CLAUDIA DE LA TORRE, BACKBONEBOOKS

CLAUDIA DE LA TORRE, BACKBONEBOOKS

Dunkle Paarung, Wie-Yi T. Lauw. Reliure vis 30 x 22 cm, reliure japonaise, perforation, 50 exemplaires, signés, numérotés, backbonebooks 2021

ENTRETIEN / Claudia de La Torre, backbonebooks

par Alex Chevalier dans le cadre de « Entretiens sur l’édition »

Artiste et éditrice, Claudia de la Torre fonde backbonebooks en 2011 pour répondre à un besoin de publier son travail. Proposant une réflexion sur ce que permet l’objet éditorial, Claudia de la Torre, collabore régulièrement avec d’autres artistes dont elle publie les éditions, en parallèle de quoi, elle réalise et participe également à des expositions ; une opportunité pour elle de proposer des mises en espace de l’édition sous des formes spécifiques. Un entretien réalisé entre octobre et novembre 2021 dans lequel nous revenons sur le travail que mène Claudia de la Torre depuis près de 10 ans maintenant, son rapport à l’autre et ce que signifie le fait d’être éditrice aujourd’hui.

Alex Chevalier (AC) : Claudia, il y a quelque chose d’intéressant dans ta position, et c’est aussi pour cela que je voulais faire cet entretien avec toi, non seulement tu es une artiste qui réalise des livres, mais tu publies également les éditions d’autres artistes. Pour le dire rapidement, et corrige moi si je fais fausse route, mais il serait possible de dire que publier est ta pratique artistique à part entière. Aussi, pour commencer cet entretien, serait-il possible que tu te présentes brièvement, et que l’on revienne sur ton parcours ?

Claudia de la Torre (CdlT) : C’est vrai. Je considère le fait de publier, au sens large du terme, comme étant ma pratique. Rendre quelque chose public, des idées publiques. Je crée des publications basées sur des concepts. Cela a toujours été difficile de me définir, mais je vais essayer. Je suis une artiste, éditrice et penseuse Mexicaine vivant en Allemagne, à Berlin, depuis treize ans. En 2011, j’ai commencé backbonebooks sans vraiment savoir dans quoi je m’engageais, avec le besoin de trouver un moyen de distribuer les livres que je créais à l’époque. Au cours de ces dix dernières années, ce projet est devenu une plateforme qui me permet non seulement de m’auto-éditer, mais aussi de travailler avec des ami-e-s ou des artistes dont le travail me semble pertinent. Cela n’a rien à voir avec le fait de collaborer avec un-e artiste connu-e ou inconnu-e, c’est davantage une une question de valorisation et d’appréciation d’une pratique. Un travail qui naît de l’intérêt et de la curiosité.

AC : Comment en es-tu arrivée à l’idée de travailler avec des livres ? Étaient-ils déjà présent dans ton travail à ce moment ?

CdlT : Quand j’étais étudiante, mon travail s’est principalement développé autour des concepts de mémoires, de répétitions et de différences. Je réorganisais constamment les matériaux trouvés, en ayant recours aux outils de l’archive, telles que le classement dans des classeurs, la catégorisation, ou encore, la mise en ordre des informations. De part leur nature, les livres sont des objets dans lesquels la matière est déjà ordonnée (soit en volumes, en pages, dans une étagère, à côté d’autres livres, dans des bibliothèques, des listes, de A à Z, de 1 à 100, etc.). Les livres et les bibliothèques sont des espaces dans lesquels je me suis toujours sentie en sécurité, avant même de savoir ce qu’était un livre d’artiste. L’idée de devenir éditrice a fait surface de manière organique en 2010. À l’époque (et en gardant toujours à l’esprit que les matériaux ont une mémoire propre), j’ai fait mon premier «livre œuvre». Black Snow consistait en une règle simple : partir d’une page A4 et faire autant de photocopies qu’il fallait pour revenir à une page blanche. De cette façon, le toner de l’imprimante serait terminé et le travail aussi. Une photocopie n’est jamais seulement une copie, mais toujours un original. J’ai divisé le travail en jours, chaque jour je réalisais et reliais un tome contenant 100 exemplaires chacun. À partir de ce moment-là, j’ai voulu explorer toutes les possibilités qu’offre le livre en tant que médium. Je suis officiellement devenue une créatrice obsédée par le livre. 

Black Snow, Claudia de la Torre. Dos carré collé, 29,5 x 21 cm, 100 pages, impression numérique, noir et blanc, exemplaire unique, numéroté, tamponné, backbonebooks 2021
Black Snow, Claudia de la Torre. Dos carré collé, 29,5 x 21 cm, 100 pages, impression numérique, noir et blanc, exemplaire unique, numéroté, tamponné, backbonebooks 2021

AC : En 2011, tu as créé backbonebooks, une façon pour toi d’officialiser ou de légitimer ta position, ton travail, ainsi que ton rapport au travail des autres. Une partie de ton travail tient dans le rapport à l’image et une réflexion sur l’espace dans lequel tu montres ce travail. Comment en es-tu arrivé à ce désire de développer ta propre maison d’édition ?

CdlT : En 2011, j’étais sur le point de terminer mes études d’art à l’Adbk Karlsruhe. À cette époque, dans la même académie, j’ai rencontré Thomas Geiger, qui était, à ce moment, la seule personne que je connaissais et qui était intéressée par les livres . Il démarrait lui-même une maison d’auto-édition (Mark Pezinger Books). J’avais récemment fait un livre « Ten (unknown) Gazoline Stations », un hommage à Ed Ruscha, avant même de connaître tout cet intérêt du remake. Je suis donc allé voir Thomas et lui ai demandé s’il serait intéressé de publier le livre. Il s’est tourné vers moi et avec l’honnêteté qui le caractérise m’a dit qu’il n’était pas vraiment intéressé car le livre ne correspondait pas à son programme. Pour être honnête avec toi, j’ai été super déçue sur le moment. Je ne comprenais pas ce qu’il disait ! – mais dix années plus tard, avec 77 livres derrière moi, maintenant je le comprends. C’est ce moment précis qui m’a lancé. Cela m’a fait réaliser que l’on n’a pas à attendre que les autres vous ouvrent une porte. Qu’en fait, il est possible de créer son propre chemin et de le suivre. Le lendemain de ce rejet, j’ai officiellement créé backbonebooks. J’ai fait un rêve lucide dans lequel ce nom est sorti du néant. Au milieu de mon rêve, je me suis réveillée, j’ai pris une note rapide et quand je me suis réveillée, c’était là, sur un post-it jaune : « backbonebooks » – une colonne qui contient des pages.

Ten (unknown) Gasoline Stations, Claudia de la Torre. Couverture souple, reliure piqûre à cheval avec œillets, A5, 20 pages, impression offset, 500 exemplaires, 2012
Ten (unknown) Gasoline Stations, Claudia de la Torre. Couverture souple, reliure piqûre à cheval avec œillets, A5, 20 pages, impression offset, 500 exemplaires, 2012

AC : En m’attardant un peu sur ton site, il y a cette phrase que tu as écrite qui m’a beaucoup intriguée « A book is also a sculpture, an object », que l’on pourrait traduire par : Un livre est aussi une sculpture, un objet. Pourrais-tu nous en dire davantage sur cette idée ? 

CdlT : J’aime approcher un livre pour toutes ses différentes qualités. Tenir compte de son aspect physique mais aussi conceptuel. Si je dis qu’un livre est un objet, alors je peux en déconstruire l’idée. Un objet peut être appréhendé de plusieurs manières – un objet est un volume qui occupe l’espace, qui se rapporte au corps. Comme une pile de pages superposées. Comme un bloc, comme un morceau de papier. La forme est ensuite développée et étendue. Un livre ne doit pas nécessairement avoir un dos relié. Il peut exister de bien d’autres manières. Quand je repense à tout cela, ma façon de faire des livres s’en élargie. Le livre ouvre un nouveau champ de compréhension. Je suis capable de me déplacer dans un cadre flexible.

A book is, manifeste backbonebooks
A book is, manifeste backbonebooks

AC : La collaboration, outre les livres d’autres artistes que tu publies, fait également partie de ton travail. Dans Books are Bridges, pour prendre à titre d’exemple un de tes derniers projets, tu as envoyé des cartes postales pour inviter plus de 150 personnes (artistes, éditeur-trice-s, ami-e-s, collègues, visiteur-trice-s, etc.) à leur demander leur avis sur la question suivante : « les livres sont des ponts entre … et … » À partir de ce exposition à A-Z, à Berlin, tu as créé un livre où le contenu ne dépend pas de toi mais du public et des réponses que tu as eu. Comment en arrive-t-on à ce type de projet ? Et plus particulièrement, quel rôle joue la collaboration dans votre pratique ?

CdlT : La collaboration est la clé. Un livre doit être activé pour exister, il implique une collaboration entre l’œuvre et l’utilisateur. Pour le projet Books are Bridges, j’ai voulu créer une nouvelle œuvre pour l’espace de la galerie. C’était au milieu de la pandémie, j’ai donc imaginé un projet qui impliquerait le public : s’il ne pouvait se rendre dans l’espace d’exposition, il devait alors faire partie du travail. La forme postale qu’a pris ce projet, demandait également une forme de collaboration : si j’envoyais une carte postale une personne, celle-ci devait me la renvoyer. 

Cela demande non seulement d’écrire quelque chose, mais aussi de prendre du temps et de la renvoyer. Les ponts sont des structures à traverser, le passage d’un côté à l’autre. J’ai eu le concept mais le livre s’est ensuite construit tout seul. C’est un travail qui fonctionne comme un pont qui relie les gens et les idées. Ulises Carrión n’aurait pas pu mieux le dire dans un texte qu’il a écrit pour une exposition à la Print Gallery (Amsterdam 1981) où il exposait l’œuvre Feedback Pieces : « Un projet Mail-Art est une recherche sur des concepts tels qu’individu/groupe, sens/interprétation, entrée/sortie, création/destruction (paternité plurielle). La participation du public représente une reconstitution collective d’un problème fondamental de l’art contemporain « comment l’art naît-il ? ». Dans le Mail-Art, la question, comme sa réponse, et ce, indépendamment de leur éventuelle qualité « esthétique », deviennent des éléments appartenant à une nouvelle œuvre d’art. »

Books are Bridges, Claudia de la Torre. Coffret, pages pliées, 21,7 x 29 cm, 328 pages, 164 contributions, édition ouverte, backbonebooks 2021
Books are Bridges, Claudia de la Torre. Coffret, pages pliées, 21,7 x 29 cm, 328 pages, 164 contributions, édition ouverte, backbonebooks 2021

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