JEANNE SUSPLUGAS, DÉRAISON DU QUOTIDIEN

JEANNE SUSPLUGAS, DÉRAISON DU QUOTIDIEN

Jeanne Susplugas, In my brain (M.), 2018. Encre sur papier, 50x65cm.

ENTRETIEN / Cette interview a été réalisée par Camille Frasca et Antoine Py, les commissaires de l’exposition, et la galerie Mansart à l’occasion de l’exposition « Déraison du quotidien » de Jeanne Susplugas à la Galerie Mansart.

Beaux-Arts Magazine vous appelle « une plasticienne qui sonde nos dé- sordres mentaux et moraux pour les projeter dans des formes aussi dérangeantes, dans ce qu’elles disent de nos paradoxes, que jubilatoires par l’humour qu’elles recèlent. » Êtes-vous en accord avec une telle définition ? Pourquoi ? Quelle est la spécificité de votre pratique artistique ?

Mon travail parle des désordres, des distorsions du réel, construites sur un fil ténu qui oscille sans cesse entre humour et cynisme, ironie et tragédie. Cette alternance troublante et déroutante est un ressort que j’emploie dans l’ensemble de mon travail suscitant tour à tour un sentiment cocasse ou inquiétant.
Pour aborder des sujets aussi délicats, je choisis délibérément une esthétique très séduisante comme les fils de lumière, comme ici Distorsions, ou les boules à facettes.

Vous avez choisi, avec les commissaires, les citations suivantes, pour parler de l’exposition « Déraison du quotidien » à la Galerie Mansart :

« La folie, la déraison du quotidien,
c’est le chemin entre l’onirique et l’erroné »
Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972

« Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou » Blaise Pascal, Pensées, 1670

D’après vous, avons-nous, nous les êtres humains, une chance de trouver un point d’équilibre dans nos vies ? Cherchez-vous une réponse à cette question ou préférez-vous rester un témoin qui révèle au public ses maux, ses peurs, ses addictions dangereuses ?

Il me semble que c’est ce que l’on cherche inlassablement. Et ce point d’équilibre est fragile, forcément, face à un monde brutal et lui aussi en équilibre instable.
Dans ce monde, la folie « douce », apparaît comme une nécessité, un état incontournable.
Ici elle nous rappelle le caractère inhérent qu’elle constitue pour la nature humaine.
Je dévoile ces questions des travers et faiblesses de l’individu, que je “définis” comme les “folies douces” de l’être humain, et dépeins des com- portements relevant de l’intime qu’il n’est pas, habituellement, de bon ton de dévoiler. A l’appui de cas particuliers, je construis des fictions qui transforment des situations singulières en questions universelles dans lesquelles chacun d’entre nous se reconnait plus ou moins personnellement, ou de façon plus distanciée.
Je ne cherche ni une réponse ni des réponses. Il me semble que ce serait une quête assez vaine. Je préfère me poser en témoin en soulignant les distorsions de nos sociétés. Mon travail pourrait ainsi apparaître comme un catalyseur du monde.

Je m’intéresse aux failles, aux fragilités de l’être humain en m’appuyant sur des observations, des lectures, des entretiens et tout ce qui m’entoure. Je scrute nos maux, nos addictions, nos TOC et autres obsessions qui permettent de supporter la violence mais qui peuvent aussi nous entraîner de l’autre côté.
Dans mon travail, il est souvent question de maison, physique ou mentale, symbole de sécurité ou de claustration, de repli sur soi ou de troubles neurologiques. L’idée d’une folie, d’un monde paradoxal dans lequel l’individu est en lutte permanente et n’a de cesse de rechercher des refuges. Mon travail souligne le sentiment de solitude et d’enfermement de chacun dans ses propres névroses.

Je décris une société malade, en somme. Je pose un diagnostic en observant le quotidien des « gentils – pas toujours – détraqués » que nous sommes, obnubilés par les diktats de l’apparence, le masque dogmatique, et par l’aseptisation, anxieux de tout et de rien. Autant d’obsessions qui virent en pathologies que nous transmettons de générations en générations dont on imagine se soustraire à coups de substances légales ou illégales.

Je souligne les choses de la vie qui nous asphyxient dans notre relation à nous-même et aux autres. Je dresse des portraits qui interrogent des situations tragico-comiques de l’individu frôlant parfois la caricature de nos sociétés consuméristes. J’évoque les désordres et chaos personnels et sociaux, fil conducteur de tout mon travail. Je mets en lumière les difficultés du vivre ensemble pour cause d’aliénations tout en gardant une distance entre nos peurs et nos aveuglements, entre tout ça et d’autres possibles.

Flying house, Jeanne Susplugas, 2014, 42,2x29,7cm, encre sur papier
Flying house, Jeanne Susplugas, 2014, 42,2×29,7cm, encre sur papier

La maison, un symbole de protection, devient dans vos œuvres un espace à mi-chemin entre refuge et prison, dans lequel un enfermement et certaines violences se produisent. Pourriez-vous nous parler de la série “Flying houses” ? Et surtout des objets avec lesquels vous avez «beaucoup de mal » parce qu’ils sont porteurs d’une histoire et que « c’est très lourd dans une maison » ?

Pour réaliser cette série de dessins, j’ai posé la question « que prendriez-vous si vous deviez quitter votre lieu de vie dans l’urgence avec l’idée de ne peut-être jamais y revenir ? »

Les gens pouvaient énoncer une dizaine d’objets. Ces derniers apparaissaient comme des petites béquilles qui aident à traverser la vie. Mais on pouvait aussi se demander si ces mêmes objets n’étaient pas aussi autant de petits freins qui empêchent de prendre son envol. Ce qui rassure n’est pas toujours ce qui fait réellement du bien.

Cette opposition est devenue flagrante quand j’ai réalisé la Flying house à la Maréchalerie à Versailles. Selon l’humeur, on pouvait voir autant de petites ancres qui empêchaient la maison de prendre son envol. Ici, les liens ont été coupés et la maison s’est envolée.

Qu’est-ce qui se passe dans la série « In my brain » ? Est-ce un monde neuronal dans lequel nous arrivons à maîtriser plus ou moins nos angoisses (y compris à l’aide de médicaments) ? Ou est-ce un désordre total qui reflète notre sentiment d’être perdu et nos efforts vains pour « organiser le monde » fait de chaos et d’imprévisibilité ?

J’ai débuté cette série en 2017. A l’heure des réseaux de neurones artificiels, je me suis mise à réaliser des « neuro-portraits » aux allures ludiques et naïves dévoilant l’objet de nos pensées, des plus joyeuses aux plus sombres. Dans cette série qui s’inscrit en droite ligne de celle des “Flying Houses”, il n’est pas question d’une situation inconnue – une fuite liée à une situation d’urgence – mais au contraire de ce qui nous constitue psychiquement et compose les tréfonds de notre cerveau. J’essaie de mettre en exergue les pensées qui hantent nos neurones et constituent notre identité.

Je collecte des témoignages en demandant aux gens de me livrer leurs pensées – quotidiennes, récurrentes ou obsessionnelles. Puis je retranscris ces pensées selon les visions populaires que je trouve sur internet. Je crée des sortes de pictogrammes, facilement compréhensibles, pour créer un « langage universel ».

Dans le cerveau, chacun.e rencontre les pensées qui hantent le plus grand nombre, le pouvoir, l’argent, la maladie, la mort mais aussi la météo, l’amour, l’ailleurs… ainsi que des pensées plus immédiates comme aller faire du shopping, écouter de la musique…

Ces portraits reflètent aussi une forme de chaos. Toutes les pensées se croisent, se mettent en boucles, comme en « orbite ». Ce serait en effet une quête vaine que de vouloir ranger son cerveau mais on peut l’aider à y voir plus clair !  Ranger sa maison aide à ranger sa tête. Des tas de thérapies et autres coaching pullulent pour aider l’être humain à organiser sa pensée, la dompter pour encore une fois,  affronter ce monde brutal.

Arbre généalogique (fam.L-P), Jeanne Susplugas, 2016, 30x42 cm, encre sur papier
Arbre généalogique (fam.L-P), Jeanne Susplugas, 2016, 30×42 cm, encre sur papier

Sur les différentes réalisations liées à la série des « Arbres généalogiques », présentée à la Galerie Mansart sous la forme d’un immense wall painting, en lieu et place des noms de personnes composant l’arbre familial, vous utilisez des noms de pathologies et de phobies. Est-ce pour évoquer des histoires cachées dans nos familles ? Ou est-ce avant tout un ressort humoristique ?

Pour cette série « Arbre généalogique », j’ai remplacé les noms des gens par leur pathologie.
Ces arbres sont, à l’origine, issus de témoignages réels pour aller vers la fiction et l’absurdité. Dans toutes les familles, on évoque l’arrière-grand- père suicidaire, le grand oncle dépressif ou la tante arachnophobe. Leurs prénoms disparaissent derrière leur phobie, leur pathologie. Dans ces arbres, ces phobies deviennent absurdes. Absurdité de les nommer et qui finalement apparaissent comme pure fiction. Ces arbres font référence au génogramme utilisé en thérapie familiale et en psychiatrie, théorisé et développé par le médecin pionnier de la psychothérapie de groupe, Jacob Levy Moreno. Ces arbres nous rappellent que nous portons les maux de nos familles et la quête pour dénouer les nœuds est longue et tortueuse. Face à de tels sujets, l’humour me permet de garder une certaine distance. Ici les arbres deviennent forêt mais là encore, l’absurdité est de mise. Dans cette forêt cohabitent baobabs, palmiers et sapins. Une forêt rêvée, idéale, à l’image d’une société où la mixité serait enfin possible sans ombre.

Dans les natures mortes en céramique, qu’est-ce qui est raconté ?

Depuis de nombreuses années, je photographiais les corbeilles de fruits dans différents intérieurs. J’avais remarqué qu’on y avait souvent glissé un blister, un tube de vitamines ou autres compléments alimentaires ! Je n’avais jamais rien fait de ces images et quand j’ai commencé à faire de la céramique, ça m’est apparu comme une évidence. Ces photos allaient devenir volume. Quoi de plus traditionnel qu’une corbeille de fruits en céramique, qui devient ici réceptacle médicamenteux !
Ces corbeilles ou coupes apparaissent comme des mémos techniques, des témoins de notre société.
Une autre manière d’« habiter » l’espace qui est au cœur de ma réflexion. Qu’ils apparaissent sous forme de maison et de construction de dispositions modulables (Pink House, All the World’s a Stage, The Box House…) ou à travers nos habitus. Une série qui évoque les notions de refuge, de confort autant que celles de routine, d’une forme de contrainte, voire d’enfermement. Tout commence dans la maison, dans ce théâtre intime où prolifèrent nos manies, mauvaises habitudes et autres comportements compulsifs.

Distorsions, Jeanne Susplugas, 2015, sculpture lumineuse (aluminium, led), 240×54 cm
Distorsions, Jeanne Susplugas, 2015, sculpture lumineuse (aluminium, led), 240×54 cm

Comment choisissez-vous les mots de vos sculptures lumineuses ?

J’ai débuté cette série en 2003, à une époque où je passais beaucoup de temps aux Etats-Unis. Je voyais certains mots partout et je ressentais leur potentiel attrayant et sombre. C’est pourquoi j’ai eu envie de traduire ce sentiment à l’aide de guirlandes lumineuses. Une enseigne qui souligne la dichotomie entre l’apparente attractivité du matériau qui génère une douce et chaude lumière et la signification du mot choisi. Ce qui peut rendre dépendant attire, mais une fois pris au piège de l’addiction, la lumière n’est plus aussi rassurante.
Je choisis des mots que je « rencontre », qui m’interrogent, qui évoquent des états plus ou moins connus de tous, et dont on pourrait s’inquiéter. Des mots difficiles, ambigus, « à la limite ».

Confused, Jeanne Susplugas, 2018, sculpture lumineuse (aluminium, led), 52x250 cm
Confused, Jeanne Susplugas, 2018, sculpture lumineuse (aluminium, led), 52×250 cm

Les photographies jalonnent votre parcours, comment considérez-vous cette pratique ? Quelle est votre attitude envers l’image directe et son impact ?

J’ai toujours pratiqué la photographie que j’ai beaucoup montrée dans les années 2000.
Je travaille souvent par séries, des séries de photographies comme autant de points de vue. Des images frontales, dures, séduisantes, énigmatiques.
J’utilise beaucoup la macro photographie. Cette vision rapprochée trouve sa source dans mon enfance, une vision du monde à travers le microscope de mes parents, chercheurs en pharmacie. Une vision plus contemplative chez moi que scientifique, une habitude perceptive.
Mais j’ai récemment accepté qu’un autre type de photographie existe dans mon travail. A l’occasion d’une exposition que j’ai réalisée à Toulouse en février 2018 (Rock the house, LeSalonReçoit), je me suis replongée dans une partie de mon travail photographique. J’ai réalisé une soixantaine de tirages, toutes époques confondues, autour du corps – pas toujours présent en tant que tel mais omniprésent en filigrane. Je me suis astreinte à un protocole simple, les images étaient tirées selon la taille du fichier. Puis je les ai installées comme une fresque unique. Je vais réitérer cette expérience à Liège, au Musée en plein air du Sart Tilman au mois de mai 2020.
Je me sers de mon objectif comme d’une loupe. Je joue des changements d’échelle qui créent une sorte de tension entre le reconnaissable et l’in- forme, le sensuel et le grinçant. Dans les photographies aussi, j’essaie de garder une distance grâce à l’ambiguïté et le décalage.

À la Galerie Mansart, nous allons montrer des photos réalisées il y a une vingtaine d’années, notamment la série « Une solution », et des images plus récentes, comme la série de tatouages de formules chimiques.

Y a-t-il des anecdotes sur les œuvres que vous exposerez à la Galerie Mansart ?

Cette exposition sera tout particulièrement cousue d’anecdotes par son côté « rétrospectif » mais aussi par le fait de montrer un peu de mon atelier et de ma maison. Chez moi, la maison nourrit l’atelier et ce dernier la maison.

Dans la scénographie pensée par vous-même et les commissaires, en quoi la reconstitution d’un intérieur, entre l’atelier et la maison, est-elle importante ? Qu’est-ce que cela fait résonner chez vous ?

C’est très important par rapport à ce que je viens d’évoquer, l’un ne va pas sans l’autre. J’ai toujours eu un atelier, même toute jeune dans la maison familiale. Ça a toujours été très important.

Arbre généalogique (fam. R), Jeanne Susplugas, 2016, 39,5x42cm, encre sur papier
Arbre généalogique (fam. R), Jeanne Susplugas, 2016, 39,5x42cm, encre sur papier
Couvre-chaussures, Jeanne Susplugas, 2018
Couvre-chaussures, Jeanne Susplugas, 2018