NATACHA MERCIER

NATACHA MERCIER

Natacha Mercier, Reine de cœur. Acrylique sur toile de 130 x 195 cm – 2021.

PORTRAIT D’ARTISTE / Natacha Mercier
par Jérôme Carrié, Commissaire des expositions au Ciam, Université Toulouse Jean-Jaurès – 2021

« Je cherche à fixer l‘instant précis qui se situe à l’extrême lisière de l’évanescence, là où les formes persistent encore : Que se passe-t-il après le crépuscule, juste avant la nuit ? »

Natacha Mercier,

Peinture peinture ?

Résumer en quelques lignes la trajectoire d’une artiste telle que Natacha Mercier n’est pas chose aisée. Je vais néanmoins essayer d’exprimer l’engagement singulier de cette artiste dans le champ de la création contemporaine, de décrire quelques enjeux conceptuels de son travail et ses techniques complexes. Spécialiste dans la peinture de décor et l’art de la fresque, passée maître dans l’art si délicat de la peinture, Natacha Mercier est une technicienne hors-pair. Pouvant investir tous les formats, de la minuscule marine à des formats monumentaux, de la toile à la carrosserie automobile, l’artiste ne cesse de développer sa technique picturale et de renouveler autant ses supports que ses sujets tout en intégrant d’autres dispositifs à ses expositions. Jouant des opposés entre classicisme pompier, esthétique abstraite et cultures populaires contemporaines, l’œuvre de Natacha Mercier constitue une expression singulière dans le paysage de l’art contemporain. Sa démarche picturale éclaire l’histoire de l’art sous un angle nouveau et porte une réflexion ouverte et profonde sur l’existence et le devenir de la peinture.

Planéité

Travaillant par séquences et par séries, Natacha Mercier manifeste un goût marqué pour la citation, la mise en scène, le sujet, le motif et la composition de l’œuvre. Il y a chez Natacha Mercier une obsession du travail bien fait. La perfection des châssis et des supports, l’homogénéité de la surface, la délicatesse des modelés, l’attention maniaque portée à l’accrochage, concourent à faire de ses œuvres des réalisations millimétrées, d’une propreté clinique, qui semblent produites par des procédés industriels, sans intervention directe de la main. C’est dans le secret de son atelier que Natacha Mercier donne naissance à ses peintures selon des modalités qui demeurent largement mystérieuses. D’une retenue extrême, son geste pictural dévoile peu de son processus interne. Constituées de savants glacis et d’entrelacs de peintures et de vernis, la surface de ses œuvres semble impersonnelle, d’une inexorable planéité. Cette caractéristique tout à fait particulière nous place face à un paradoxe ou une contradiction fondamentale entre surface et profondeur de la peinture. La surface fine des œuvres de Natacha Mercier ne laisse qu’entrevoir toute la complexité et la lenteur de leur processus de création. La planéité monochromatique de ses œuvres est contrebalancée par le surgissement graduel de la représentation, mais également par le choix de sujets subversifs ou dérangeants. Avec la séduction de leurs contours et la beauté de leurs formes, ses œuvres ne sont pas pour autant inoffensives et n’en demeurent pas moins critiques et sulfureuses. Le corps, la nudité, le sexe, l’érotisme, la mort, la vanité, le poison, le poil, l’obscène, le hors-champ, la nuit, l’obscur… constituent des leitmotivs et des grands sujets fondamentaux récurrents dans son travail. 

Origine

J’ai découvert le travail de Natacha Mercier en 2012 à la galerie Exprmntl à Toulouse sans connaître préalablement l’existence de l’artiste. Je m’étais alors porté acquéreur d’une peinture d’un format modeste intitulée « Fragile ». Ce qui m’a séduit au premier abord, c’est sans doute cette sensation d’étonnement qui naît à la découverte de ses « presque monochromes ». Dans nombre de ses œuvres réunies sous la dénomination « Hevel », la surface impeccablement uniforme de la couche picturale laisse transparaître un mot, un corps, une figure, un crâne, un paysage, une image qui se constitue comme par magie à travers les voiles successifs des couches de peinture, dans la « durée pure » de la contemplation, pour reprendre l’expression de Bergson. 

Cette première rencontre éblouissante avec ses œuvres a motivé une invitation adressée à l’artiste à concevoir un projet d’exposition sur trois-cent mètres carrés à La Fabrique, Centre d’Initiatives Artistiques du Mirail à Toulouse. Nous avons ainsi collaboré trois années durant autour de l’exposition « Vasistas ? » qui présentait des œuvres toutes spécialement produites pour l’occasion. Dans Le Cube, une immense fresque murale, remake de l’Origine du monde de Courbet, une série de peintures sur aluminium déclinant Ingres, Cabanel et l’orientalisme, une grande sculpture d’un chevalet noir tombé au sol, puis une installation intitulée La chambre du poilu mêlant performance et vidéo ainsi qu’une vaste installation sonore et lumineuse The hole, dans Le Tube. 

Natacha Mercier, Exposition Vasistas ? au Ciam dans le Cube à Toulouse (F). Fresque murale  L’origine, acrylique sur plaques de plâtre de 435 x 355,5 x 30 cm. Structure en bois peint Sans titre de 430 x 200 x 220 cm. Série de peintures  sur panneaux en aluminium (peinture automobile sur aluminium, dimensions variables), 2016. Commissariat : Jérôme Carrié.
Natacha Mercier, exposition Vasistas ? au Ciam dans le Cube à Toulouse (F)
Fresque murale L’origine, acrylique sur plaques de plâtre de 435 x 355,5 x 30 cm. Structure en bois peint Sans titre de 430 x 200 x 220 cm. Série de peintures sur panneaux en aluminium (peinture automobile sur aluminium, dimensions variables), 2016. Commissariat : Jérôme Carrié.

Transdisciplinarité

Cette importante exposition témoigne du travail proprement pictural de Natacha Mercier comme de sa propension à investir d’autres champs comme l’installation, la mise en scène, le son, la lumière et toutes sortes de dispositifs scénographiques. L’artiste ne s’est pas contentée d’accrocher ses tableaux au mur dans un certain ordre. Outre le fait que Natacha Mercier ait réalisé ses œuvres in situ et produit un ensemble de pièces en carrosserie automobile spécifiquement pour les salles d’exposition de La Fabrique, l’artiste a conçu une installation globale réunissant peintures, pièces en volume, vidéos, environnements sonores ainsi que toute une mise en scène lumière savamment orchestrée. L’œuvre de Natacha Mercier propose de véritables shows et ne se résume pas à l’usage d’un unique et pur médium hermétique aux autres formes d’expression. Au regard de mon expérience du travail de l’artiste, je crois pouvoir dire que Natacha Mercier conçoit son geste de peinture comme une installation, bien au-delà du cadre limité de la toile. Ce geste inclut tout un dispositif visuel et technique, faisant appel à différents médias qui interviennent dans et avec la peinture. Autrement dit, si la peinture constitue l’épine dorsale de sa pratique, Natacha Mercier pense la peinture en interaction constante avec les autres médias, esthétiques, formes et matériaux dans le cadre d’un véritable projet artistique global. Cette multiplicité des médias est aujourd’hui un lieu commun pour nombre d’artistes. Dans le cas de Natacha Mercier, je veux souligner l’extrême cohérence de son travail. Par-delà la multiplicité des formes convoquées, tous les éléments qui composent son œuvre dialoguent et se répondent de manière opératique.

Natacha Mercier, The chat room. Installation et performance pendant l’exposition Vasistas ? au Ciam à Toulouse (F), 2016. Installation et performance du poilu avec douze vidéos en boucle visibles à travers un rideau par le public. Commissariat : Jérôme Carrié. Coproductions : Le Ciam Toulouse, Les Abattoirs – Frac Occitanie.
Natacha Mercier, The chat room. Installation et performance pendant l’exposition Vasistas ? au Ciam à Toulouse (F), 2016. Installation et performance du poilu avec douze vidéos en boucle visibles à travers un rideau par le public. Commissariat : Jérôme Carrié. Coproductions : Le Ciam Toulouse, Les Abattoirs – Frac Occitanie.

Le temps affleure

Que ce soit dans ses portraits, ses natures mortes ou ses paysages, les œuvres de Natacha Mercier relèvent toutes d’une subtile dichotomie entre caché et révélé. Dans sa série consacrée aux bouquets de fleurs toxiques, Natacha Mercier aborde un thème central et récurrent dans son œuvre, celui de la dissimulation, de ce qui se cache derrière une apparence séduisante. Ses compositions florales avec des plantes toxiques ou narcotiques évoquent une famille de végétaux qui exerce depuis la plus haute Antiquité une véritable fascination. La série des Flowers de Natacha Mercier évoque cette origine mythologique des fleurs malfaisantes et la méfiance toute platonicienne à l’égard des apparences trompeuses. Cette promenade dans les mythes antiques et dans les multiples significations associées à chaque fleur nous invite à repenser notre rapport à la nature morte. Dans la finesse de ses peintures, le temps affleure à la surface à différents degrés, entre la présence du plan plastique de l’œuvre et la permanence de certains grands thèmes. Au-delà du temps immédiat du regard, les œuvres de Natacha Mercier entretiennent également un rapport au temps long de l’histoire.

Natacha Mercier, Beautiful poison. Acrylique sur toile, 150 cm de diamètre, 2019
Natacha Mercier, Beautiful poison. Acrylique sur toile, 150 cm de diamètre, 2019

Histoire de l’art now

Se nourrissant de thèmes, d’images, de matériaux et d’univers esthétiques et symboliques très divers, l’œuvre de Natacha Mercier compulse et traverse l’histoire de l’art. Des primitifs flamands à l’univers de l’automobile ou du tuning, l’artiste explore un répertoire de formes et un vocabulaire plastique tout à fait détonnant et peut-être même dissonant dans le champ de la création contemporaine. Brassant et combinant les références dans une sorte de modelé, Natacha Mercier nous invite à regarder sa peinture dans un balancement constant entre les formes héritées de l’histoire de l’art et les formes contemporaines issues des cultures populaires et des technologies. À l’occasion de chaque nouvelle « toile » de cette série ouverte consacrée à l’histoire de l’art, l’artiste va d’abord étudier chaque détail, chaque trait, chaque plan, chaque drapé. De la conception à la réalisation de l’œuvre, son processus plastique croise étude de l’œuvre originale, de ses déclinaisons et de ses reproductions, séance de pose avec un ou plusieurs modèles, photographie, retouche numérique, projection vidéo et dessin préparatoire. Avec l’ensemble de ces procédés, Natacha Mercier va en quelque sorte mettre en perspective l’œuvre d’origine pour en proposer une toute nouvelle version dans laquelle l’artiste inscrit sa vision selon un principe de variation, de déconstruction et de recomposition. 

L’air de rien, discrètement, dans les couches si fines de ses tableaux, la démarche de Natacha Mercier ne cesse de réinterroger la peinture avec une grande acuité, son histoire, son actualité et sa pertinence comme ses représentations et en particulier son rapport au corps et au genre. Proposant en quelque sorte une relecture queer de l’histoire de l’art, Natacha Mercier passe les représentations au crible de notre contemporanéité. Sous son pinceau expert, une odalisque ingresque prend les formes toutes aussi voluptueuses d’un bear poilu, ou une naissance de vénus des plus académiques les traits d’un corps avec ses plis et ses défauts. Portant également son dévolu sur des formes esthétiques jugées désuètes, académiques ou de style pompier, Natacha Mercier révèle d’une manière très originale notre relation variable au goût et aux modes, dans un travail de dé-hiérarchisation des catégories esthétiques. 

Natacha Mercier, Sans titre. Variation de L’Odalisque de Lefebvre, 120 x 190 cm. Série Vasistas ? , peinture automobile et vernis mat sur panneau de signalisation verticale en aluminium – 2016.
Natacha Mercier, Sans titre. Variation de L’Odalisque de Lefebvre, 120 x 190 cm. Série Vasistas ? , peinture automobile et vernis mat sur panneau de signalisation verticale en aluminium – 2016.

Dans l’ombre, une infime clarté

Après avoir utilisé un large spectre de couleurs et en particulier le blanc pour lequel l’artiste a consacré un ensemble important de tableaux, Natacha Mercier déploie actuellement son dispositif dans le noir. L’obscurité, l’ombre, la noirceur offrent un nouveau champ d’exploration à l’artiste. Dans ses nouvelles œuvres, des visions nocturnes de forêt font surface. À l’inverse de ses tableaux blancs dans lesquels les formes et les figures se révèlent dans une certaine évanescence de la lumière, c’est ici de la profondeur de la nuit que surgissent les images. L’artiste a réussi à matérialiser ce rêve d’une vision de nuit presque animale, qui augure d’un autre monde invisible, mystérieux, celui de la forêt, du sauvage, de l’inconnu d’une scène que l’on ne peut appréhender à l’œil nu. À travers le noir, Natacha Mercier poursuit sa quête de rendre visible l’impalpable, un hors-scène. L’artiste ouvre le champ d’un au-delà du visible, d’un au-delà de la peinture même. 

Le passage au noir dans la recherche de Natacha Mercier apparaît à bien des égards comme un changement de paradigme. Plutôt que la toile blanche, il s’agit ici de construire à partir du noir, induisant une certaine mise en scène et en spectacle de l’œuvre. L’utilisation du noir offre à Natacha Mercier une perspective aussi riche qu’avec le blanc. L’inversement des valeurs que provoque le noir ouvre largement le champ pour un important passage dans son travail. Au lieu de la pleine lumière que nécessite le blanc immaculé, les tableaux noirs demandent la pénombre et le minimum de lumière. Dans une interaction renouvelée entre la surface de l’œuvre et la lumière, naît comme un flottement de l’image, telle une apparition à la fois impalpable et physique. Comme nous l’avons déjà noté, l’artiste a toujours eu une attention particulière à la relation de l’œuvre au mur, à son installation dans l’espace et ses conditions lumineuses. L’artiste a expérimenté l’exposition de ses œuvres noires sur des murs peints en noir. Cet élément de mise en scène offre la possibilité à l’artiste de faire disparaître le mur dans la pénombre et de travailler finement la mise en lumière de l’œuvre en jouant sur la disparition des limites du cadre de la toile. Cette nouvelle série de réalisations nous invite à oublier l’environnement de l’œuvre pour plonger notre regard dans la peinture. Dans l’ombre, une clarté surgit doucement comme par transparence. Evoquant aussi bien la tradition picturale que des souvenirs personnels de balades en forêt, cette série poursuit admirablement une sorte d’exploration phénoménologique de l’apparition ou de l’apparaître des images. Les jeux des glacis et des entrelacs de plans induisent une relation toute particulière avec la lumière et les données spatiales et concrètes de l’espace réel. C’est dans cet entrelacement du temps et de l’espace et dans un chiasme de la surface et de la profondeur, que l’œuvre de Natacha Mercier s’offre à nous. 

Natacha Mercier, Inside the Queen. Acrylique sur toile, 130 x 160 cm – 2021.
Natacha Mercier, Inside the Queen. Acrylique sur toile, 130 x 160 cm – 2021.

Horizon

Si les œuvres conservent leur part de mystère, elles nous invitent à approfondir notre regard à la lisière du rien presque monochrome. À travers le prisme de son propre regard et du voile de sa propre peinture, Natacha Mercier nous offre le privilège de pouvoir nous situer dans l’histoire de l’art. Ses œuvres sont d’un grand enseignement à l’égard des œuvres des siècles passés pour lesquelles nous n’avons bien souvent plus les codes de lecture et de compréhension. Outre le temps réel de la peinture, son œuvre incarne une réflexion autour de notre propre regard et de notre capacité à appréhender des images et y associer des significations, des représentations et des pensées. 

Au-delà de la valeur purement esthétique des œuvres, le travail de Natacha Mercier est une véritable recherche qui suscite beaucoup d’échanges avec les intellectuel.le.s et le monde universitaire, fruit du désir d’inscrire son œuvre dans un champ de références et de discours. Sa méthode est bien plus qu’un « truc » qu’il s’agirait de répéter à l’infini. La grande force de son travail est de parvenir à se renouveler en permanence tout en poursuivant toujours le même dessein. Pluridisciplinaire, à tiroir, d’une richesse inépuisable, l’œuvre de Natacha Mercier se développe aujourd’hui avec une évidente cohérence organique. Je profite de ce trop court texte pour lui dire toute mon admiration et lui exprimer tous mes encouragements à poursuivre son œuvre pour notre plus grand plaisir. Je suis intimement persuadé que son travail constituera dans les années à venir une référence dans l’art contemporain et singulièrement dans l’histoire de la peinture. 

Texte original de Jérôme Carrié,
Commissaire des expositions au Ciam, Université Toulouse Jean-Jaurès – 2021.

NATACHA MERCIER– BIOGRAPHIE
Née en 1976 à Reims
Vit et travaille en France
Diplôme National Supérieur des Beaux-Arts de Bourges (2000)
https://www.natacha-mercier.com