Evaporarium

Evaporarium

Lei Saito, dessin / performance gustative, 2019
Photo : Jakob Liu Wächter – de Zordo

Evaporarium est une proposition de Lei Saito qui présentait une scène constituée par Estelle Delesalle, Juliette Elie, Florencia Grisanti, Marie-Luce Nadal et elle-même. Ce laboratoire temporaire avait lieu à All the best, un espace-temps explorant les principes de la production de l’immatériel. 

Ekaterina Shcherbakova : Evaporarium vient de commencer et disparaîtra dans quelques heures. Je vous propose de faire de cette discussion un moyen de pérenniser cette exposition expérimentale, avant qu’elle ne se transforme en quelque chose d’autre. Je sais que vous avez commencé à réfléchir à cette proposition il y a quelque temps, quand vous étiez voisines à la Cité des arts à Montmartre. C’est aussi à cette période que j’ai découvert le travail de Lei, en assistant à la performance « Substances climatériques » de Marie-Luce dans le cadre des « Lunes révolues ». Quand est-ce que cette discussion sur la vanité en tant que processus d’évaporation a commencé ?

Marie-Luce Nadal : Je pense que ce qui nous réunissait déjà, c’était le jardin dans le lieu de résidence. C’était un endroit où on passait le temps en ne faisant rien. Très vite, on s’est rendu compte qu’on faisait toutes des objets liés aux différentes formes de non-pérennité, d’évanescence, de disparition. 

Lei Saito : Je pense que, comme on savait qu’on allait partir un an plus tard, le temps passé ensemble devenait encore plus précieux. On voulait faire des choses ensemble, car on comprenait que c’était maintenant ou jamais. Disons qu’on expérimentait l’instantanéité. 

Florencia Grisanti : Le jardin nous servait d’écran pour témoigner d’une manière sensible de la transformation de matière. 

Marie Luce : Ce qui nous rassemblait pour cet Evaporarium à All the best, c’était le mot « hevel » en hébreu, qu’on retrouve dans L’Ecclésiaste et qui a subi différentes transformations dans les traductions, en passant de souffle à brume, à vapeur, puis à vanité. Chacune s’est approprié l’une de ces traductions. 

Lei Saito : J’aime beaucoup le fait qu’on ait inventé ce mot, Evaporarium.

Ekaterina Shcherbakova : Ça donne une idée de la situation de thermes antiques : être en compagnie d’autres personnes en réalisant une action sans action. Dans cette exposition qui dure quatre heures, il y a des pièces qui changent de matérialité, mais aussi des pièces au potentiel invisible et hasardeux. L’idée de cycle est très présente. Le potentiel de transformation est toujours là, sans être nécessairement visible. 

Estelle Delesalle : Dans ma pièce Palingénésie, tu ne vois la transformation que si tu l’accompagnes pendant des heures. Il faut faire attention à ce que l’eau de la rose et la cendre se dissocient correctement, pour que l’eau ne s’évapore pas. Selon la pensée palingénésique, qui a inspiré cette pièce, le mélange des deux matières dissociées fait renaître la rose. On suppose que si je mélange doucement la cendre et l’eau, on verra une image de cette rose. La palingénésie est une croyance du 15e-16e siècle, liée à la capacité de renaître de ses cendres.

Florencia Grisanti : On dirait que c’est presque une momie de la fleur. Le principe de la momification était de conserver le corps et l’âme. Dans ma pratique de taxidermiste, je me suis rendu compte que la préservation du corps active sa transformation, mais c’est une transformation ou une projection dans le passé. La pièce que je montre dans l’Evaporarium représente une situation – une souris avalée par un serpent. Ce serpent-là, il vient de Martinique. Je l’ai naturalisé pour le Musée d’histoire naturelle et j’ai récupéré son squelette. Ce sont toutes ses côtes. Je voulais revisiter la géométrie anatomique du serpent, qui est très précise et très particulière, et lui donner une forme architecturale. Une souris avalée par un serpent reste à l’intérieur, dans la cage thoracique, comme dans la cage que j’ai construite avec ses côtes. L’image du serpent est assez particulière pour moi, parce que dans les traditions autochtones de l’Amérique centrale, notamment en Amazonie, on relie l’image du serpent à l’ayahuasca, qui est un mélange de plantes sacrées qui te relient à l’univers et à toi-même. Quand les gens en prennent, ils voient souvent des serpents, c’est une image mentale. Je travaille souvent avec cette image, parce que c’est un animal au cœur du conflit de spiritualités ayant eu lieu pendant la colonisation de l’Amérique latine. Le serpent, pour les Occidentaux issus de la tradition chrétienne, symbolise le péché. Pour les cultures précolombiennes, le serpent c’est un animal qui représente le savoir et la connaissance. Pour moi, cette perception antagonique témoigne bien du conflit colonial. 

Juliette-Andréa Elie : L’image du serpent est également un élément essentiel pour mon travail vidéo Nacer Vento. Il s’agit d’un mythe du peuple Kayapo, maintenant disparu, selon lequel un monstre, un serpent géant, terrorisait les hommes et les animaux. Les oiseaux se sont réunis et l’ont vaincu. Pour témoigner de cette victoire, ils ont partagé les couleurs de sa peau, et c’est comme ça que tous les oiseaux sont devenus différents. Les Kayapo cherchaient des perruches et des aras dans la forêt amazonienne. En créant le costume, j’ai utilisé le même principe : comme ils cherchent des couleurs dans la forêt, j’ai cherché des images dans la ville. L’idée de cette vidéo était d’évoquer l’absence de ce peuple indigène qui vivait en Amazonie brésilienne. 

Juliette-Andréa Elie, Evaporarium
Juliette-Andréa Elie, Nascer vento, vidéo, 11min, 2017
Photo : Jakob Liu Wächter – de Zordo

Ekaterina Shcherbakova : La vidéo est issue de la performance, n’est-ce pas ?

Juliette-Andréa Elie : Oui, moi, j’ai vraiment vécu cela comme une performance.

Ekaterina Shcherbakova : C’était devant le public ?

Juliette-Andréa Elie : Je l’ai fait deux fois, une fois devant le public, et l’autre seule, pour la captation de la vidéo. Je trouve que c’est une expérience assez intime. Il y a quelque chose qui dépasse l’image. C’est beaucoup dans le ressenti de porter cette parure-là et dans cette relation privilégiée avec le vent qui te transforme, qui transforme ton corps. 

Ekaterina Shcherbakova : Où est-ce que ça a eu lieu ?

Juliette-Andréa Elie : C’était à Santa Teresa, un endroit assez haut de la ville de Rio, sur une petite montagne. Tu vois la mer au fond, la forêt devant, c’est assez caractéristique de la ville. Je dois dire que l’expérience avec le vent était très forte. Dans le futur, j’aimerais peut-être le faire expérimenter. Cette parure Kayapo est un élément qui relie le paysage aux corps, ça vient de la nature, c’est le prolongement d’un oiseau, et après, ça devient un prolongement du corps. Ça dépasse le réel. L’idée de cycle dont on a parlé au début est très présente aussi : je voulais montrer le cycle de l’émergence du corps à sa transformation. À la fin, le corps humain n’est plus visible, on ne voit que la parure. 

Ekaterina Shcherbakova : Le statut du corps humain comme porteur de transformation est aussi très perceptible dans le « dessin éternel » de Lei qu’on va manger ensemble.

Lei Saito : Oui, c’est un dessin fait avec du miel. On discutait avec Florencia sur la pérennité des matières. Je travaille souvent avec la nourriture, et ce n’est pas toujours évident de déterminer la matière à utiliser pour évoquer symboliquement l’idée de la durée. Le miel est une matière pérenne : les archéologues trouvent toujours des traces de miel dans les tombes égyptiennes. On mangera ce dessin tout à l’heure, devenant ainsi nous-mêmes pérennes. C’est un jeu de contraste des différentes temporalités, celle de la conservation et de la transformation que nos corps expérimentent avec la digestion.  

Ekaterina Shcherbakova : Je vois qu’il y a aussi du sésame noir, souvent utilisé dans les œuvres gustatives. Je me rappelle que tu en as utilisé pour ton exposition « Volume d’oubli » qu’on a faite ensemble à Rennes. C’était un élément symbolisant l’oubli, car une des interprétations du verbe « oublier » est « devenir noir ». 

Lei Saito : Oui, il y a aussi des baies d’hiver que j’ai trouvées en Lettonie. Elles sont cuites très longtemps à très basse température. Elles sont donc séchées, comme on le fait avec des graines. Elles ne perdent donc pas leur couleur. J’ai un peu mis des graines de chanvre. Normalement, je ne fais pas mes pièces gustatives devant le public, mais, comme tout va s’évaporer aujourd’hui, j’ai décidé de tester cette possibilité. 

Estelle Delesalle : Pour Evaporarium, j’ai aussi réalisé une petite série d’oeuvres destinées à être jetées: des Bombes à Lotus. Il s’agit de petites billes en terre cru, dorées à la feuille d’or, contenant une graine de Lotus. Elles sont des oxymores: un temps long, presque éternel enchâssé dans un matériau fragile, voué à se dissoudre. Car le lotus est à ce jour la graine à la latence la plus longue. Des chercheurs ont réussis à en faire germer certaines qui avaient 4000 ans! L’or car il est inoxydable, éternel en somme, et répond au miel de l’oeuvre de Lei.  Ces « bombes » peuvent être gardées telles quelles pendant de très nombreuses années, mais elles ne s’activent que lorsqu’elles sont jetées, dans un mare avec de la vase si possible! L’argile se gorgera alors d’eau, offrant protection et une première nourriture à la jeune pousse, l’or se mélangera à la vase, ou sera mangé, et si les conditions conviennent, un lotus apparaitra. 

Marie-Luce Nadal, AF21, Evaporarium
Marie-Luce Nadal, AF21, fusil à foudre, 2018 
Photo : Jakob Liu Wächter – de Zordo

Ekaterina Shcherbakova : La proposition de Marie-Luce provoque un suspense rhétorique dans notre Evaporarium. Ce fusil sera-t-il utilisé dans le premier ou le deuxième acte ?

Marie-Luce Nadal : Cette pièce s’appelle AF21, Aura Fulminis 21, qui tire son nom du souffle de Jupiter, 21 est simplement le diamètre du canon. C’est un fusil permettant de tirer des munitions de foudre. Il est fait en acier, en bois et en fil de soutien-gorge. Il permet de tirer des cartouches préremplies d’un gaz comprimé et qui seront foudroyées grâce à une autre machine : un extracteur d’orage portatif. Il s’agit d’un sac à dos qui, comme son nom l’indique, permet d’aller n’importe où afin de faire éclater et de récupérer des éclairs. Si la puissance de l’éclair est supérieure à 110 000V, l’éclair récupéré est envoyé vers la cartouche. Cette puissance électrique est suffisante pour modifier la nature physicochimique de la matière, mais comme chaque coup de foudre est different, chacune des munition est  d’une intensité unique. 

J’ai à ce jour 114 munitions de foudre récupérée depuis 2014 dans plusieurs endroits du monde dont les coordonnées géographiques, la date et l’heure sont soigneusement repertoriées. 

Ekaterina Shcherbakova : Comment ça marche ?

Marie-Luce Nadal : Tu charges le fusil ici, à l’envers, par l’embouchure. Tu t’armes de ce fusil, qui est particulier, car la crosse ne repose pas sur l’épaule, mais vraiment sur le sternum. Afin de tirer juste, tu dois regarder dans le viseur, qui est un miroir. Lorsque ton reflet apparait, tu peux alors appuyer sur la gâchette qui va percuter la munition et le coup te reviens directement dans la bouche. Tu t’administre alors intentionnellement un décharge.

L’air électrisé inspiré aura pour effet de modifier ta perception. Chaque éclair est différent et donc de fait chaque coup de foudre administré l’est aussi : tu peux ressentir une brève exaltation, rire bêtement, tu peux t’endormir… Quand une personne souhaitant s’administrer un coup de foudre me contacte, elle choisit sa cartouche, et nous nous retrouvons en suivant un protocole simple : il nous faut 2 témoins et un jardin.

Ekaterina Shcherbakova : Comment recherches-tu l’orage ?

Marie-Luce Nadal : Pour que l’éclair survienne, il faut une différence de potentiel. Pour trouver des éclairs il faut donc partir en en balade. C’est un peu comme partir à la pêche.

Ekaterina Shcherbakova : Est-ce que la personne qui recherche l’orage ressent quelque chose dans son corps ?

Marie-Luce Nadal : Non, mais il faut qu’il soit rempli d’intentions. 

All the best, Paris, Avril 7, 2019, 15h11 – 16h09

Florencia Grisanti, Evaporarium
Florencia Grisanti, La souris dévorée par le serpent, installation, 2019
Photo : Jakob Liu Wächter – de Zordo 

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