important de relever ce qui fait archive et ce que cela inaugure : de futures photos pour de nouvelles séries à imprimer et partager.
“L’archive est un commencement, une promesse. Elle n’est pas tournée vers le passé, mais vers l’avenir qu’elle façonne.” – Jacques Derrida
AC : Tu es par ailleurs graphiste et joue de tes commandes professionnelles pour produire tes propres éditions. En effet, puisque tu te sers des marges d’impression pour y glisser tes documents, des “perruques”. Pourrais-tu nous en dire plus sur ce procédé de fabrication et comment es-tu venu à travailler ainsi ?
AG : En imprimerie, la perruque consiste à amalgamer au sein des feuilles des productions du graphiste en supplément de sa commande passée (le graphisme par les marges). A l’issue de mes études, ayant bénéficié de moyens confortables et de matériaux performants pour imprimer des paysages, j’ai tâché de repérer de telles conditions dans la vie professionnelle. Dès les premières commandes, chacune d’entre elles furent, et demeurent, l’occasion malicieuse de mêler réponses graphiques et recherches plastiques, avec l’obsession de proposer des images pérennes grâce à la singularité des encres et des papiers. Cette pratique m’a permis de soulever des enjeux écologiques, en utilisant les marges habituellement inutilisées des grandes feuilles d’impression; des enjeux socio-économiques, en profitant de moyens d’impression semi-industriel; des enjeux techniques, en me perfectionnant sur toute la chaîne d’impression; et j’y ai déployé une approche poétique et politique, pleine de “bricolage”, comme l’évoque Patrick Cingolani à propos de Michel de Certeau : « Il y a une créativité, une inventivité, une poétique du bricolage, en ce que le bricoleur “‘parle’ avec les choses, mais aussi au moyen des choses”» – Revue Esprit N°481-482, Jan.-fév. 2022
AC : Tu travailles également régulièrement avec d’autres personnes, des artistes, des auteurices, des scénographes, etc. La collaboration est-elle importante pour toi ? Et en quoi fait-elle partie de ton approche dans l’édition ?
AG : La Paygraphie est une démarche artistique où les collaborations sont variées, en amont et en aval d’un projet éditorial, d’une exposition ou d’une intervention en école d’art : avec des écrivain-e-s, plasticien-ne-s, imprimeurs, metteurs en scène, scénographes, menuisiers… jusqu’aux étudiant-e-s et leurs équipes pédagogiques. Pour les éditions Paygraphie, en complément de la production existante, les récentes collaborations (avec Thierry Béghin, pour la collection de photozines J’habite ici et Sabine Massenet, Carthage Trekker) offrent de nouveaux voyages et de nouvelles mises en page. À travers ces paysages singuliers couchés sur papiers, ce sont les papetiers, imprimeurs et relieurs qui sont également impliqués en Paygraphie, jusqu’aux institutions attentives à l’art imprimé, aux salons dédiés à la création éditoriale contemporaine et les libraires spécialisés qui offrent autant d’espaces-temps d’expositions et d’échanges très précieux.
“On publie pour chercher des hommes, et rien de plus” – André Breton
AC : Tu développes plusieurs types de projets, affiches dans l’espace public, cartes, impressions sérigraphiques, livres… une richesse de supports dans laquelle textes et images se rencontrent. Quelle place donnes-tu au texte dans ton travail et comment telle ou telle forme voit le jour ?
AG : Comme dit précédemment, la Paygraphie questionne la relation entre paysages et imprimés où parfois s’associent des mots et des textes courts, qu’ils soient commandés, certains écris par mes soins ou des citations très inspirantes. La littérature est un espace de partage vital pour enrichir la présence des images, en soulignant l’importance de la poésie visuelle. Il y autant d’intérêts pour le dessin des caractères typographiques que les fulgurances des haïku/slogan/exergue. La variété de propositions émerge ainsi de contextes variés que ce soit pour des restitutions de résidences où la littérature est systématiquement abordée et déployée dans l’espace, pour des invitations à “performer” avec un lecteur-acteur, ou pour la mise en page de textes aux dimensions variables, tel le travail mené depuis quelques années avec l’écrivain S.D. (D’une foule aphorisée, Visages et Néanmoins – en cours).
“L’écriture consiste à aller à la recherche de ce qui a été enregistré pour en faire quelque chose. Faire un texte.” – Annie Ernaux
AC : Il y a également cette posture propre à ton travail lorsqu’il est question de collaboration puisque tu te places à la fois comme “initiateur” (tu invites à la collaboration) et comme “concepteur” en signant la mise en forme du livre. Une position qui te demande de faire des choix plastiques et graphiques, tant sur l’occupation de l’espace que le papier ou la place de la couleur… Pourrais-tu nous en dire plus sur cet aspect de ton travail ?
AG : La Paygraphie est une démarche artistique globale et exigeante qui offre des expériences variées. Les derniers projets émanent d’artistes désireu-ses-x d’être publié-e-s, ce qui nécessite de préciser la ligne éditoriale de la maison d’édition et de définir les moyens accordés au partage de nouveaux contenus dédiés aux paysages. C’est un engagement total, d’être concepteur, éditeur et diffuseur pour minimiser les coûts mais surtout pour s’affirmer en tant qu’auto-éditeur et “offrir un accès aux travaux d’artistes permettant d’aller au-delà des restrictions qu’implique le modèle galerie/musée présentation/vente” (Alex Arzt dans Quels problèmes les artistes éditeurices peuvent-iels résoudre ? aux éditions Burn-Août). Il y a une prise de risque à ne pas se spécialiser et prendre le temps d’énoncer ses préférences dans un monde qui semble vouloir à tous prix ériger des frontières, déterminer des statuts.
“Il a plusieurs cordes à son arc, au point d’en faire une lyre…” – Thierry Paquot