Maike Aden

Maike Aden

Sélection de publications d’artistes

ENTRETIEN / Maike Aden

PAR ALEX CHEVALIER DANS LE CADRE DE « ENTRETIENS SUR L’ÉDITION »

Maike Aden est historienne de l’art, et musicologue. Elle travaille comme commissaire d’exposition, autrice et enseignante à l’ICP. Son parcours, atypique, est animé par un double intérêt pour les pratiques expérimentales musicales et de l’édition. Ainsi, Maike Aden propose au travers des différents projets qu’elle mène un regard unique sur ces pratiques. Dans cet entretien, réalisé entre février et mars 2022, nous revenons ensemble sur son parcours, la relation qu’elle entretien avec l’édition, la façon dont elle conçoit ses expositions, son regard sur la scène actuelle et son travail avec l’un des pionniers de l’édition en Europe, Guy Schraenen, sur son œuvre et sa postérité.

Maike, vos recherches, si l’on peut le dire simplement, abordent d’un côté les expérimentations sonores des artistes et poètes au cours du XXème siècle, et de l’autre la place de l’édition au cours des années 1960 et 1970 ainsi que son héritage sur les pratiques contemporaines, un aspect de votre travail sur lequel je souhaiterais que l’on revienne. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur vos recherches et activités ?

L’art sonore et les publications d’artistes sont deux domaines de l’art  qui, à première vue, n’ont que peu de points de commun. Mais dans mon cas personnel, les deux se sont liés de la plus belle des manières. Pour expliquer : dans ma ‘première vie’, j’étais musicienne : chanteuse, organiste et professeur dans le domaine de la musique ancienne et classique. Mais à un moment donné, j’ai eu l’impression qu’il fallait élargir cela. Les musiciens dits classiques, avec qui j’ai eu affaire, étaient des gens plein d’esprit, super drôles et sympas, mais assez conservateurs en ce qui concerne la musique. On a du mal à le croire, mais beaucoup défendent encore aujourd’hui le récit d’une histoire de la musique occidentale marquée par l’uniformité, le progrès et l’émancipation. Les structures musicales internes, qui ont été de plus en plus strictement réglementées au fil des siècles, ainsi que les institutions, assurent cette vision unidimensionnelle et ethnocentrique qui se place au sommet d’une hiérarchie au-dessus de toutes les autres musique. Autant j’aime la musique ancienne et classique, autant j’ai toujours aimé m’opposer à de telles arrogances. L’art m’a fourni les arguments pour le faire. 

Karel Appel dans Karel Appel, Musique barbare, 1963, © Ed van der Elsken, Sound Collection Guy Schraenen, Bremen
Karel Appel dans Karel Appel, Musique barbare, 1963, © Ed van der Elsken, Sound Collection Guy Schraenen, Bremen

J’ai voulu en savoir plus et c’est ainsi qu’à 40 ans, j’ai commencé ma ‘deuxième vie’ en étudiant l’histoire de l’art et en changeant de profession. Un des premiers endroits où j’ai travaillé, était le Museum Weserburg de Brême. Là, j’y ai découvert les publications d’artistes au Zentrum für Künstlerpublikationen (Centre des publications d’artistes), qui se trouve dans ce musée. C’est là que s’est ouvert à moi le monde des réseaux artistiques transnationaux et auto-organisés des années post-1960. J’ai été fascinée de voir que les artistes ont fait leurs propres chemins en dehors des canons, des discours et des rituels établis du système artistique. 

En 2005, le Weserburg m’a proposé de travailler sur l’exposition intitulée « Vinyl. Records and Covers by Artists » organisée par Guy Schraenen, en collaboration avec le MACBA Barcelone (l’exposition a ensuite pas mal voyagé, aussi en France, entre autres à la Maison Rouge à Paris et après la mort de Guy Schraenen, je l’ai présenté au Frac Franche-Comté). 

Je me suis naturellement passionnée pour ce sujet, l’expo, comme les projets autours (concerts, symposium, etc.). Aujourd’hui, je continue à faire des allers-retours entre l’art sonore et les publications d’artistes. Je switch entre les deux ainsi qu’entre la recherche, les expositions et l’enseignement dans ces deux domaines. Une belle ‘troisième vie’, je dois dire (combien de vies a-t-on ?). 

Vue de l’exposition Vinyls & Clips, FRAC Franche-Comté,  commissariat en collaboration avec Sylvie Zavatta, 2019
Vue de l’exposition Vinyls & Clips, FRAC Franche-Comté, commissariat en collaboration avec Sylvie Zavatta, 2019

Depuis 2012, vous travaillez à la réorganisation, la documentation et la représentation du travail de Guy Schraenen Éditeur. Actif en tant qu’éditeur entre 1973 et 1978, Guy Schraenen a contribué comme nul autre à la reconnaissance de l’édition en Europe au milieu des années 1970. Cherchant à rendre l’art plus accessible au public, il a édité nombre de ces contemporains et théorisé sur les questions liées à l’édition. Pourrions-nous revenir sur votre rôle auprès de l’Estate de Guy Schraenen Éditeur ?

Comme je l’ai dit, j’ai fait la connaissance de Guy Schraenen à Brême. À un moment donné, il m’a demandé d’ouvrir les caisses contenant les éditions et les documents de son ancienne maison d’édition Guy Schraenen Éditeur pour les classer, traiter leurs contextes et de leur donner une visibilité. Personne ne s’intéressant vraiment à ce travail, il avait tout mis un peu sur le côté. Une des rares exceptions était d’ailleurs à Paris : la galeriste Liliane Vincy, qui soutenait véritablement son travail, plus tard aussi Lecointre-Ozanne et quelques autres ont suivit le mouvement. Pour raconter une petite anecdote : à cette époque, il n’existait qu’un seul collectionneur en France. À un moment donné, Guy Schraenen a découvert qu’il avait simplement besoin de livres bon marché et de les emballer dans de belles reliures en cuir. 

Je me suis mise au travail avec une curiosité joyeuse. Ce qui m’a bien sûr enthousiasmé, c’est le fait qu’il n’y ait pas seulement des publications de textes et d’images, mais aussi des œuvres sonores. J’ai aimée aussi le fait qu’il y ait beaucoup de femmes, comme Lourdes Castro, Mirtha Dermisache, Françoise Janicot, Françoise Mairey, Marie Orensanz… et des éditions avec des artistes d’Europe centrale et d’Amérique latine. Mais beaucoup d’autres œuvres, par exemple d’Ulises Carrión, Henri Chopin, Jean Degottex, Peter Downsbrough, François Dufrêne, Brion Gysin, Bernard Heidsieck, Jiří Kolář, Bernard Villers et bien d’autres m’ont naturellement également fasciné. J’ai aussi beaucoup aimée le fait que ces publications ressemblent un peu à des extraterrestres dans le monde des livres d’artistes. Esthétiquement, on ne peut les classer ni dans les concepts du look de masse inesthétique ou anti-esthétique, mais encore moins dans la sphère de la belle impression des livres de bibliophilie ou des livres-objets artisanaux. 

Sélection de publications de Guy Schraenen Éditeur
Sélection de publications de Guy Schraenen Éditeur

Une fois les boîtes ouvertes, j’ai essayé de les rendre visibles et accessibles. J’ai commencé avec le site web Guy Schraenen Éditeur – In And Out Of Print, une sorte d’archive commentée. À un moment donné, j’ai reçu des demandes de textes, de conférences et d’expositions. J’y ai bien sûr également présenté ses autres projets, dont la maison d’édition ne peut être séparée. Notamment de sa Galerie Kontakt, son Archive for Small Press & Communication, sa création du Museum Within A Museum dans plusieurs musées européens et son travail de chercheur, d’auteur, de curateur, etc. Ma dernière action a été de créer une compte Instagram #guyschraenen, ce qui l’aurait certainement amusé. J’ai encore quelques projets en tête, en partie avec la commissaire Bettina Brach de Brême, par exemple l’accessibilité en ligne des Collected Writings Guy Schraenen, qui n’existent actuellement qu’en version numérisée sur DVD, et comme publication en deux volumes et une deuxième expo sur lui et bien d’autre choses encore.

Il est étonnant de d’apprendre que Guy Schraenen n’avait pas forcément fait le travail d’archive lié à ses activités d’éditeur alors qu’il est à l’origine de l’Archive for Small Press & Communication (A.S.P.C.), qu’il crée quasiment au même moment que sa maison d’édition, en 1974. Pourriez-vous revenir un peu plus en détails sur ce qui nourrit ce projet et ce qu’il est ensuite devenu ?

Non, non, c’est un malentendu. Tout était bien gardé dans des boîtes d’archives, mais il ne s’en préoccupait plus beaucoup, car personne ne s’intéressait au travail qu’il avait accompli avec beaucoup de passion et efforts. Il faut savoir qu’il avait mis en place avec ses propres moyens un atelier d’impression, une résidence d’artiste (avant que le terme n’existait) et une galerie, toujours accessible. Le monde de l’art l’a simplement ignoré. Même si nombre d’entre eux affirment aujourd’hui, lorsque cela leur semble utile, qu’ils ont toujours été très proches de lui et de ses projets qu’ils prétendaient tant admirer. Un classique. En tout cas, il a toujours affirmé qu’il n’avait pas repoussé d’un millimètre les limites étroites, autoréférentielles et élitistes du monde de l’art institutionnalisé. À moitié ennuyé, mais pas seulement. Il aimait aussi naviguer contre le vent avec un clin d’œil ironique. Aussi, parce que cela l’a conduit à naviguer sur d’autres eaux, dans ce cas, c’était le passionnant réseau transnational et auto-organisés d’artistes. Ici, ses publications ont trouvé un écho et cela nous amène à son Archive for Small Press & Communication. Lorsqu’il a envoyé les publications de sa maison d’édition aux artistes du réseau, il n’a pas fallu longtemps pour que le facteur vienne frapper à sa porte avec des sacs remplis de publications provenant des quatre coins du monde. L’échange n’a pas seulement eu pour effet que ses publications se trouvent aujourd’hui dans beaucoup d’endroits à travers le monde, mais aussi de décider en 1974, avec Anne Marsily, de créer ses archives. Aujourd’hui, ses archives A.S.P.C. se trouvent à Brême. La partie des œuvres, généralement sur papier, des objets et de la bibliothèque de documentation a été acquise par le Weserburg en 1999. Elles forment le cadre du Zentrum für Künstlerpublikationen qui a été créé par la suite. Sa collection d’art sonore, elle, l’a été en 2017. Le centre à Brême abrite la collection la plus complète d’œuvres d’art publiées en Europe. 

Dieter Roth lisant dans ses livres
Dieter Roth lisant dans ses livres

Vous êtes également commissaire d’exposition, vous avez notamment récemment collaboré avec le Musée de la Reine Sofia à Madrid ou encore avec le Musée Serralves de Porto. La question de la monstration de l’édition est cruciale à toute personne en exposant et souvent compliquée, du fait de la nature même de l’objet montré. Comment abordez-vous cette question ?

C’est une question extrêmement intéressante à laquelle j’ai consacrée beaucoup de temps, entre autres dans des textes et des conférences. Elle restera cependant sans réponse satisfaisante, du moins pour une certaine sorte d’amateurs de livres d’artistes. Car il est impossible de résoudre le paradoxe de vouloir à la fois rendre accessibles des livres au public et les conserver. 

Pour beaucoup, le problème commence par le fait que les livres n’ont pas de valeur d’exposition muséale. C’est vrai dans la mesure où les livres d’artistes sont créés pour faire circuler des idées et des œuvres artistiques en dehors des institutions d’exposition. Ils sont eux-mêmes des espaces d’exposition, visitables où et quand on le souhaite sans capital culturel, symbolique ou économique. Je prévois d’ailleurs d’organiser une exposition à ce sujet. Mais comme chacun.e sait : les visiter nécessite notre activation en prenant le livre en main, en le feuilletant, en le regardant, en le palpant, en le sentant, en le pesant ,etc. Cela donne évidemment du fil à retordre aux organisateurs d’expositions. Parce qu’ils doivent réduire les livres, du moins les livres rares, à des objets de démonstration. Dans des vitrines, sur les murs ou sur des écrans ses aspects, concrets, disparaissent au profit d’un caractère symbolique. Là, ils deviennent des sortes de réliques qui ne font que représenter l’œuvre. Certains disent que c’est comme si on accrochait juste un morceau découpé d’un tableau dans une exposition. Mais en fait, l’exposition de ‘représentants’ de livres d’artistes ne signifie pas une rupture radicale avec des expositions traditionnelles. En fin de compte, tout art, l’art dans le cadre ou sur le socle, a un caractère symbolique. En tant que représentant de quelque chose d’absent, il renvoie toujours à quelque chose qui se trouve derrière la forme physique visible. Il est certes présent, mais invisible et impalpable. Ces espaces invisibles, vides où l’indétermination constitue donc tout art – et son extraordinaire potentiel ! Parce-que ce que nous ne voyons pas, nous le remplissons par notre imagination, nos fantasmes, nos pensées ou nos échanges. 

Spectateur regardant des publications d’artiste au travers d’une vitrine
Spectateur regardant des publications d’artiste au travers d’une vitrine

Je suis donc convaincue qu’il est tout à fait justifié d’exposer des livres en tant que documents – tant que l’on n’oblige pas les gens à parcourir des mètres de distance en position penchée (sur les vitrines). Plus même, je les vois comme une chance. Parce qu’il faut définitivement oublier le mythe du musée comme temple de l’expérience de la vérité, de la bonté et de la beauté universelle, qui peut nous raconter une histoire compacte et exclusive si nous regardons en solitaire simplement assez longtemps une œuvre. 

Vue d’exposition, Game Set Match, curatée pour le musée Serralves Porto, 2019
Vue d’exposition, Game Set Match, curatée pour le musée Serralves Porto, 2019

Les livres exposés ne peuvent vraiment plus être regardés comme des chefs-d’œuvres autonomes et intemporels qui nous font croire que nous pouvons compenser, par leur contemplation, notre vie fragmentaire dans ce monde capitaliste. Nous sommes forcés de penser l’espace d’exposition différemment, davantage axé sur des visions et échanges multidimensionnels. Bien sûr, cela fait longtemps que de telles idées se heurtent à l’art et aussi à la société. Plus tard depuis le début du 20e siècle et surtout depuis les années 1960, une grande partie de la production artistique repose sur des pratiques conceptuelles ou/et procédurales, c’est-à-dire immatérielles. Dans les expositions, nous avons donc souvent affaire à des reliques d’œuvres éphémères sous forme de notes, de croquis, de plans, d’instructions, de maquettes, de diagrammes, de photographies, de vidéos et présentations particulières qui nous donnent parfois des coups de pouce. J’ai moi-même fait de très bonnes expériences, notamment avec une équipe avec laquelle je travaillais à la Documenta 12, lorsque nous avons développé différents formats permettant de passer de l’exposition de la représentation à la production d’un espace d’expérience. Nous avons considéré l’exposition comme une agora de réflexion, de débat, de recherche d’action. Nous voulions faire germer des perspectives en cours, qui ne sont parfois pas encore définies ou priorisées. Il s’agissait de s’ouvrir aux attitudes, aux points de vue et aux connaissances des autres, qui deviennent parfois aussi importants que les œuvres et les documents eux-mêmes. Depuis que nous avons fait cela à l’époque, les choses ont heureusement bougé dans ce sens dans de nombreuses institutions. 

Zentrum für Künstlerpublikationen au Museum Weserburg de Brême. © Bettina Brach
Zentrum für Künstlerpublikationen au Museum Weserburg de Brême. © Bettina Brach

J’ai espoir que les expositions de livres d’artistes soient pensées par les musées comme des agora élargissant l’expérience de l’art au-delà de la contemplation et aussi au-delà de l’art “instagrammables“. Pour établir de nouvelles formes de relation – formelles et informelles – entre les objets, le soi et l’autre. Je pense que nous avons un besoin de ces espaces, car c’est là que peut naître une sphère du ‘commun-divergent’. Une sphère qui se distingue de la sphère publique, car ce qui est public ne nous appartient finalement pas, mais se retrouve dans l’exploitation économique. 

Mais pour éviter tout malentendu, je ne veux pas du tout dire que les livres eux-mêmes sont sans importance. Au contraire. C’est pourquoi il faudrait indiquer quelque part dans l’exposition où les livres exposés sont physiquement accessibles dans des archives ou des bibliothèques. Et en outre, rien ne s’oppose à ce que des fac-similés et des simples copies soient accessibles. 

En bref, je pense qu’il est une bonne idée que les livres d’artistes sortent de leurs caisses sans acide sur des étagères à roulettes des caves des musées et des bibliothèques pour leur donner un peu d’air, tout comme cela peut nous en donner, mais aussi à nos expositions.

Visiteurs dans l'exposition Ulises Carrión. Dear reader. Don't read, musée Jumex, Mexico, 2017.
Visiteurs dans l’exposition Ulises Carrión. Dear reader. Don’t read, musée Jumex, Mexico, 2017.

En 2016, vous travaillez sur l’exposition autour de l’œuvre d’Ulises Carrión, autre figure importante de l’édition d’artiste que l’on redécouvre actuellement. Pourriez-vous revenir sur ce projet, ainsi que sur l’importance de son œuvre ?

J’ai eu la chance de travailler pour la rétrospective présentée au musée Reina Sofia de Madrid et au musée Jumex de Mexico (Carrión vient du Mexique). C’était encore avec Guy Schraenen, qui était un ami proche d’Ulises Carrión avec lequel il a également collaboré. C’était bien sûr une merveilleuse opportunité, pour moi, de me pencher sur ses projets et de voir dans quels contextes ont ils été créés. 
La première chose qui m’a impressionnée, c’était la diversité des projets d’Ulises Carrión. Il a travaillé, avec une sensibilité et un sens critique, sur presque tous les médias et formes d’expression de son temps, tant sur le plan pratique, que théorique : littérature, poèmes, publications, mail-art, art du tampon, vidéo, son, film, radio, performance, etc. Avant que quelque chose ne s’ossifie, il était déjà ailleurs. Il pouvait s’arrêter ! Je suis convaincue que cette liberté et cette indépendance sont une des clés de la créativité. Pourtant, il n’est en fait devenu qu’une référence centrale, dans le milieu des livres d’artistes, une sorte d’icône pop cool. Là, se sont en général trois projets pour lesquels il est – avec raison – apprécié : ses bookworks, sa légendaire galerie-librairie Other Books and So (la première d’ailleurs, créée avant Printed Matter, Inc) et son manifeste provocateur Le nouvel art de faire des livres, qu’il avait en fait rédigé pour ses collègues écrivains. 

Maike Aden, Ulises Carrión Carries On, In: M. Dreßen, A. Gäbel et al. (Ed.): It's a Book, HGB, Leipzig, 2017
Maike Aden, Ulises Carrión Carries On, In: M. Dreßen, A. Gäbel et al. (Ed.): It’s a Book, HGB, Leipzig, 2017

Une autre raison pour laquelle il m’intéresse est liée à son background : le structuralisme et la poésie concrète. De là vient son intérêt pour la déconstruction des structures spatio-temporelles de la langue et de la communication artistique, médiatique, sociale et politique. Ces deux approches l’ont conduit à rompre avec sa carrière de jeune écrivain prometteur. Le développement d’une écriture subjective et unique n’avait plus de sens pour lui. Mais sa passion pour le livre, l’écriture, la langue et la communication est restée au cœur de son travail. Il s’approchait le plus possible de leurs structures de base, c’est-à-dire de leur grammaire matérielle, temporelle et spatiale pour jouer avec ces éléments. Il a les collé, les patché, les a tissé, les a recadré pour en faire quelque chose de nouveau où ses codes et ses règles apparaissent. C’est ainsi qu’il produit souvent les plus belles déclics.

Une troisième chose qui le rend important à mes yeux, c’est le fait qu’il traite tout cela de manière conceptuelle, sans être un artiste conceptuel au sens des conceptuels Américains. Ces derniers voulaient « transformer l’expérience d’un spectateur en celle d’un lecteur » (Mel Bochner). Pour Ulises Carrión, c’était l’inverse. Il voulait transformer l’expérience du lecteur en celle d’un spectateur. Un spectateur qui n’a pas besoin de passer cinq ans à l’université pour comprendre le caractère fabriqué de notre vie. Carrión l’a fait en rendant concrets et imagés le langage, le social et le politique, dont la matérialité est généralement oubliée, afin de mettre à nu leurs fonctions et leurs effets. 

Ulises Carrión, Dear reader. Don't read, 1972, collection privée
Ulises Carrión, Dear reader. Don’t read, 1972, collection privée

Ce qui est extraordinaire chez lui, c’est que ses travaux ne sont jamais émotionnellement secs. En faisant appel à l’imagination visuelle, il ne visait pas seulement une rationalité intellectuelle pour des structures objectives, mais aussi les métaphores poétiques et sensibles. Sans tomber dans le kitsch, il a imposé un aspect négligé dans certains travaux de l’art conceptuel américain : la sensualité, le personnel, la subjectivité et l’émotion. J’ai toujours été intéressé par ces artistes qui ont constitué un tel pendant réflexif à l’art conceptuel. Bas Jan Ader aussi, sur lequel j’ai écrit ma thèse de doctorat, a fait fi des règles de sérieux, de coolitude et d’autorité dans le contexte de l’art conceptuel. Et pourtant, il a laissé une œuvre aux idées claires et directes sans le moindre pathos. 

Vous travaillez également avec la création contemporaine, et notamment sur l’héritage laissé par les artistes ayant fait du livre d’artiste sur les pratiques éditoriales actuelles. Comment cela se traduit-il ? Et quel regard portez-vous sur la création contemporaine ?

En tant qu’historienne, je me concentre naturellement surtout sur les livres d’artistes historiques. Je considère cela comme un privilège, car les artistes de l’époque ont sans aucun doute exploré les livres dans toutes leurs possibilités et en plus, je peux garder une distance par rapport au monde d’art contemporain, même si je le suis bien sûr. Si je ne veux pas l’étiqueter de manière critique, je préfère parler d’artistes vivants, car le terme art contemporain est devenu la marque d’une scène artistique exclusive qui s’est développée en un phénomène d’opulence avec des méthodes de représentation de cour. Mais ils existent bien sûr, les artistes vivants excitants au-delà de ce show-business, certains ne forment qu’une bulle de plus, agrémentée d’une touche critique, certains subissent les traces du monde des services créatifs branchés, mais certains osent vraiment des expéditions dans l’inconnu (désolé pour la réduction schématique ici). D’un autre côté, je suis convaincue qu’il y a un autre côté, où il se passe de choses inédites que nous ne pouvons même pas encore imaginer. Si une dose homéopathique de cela me parvient, génial ! Certains livres d’artistes en font certainement partie. Cependant de nombreux livres d’artistes non forcement produits dans les marges m’échappent également en raison de l’énorme boom des livres d’artistes. Dans la masse des livres, apporté d’une part par leur production bon marché et simple et d’autre part par leur touche subversive et résistante à l’art de la distinction des privilégiés, je trouve parfois des supersolitaires qui me font jubiler, parfois sans savoir pourquoi. Les contradictions sont là pour être utilisées. 

Proposition par Maike Aden pour le Prix Bob Calle 2021 : Sergej Vutuc, Withdrawing A Ledge, Din, Paris : auto-édition 2020. Gauche: la version gratuite téléchargée et coéditée. Droite: le livre comme espace physique. La troisième version, la pièce d'art sonore composée de bruits enregistrés lors de sa fabrication, manque ici, collection privée.
Proposition par Maike Aden pour le Prix Bob Calle 2021 : Sergej Vutuc, Withdrawing A Ledge, Din, Paris : auto-édition 2020.
Gauche: la version gratuite téléchargée et coéditée.
Droite: le livre comme espace physique.
La troisième version, la pièce d’art sonore composée de bruits enregistrés lors de sa fabrication, manque ici, collection privée.

Parfois, malgré ou à cause de mon amour pour le livre d’artiste, je me demande s’il existe aujourd’hui des artistes qui explorent les médias de publication de notre époque, c’est-à-dire les espaces numériques, de manière aussi convaincante d’un point de vue artistique comme ils l’ont fait avec les livres. Ces derniers temps, je me suis donc penchée sur la question des publications d’artistes dans l’ère numérique. Je suis préoccupé par plusieurs questions. Par exemple de savoir s’il peut y avoir une circulation réellement auto-organisée des publications d’artistes au-delà des plateformes des global player privé, avec ses exploitations de données. Ou avons-nous tout simplement raté cette idée d’indépendance ? À cet égard, je fais écho à Ulises Carrión, qui décrivait le système de la poste déjà comme un « Big Monster ». Il voyait le Big Monster assis dans un château derrière de hauts murs, d’où il installe des régimes bureaucratiques, nationaux et commerciaux avec lesquels il nous contrôle et gouverne. Son monstre était bien sûr un nain minuscule comparé à la puissance organisée du Big Data. Je me demande si les publications d’artistes ne sont pas un fantastique nid d’autonomisation, puisqu’elles peuvent échapper à l’emprise et au contrôle. Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire que de telles publications deviendraient une sorte de tactique de guérilla lorsque les choses se gâtent. 

Pourtant, il y a des exemples passionnants où l’analogie du livre se prolonge de manière totalement pertinente dans le numérique avec sa structure dynamique, où l’ordre habituel des publications imprimées statiques peut être techniquement rompu. Personne ne manque alors l’odeur, le poids, les plis, les traces et bien d’autres choses liées à la matière du livre. Mais comme un texte, une image ou un son n’existent pas en soi, je suis toujours à la recherche de publications numériques dans lesquelles le contenu et la forme se transmettent mutuellement. Dans lesquelles le processus de leur création, y compris leurs données en arrière-plan deviennent partie intégrante du concept artistique. J’en ai vu des prémices, mais je me demande si on peut vraiment concrétiser de manière poétique et sensible leur caractère construit, leur fonctionnement et leur pouvoir des effets. Ulises Carrión a écrit qu’il ne pouvait pas décrire précisément le monstre poste, car il s’est calfeutré. Il ne pouvait s’y opposer qu’avec son propre système postal indépendant. Ne nous reste-t-il finalement que la réappropriation de telles techniques de communication qui ne nous réduisent pas à des sujets techno-numériques et désolidarisés de la société disciplinaire, comme le pense Paul B. Preciado ? Le genre résiduel des livres va-t-il survivre comme une île paradisiaque à l’industrie de la communication en ligne aussi pour cette raison ?

Ulises Carrión: Mail Art and the Big Monster, 1979, Flyer, collection privée
Ulises Carrión: Mail Art and the Big Monster, 1979, Flyer, collection privée