Sharon Kivland [ENTRETIEN]

Sharon Kivland [ENTRETIEN]

Fabienne Bideaud & Sharon Kivland, Our Libraries / Nos Bibliothèques
Introduction de Christine Finizio

Je veux un travail élégant et érudit, avec un aspect modeste et pourtant agréable à contempler. Je veux un contenu léger et néanmoins sérieux.

Sharon Kivland

Quelles relations entretenez-vous avec la lecture, le livre ou l’objet livre ? 

Sharon Kivland : La réponse à une telle question sera certainement longue ! Elle peut même varier en fonction du jour, voire même de l’heure qu’il est. Je vais être stricte (je le suis souvent), et je vais premièrement parler de ma relation à la lecture : j’ai appris à lire assez tard, puisque je passais d’une langue à une autre lorsque je voyageais à travers les pays. J’ai dû apprendre à penser et à parler dans une autre langue. Je me rappelle ce moment où j’ai compris soudainement (et presque violemment) que les mots sur la page d’un livre ne produisent pas seulement du sens, mais aussi de la narration, de l’interprétation, et qu’ils sont certes le résultat d’une construction mais ne cessent pas pour autant d’être réels. Le livre en question était l’histoire d’un pirate bleu. Il s’agit là de ma première scène de lecture. J’ai écrit au sujet de la lecture dans un petit livre Our Libraries / Nos Bibliothèques, conçu comme un échange que j’ai entretenu pendant un mois l’été dernier avec la critique d’art et curatrice Fabienne Bideaud. 

Le « manifeste » de ma maison d’édition affirme que la lecture est un devoir et une vertu (le manifeste est publié dans un recueil de manifestes, donc je suppose que les guillemets devraient être retirés, bien que je pense le terme trop grandiose pour décrire ce que je considère être une règle ou un commandement). J’ai écrit au sujet de différentes positions de lecture – la mienne et celles de Sigmund Freud. J’ai écrit au sujet des femmes qui lisent. Et j’ajouterais que l’histoire de l’art que je pratique est une histoire des femmes lectrices. Je suis une amatrice des lectures déviantes. Je pense que la lecture répand la peste, cause de l’hystérie et change l’histoire. Je déteste me trouver quelque part sans avoir quelque chose à lire ; je lirais tout et n’importe quoi s’il le faut, même Hegel. 

Deuxièmement, j’ai deux bibliothèques, une en France, l’autre à Londres. Les livres circulent constamment entre les pays et les étagères. Je procède à un reclassement fréquent de ma bibliothèque en France. Certains livres sont trop neufs pour être absorbés, comme l’est l’expérience diurne qui sert à produire l’image dans le rêve. Ces livres traînent sur les tables, les chaises, les armoires, mais il ne faut pas penser qu’ils sont inactifs pour autant. D’autres sont enterrés, exhumés (tiens, quelle surprise ! tu me sembles très intéressant toi !), puis enterrés de nouveau. Certains disparaissent, parfois à jamais, d’autres sont volés par mon fils (où est L’Amazone et la cuisinière ?).  Le roman policier et d’autres exemples appartenant à la catégorie de la fiction sont séparés de la théorie psychanalytique (qui se déploie sur une longue étagère passant au-dessus de plusieurs portes – le lieu de l’inconscient) ou de la philosophie qui se trouve plus en bas ; puis viennent les histoires de la Révolution française et de la Commune qui jouxtent les romans français du dix-neuvième siècle (cette section est en fait constituée de trente éditions de poches de Madame Bovary) à la suite desquels se trouvent les auteurs de l’Oulipo. Ensuite, il y a les étagères sur lesquelles étaient posées les splendides éditions Gallimard, dont font partie les livres de la Bibliothèque de la Pléiade qui sont imprimés sur papier bible afin d’accroître le nombre de pages, et qui sont protégés par un étui cartonné ; à leurs côtés se trouvent les Éditions de Minuit avec leur couverture austère, décorée par une simple étoile – la lettre « m » –  et un cadre bleu, mais ces livres se sont étalés dans la section qui regroupe les œuvres de fiction. J’ai récemment développé une passion pour les éditions de La Fabrique avec leurs merveilleuses combinaisons de couleurs en couverture et leur typographie que je devrais normalement ne pas aimer mais qui pourtant me plaît. Ces livres doivent être répartis entre plusieurs sections.

J’ai des livres que je ne lis pas et que je traite comme des objets parmi d’autres, bien que je ne les considère pas comme des livres d’artistes. Certains livres que j’ai lus deviennent des objets qui sont en attente d’une relecture ou que j’utilise pour décorer une pièce. Même si j’apprécie la couverture, le graphisme, le poids ou le type de papier des ces livres et même si j’aime la manière dont leur reliure est mise à l’épreuve au moment où je tourne les pages, cela ne fait pas d’eux des livres d’artistes pour autant ; cela ne fait pas d’eux des objets-comme-des-livres selon l’expression de Stephen Bury, car un livre d’artiste est conçu comme une œuvre d’art en tant que telle. Je ne pense pas que je suis très intéressée par le livre en tant qu’objet sculptural ou objet unique, bien que je possède certains livres de ce genre et que j’apprécie malgré le fait qu’ils m’irritent quelque peu (j’ai besoin qu’il y ait de la matière à lire, je ne peux pas faire sans). L’artisanat pur, qui accorde la primauté à la forme plutôt qu’au contenu, me laisse indifférente ; peut-être est-ce par snobisme, mais je désapprouve l’excès de talent, même quand j’aime ou que moi-même je produis une œuvre si bien construite. Je suis souvent surprise aussi bien par des livres et des objets-comme-des-livres que par mes goûts mouvants et mon désir inconsistant. J’aime que mes livres d’artistes vivent sur les étagères de ma bibliothèque, même s’ils s’obstinent à tomber du fait qu’ils sont souvent placés avec la couverture tournées vers la pièce, le dos reposant ou couvrant d’autres livres, même s’ils n’ont pas la bonne taille, étant trop grands ou trop petits, même si rien n’est écrit sur leur tranche, ce qui rend difficile leur localisation (ou leur lecture). J’aime aussi la manière dont ils se glissent entre les livres, rendant confuses les classifications et les identifications. Peut-être est-ce à moment-là que je les préfère, mais ce n’est pas tout le temps le cas. 

Développez-vous en tant qu’artiste plasticienne un travail d’écriture ou des récits, des liens à l’histoire ou à votre histoire, des histoires qui pourraient être publiées ?

J’ai beaucoup parlé dans la réponse précédente, donc je vais être brève. Je n’ai jamais fait de réelles distinctions au sein de mon travail. Je n’ai jamais essayé de faire un vrai catalogue de mon travail. Je ne pense pas en termes d’écriture artistique, de critique fictionnelle, de fiction expérimentale, etc. Je pense à mon travail et je pense que ma pensée au sujet de mon travail est mon travail. Cette pensée inclut mon travail d’édition et de publication (je sais bien que je ne suis pas la seule à mener ce genre de pratique). Il existe de nombreuses petites maisons d’édition de grande qualité. Mon monde s’élargit et je découvre une nouvelle maison d’édition chaque semaine, alors que certaines d’entre elles existent depuis des années.

Joseph Noonan-Ganley, The Cesspool of Rapture - The Good Reader series
Joseph Noonan-Ganley, The Cesspool of RaptureThe Good Reader series

Quel a été le point de départ de la création d’une maison d’édition ? 

J’ai déjà traité cette question d’une manière trop ouverte dans un autre entretien publié, donc je ne dirai maintenant que ceci : j’ai acheté une centaine d’ISBN il y a quelques années dans un excès de colère. J’ai commencé avec une série de courts pamphlets intitulés The Good Reader, que je continue à produire, le dernier en date étant The Cesspool of Rapture de Joseph Noonan-Ganley. Ce sont des éditions publiées à cinquante exemplaires, signées et numérotées. J’invite des personnes que je considère être de bons lecteurs à penser à ce qu’est la lecture, mais les contraintes sont minimes. Ce qui me surprend, c’est que les livres se vendent difficilement, bien qu’ils soient très peu chers (cela n’est pas le cas lorsque il y a « Walter Benjamin » dans le titre, je pense donc l’insérer dans le titre de chaque publication à venir). Un jour, ce seront des objets de collection. 

Quelle en a été la première publication ?

Je ne sais plus et je suis trop paresseuse pour aller vérifier. En fait, je ne suis pas sûre qu’il y eut une première publication. Je produisais encore mes propres livres, et je me suis mis sans vraiment m’en apercevoir à produire ceux des autres en tant qu’éditrice (sans aucune rémunération !). J’hésitais à me lancer sérieusement dans l’édition, et c’est alors que je produisis l’excellent livre After Vanessa Place, une correspondance entre Vanessa Place et Naomi Toth, qui ne m’ont jamais acheté de livres, ce qui transgresse la règle que j’applique pour définir les personnes avec lesquelles j’accepte de travailler. 

Quelles sont les différentes collections de votre maison d’éditions et quels liens entretiennent-elles avec la fiction, la poésie, la théorie, l’art ?

1. The Good Reader, des livres fins et agrafés qui traitent de la lecture et de la relecture, signés et numérotés, publiés à cinquante exemplaires avec dix « author’s proof », vendus à un prix risible. Mais une fois qu’ils sont vendus, il n’en reste plus. 

2. The Constellations, de longs essais et de la fiction expérimentale (il existe d’autres termes, comme par exemple l’écriture artistique [art writing], pour décrire ces choses, mais cela fait des années je ne m’y réfère que comme « mon travail ». Ce qui est une bonne chose.) Les livres qui seront prochainement publiés sont de Felicity Allen, David Berridge, Kate Briggs, Rachel Cattle, Paul Clinton, Susan Finlay, Anabelle Hulaut, et Isobel Wohl.

Rebecca La Marre, Love is the Language that Sex Speaks
Rebecca La Marre, Love is the Language that Sex Speaks

3. Une série sans titre mais qui inclut des anthologies, des essais, des projets d’artistes et d’écrivains que je choisis selon mon bon vouloir. Il s’agit tout de même de mon entreprise. Les couvertures, comme deux personnes l’ont fait péjorativement remarquer, sont de différentes teintes de rose. Les livres qui seront prochainement publiés sont The Graveside Orations of Carl Einstein, un projet mené par Dale Holmes, édité par Dales Holmes et Sharon Kivland, et mon livre intitulé Unable to achieve broad recognition in my lifetime, I laboured in obscurity until my death last year, qui, si je trouve le temps pour le finir, est une collection de phrases tirées des revues de presse d’expositions. Je travaille sur une nouvelle anthologie qui portera le titre de ON CARE, suite à ON VIOLENCE publiée l’année dernière avec ma co-éditrice Rebecca Jaoge. Nous sommes en train de constituer la liste des futurs contributeurs, et nous sommes à la fois heureuses et angoissées. 

4. Des pamphlets modestes publiés de temps en temps qui sont peut-être un peu chers, mais qui restent largement accessibles. Ils sont souvent produits en peu de temps.

Des éditions, ce sont des choix : formats, paginations, graphisme. 

Les styles sont entièrement empruntés à certaines éditions européenes du vingtième siècle. Mes compétences sont limitées, mais parfois je peux payer quelqu’un pour m’aider. Je travaille avec deux imprimeurs – l’un d’entre eux travaillant sur des machines peu sophistiquées –, qui sont rigoureux et passionnés. Je travaille différemment en fonction de chaque projet et en fonction de l’argent à disposition. Je refuse de demander des subventions, mais j’accepte, par exemple, de vendre un dessin ou de produire une œuvre supplémentaire pour financer la publication d’un livre ou je donne une conference. (Est-ce que je parle trop d’argent ? ) Je veux que les livres aient l’air légers et littéraires. Quelques minutes après l’ouverture d’une foire aux livres d’art, une personne qualifia mes livres de « vieux jeu » et une autre dit qu’ils étaient « classiques ».

Quelle identité souhaitez-vous donner à ce travail ?

Je veux un travail élégant et érudit, avec un aspect modeste et pourtant agréable à contempler. Je veux un contenu léger et néanmoins sérieux. Je pourrais continuer à dire d’autres phrases de ce genre…

Comment faites-vous vos choix ? L’artiste plasticien doit-il avoir une relation avec l’écrit ou l’imprimé pour être publié dans votre maison d’édition  ?

La question est compliquée… D’une manière générale, j’invite des personnes avec qui j’aimerais travailler dans la mesure où je pense que leur travail est intéressant et admirable. Et quelqu’un avec lequel je peux travailler ( ce n’est pas toujours le cas). Cependant des personnes viennent maintenant me voir, et donc j’essaie de comprendre ce que cela leur apportera (à eux mais aussi à moi), de penser à la manière dont nous pourrions collaborer et aux raisons d’une collaboration. Comme j’ai dit peut-être, je me pose un question : la personne a-t-elle jamais acheter un de mes livres ? Et sinon, pourquoi ? J’ai tendance à faire trop de choses à la fois, parce que je m’engage prestement, et ce parfois malgré moi, et je veux faire exister un projet.

En tant qu’éditrice, je n’ai pas la main lourde, je suis plus occupée par le bon usage de la virgule que par l’éloquence de l’écriture.

Sharon KIvland

Quel travail menez-vous avec les artistes ? 

Chaque cas est différent. Je ne suis pas une esclave, mais cela ne me dérange pas de faire comme si j’en étais une si cela sert à réaliser un projet. Je suis d’accord pour servir, mais je peux tout aussi bien refuser. Le fait d’avoir un rythme très réglé chez moi m’est utile. Je pense que je suis directe et franche (mais peut-être que tout le monde pense être ainsi ; je sais que je suis aussi sournoise et retorse). Je conseille souvent aux personnes d’aller voir quelqu’un d’autre, un autre editeur plus connu,  avec plus des moyennes. Je prépare des lectures publiques, des soirées de lancement aussi souvent que possible où je me trouve toujours derrière le comptoir du bar ( cinq balles pour un verre, c’est bon, cinq balles pour un livre, trop cher… triste, non ? ). Je fais de mon mieux, mais je sais bien que ce n’est jamais assez. 

Sur quel mode de fonctionnement êtes-vous :  autodiffusion ? Participez-vous à des salons ? Où peut-on trouver vos éditions ?

La diffusion est un grand problème pour les petites maisons d’édition. Je suis pragmatique. Tout d’abord, j’envoie beaucoup d’emails pour annoncer la sortie d’un nouveau livre et j’utilise les réseaux sociaux. Je m’attends à ce que toutes les personnes que je connais m’achètent mes livres, et je suis dévastée quand elles ne le font pas. Je prépare mes auteurs à cette déception (comme le dit un ami qui a une petite maison d’édition de poésie, les « likes » sont vides de sens). J’essaie de rembourser les coûts de production grâce aux ventes directes via mon propre site internet, mais je n’aime pas l’utiliser comme plateforme pour cela. C’est pourquoi je suis en train de développer un site en ligne de vente de livres. J’ai aussi un distributeur, mais cela fait un an qu’il ne m’apporte rien financièrement (ce n’est pas pour autant que je ne l’apprécie pas ; j’ai reçu énormément de soutien de sa part). Je vais aussi souvent que possible aux foires aux livres d’artistes, mais cela varie en fonction du temps disponible, de l’argent, de mon énergie, et ma présence repose sur la gentillesse de mes amis qui acceptent de m’héberger. On me dit parfois que certains de mes livres sont en librairie. Je n’ai pas une entreprise commerciale, mais je voudrais que les œuvres circulent, je pense qu’elles le méritent, et je sais que je cause parfois de la déception à mes chers auteurs. Cependant, je les avais prévenus, et je serais ravie que leur travail soit repris par une autre maison d’édition à condition que MA BIBLIOTHÈQUE soit référencée.

Que pensez-vous du développement de la micro édition, de ce retour au livre, au papier, à l’envie de sortir du numérique pour avoir le plaisir de manipuler un objet parfois unique ?

Mes livres sont imprimés en petite quantité sur une imprimante digitale. J’ai besoin d’avoir un livre entre les mains, pas vous ? Pour orner les murs, empiler sur une table, remplir les bibliothèques, lire au lit, dans le bain, au petit-déjeuner, au repas de midi, au repas du soir, dans le métro, à l’aéroport, à la plage, dans un hamac à l’ombre d’un arbre dans le jardin l’été, le livre se dérobant à la poigne languide…

Quels sont vos prochaines publications et futurs projets ? 

Je viens de mentionner certaines d’entre elles ; il y aura des nouvelles, des fictions autobiographiques, une réécriture féministe de l’histoire de l’art. Ce sont des livres tout à fait différents quant à leur contenu et à leur voix – la « voix » est une chose qui m’importe beaucoup, des voix qui se déplacent sont présentes dans tous les livres, mais comme l’idée que j’exprime maintenant est une sorte d’après-coup de ma réponse, il faut que je me penche plus sur la question de savoir ce qui lie et ce qui sépare les livres pour connaître leur point de rassemblement et leur point de départ. MA BIBLIOTHÈQUE sera à Paris Ass Book Art Fair1 en avril et à Miss Read à Berlin en mai. 

Propos de Sharon Kivland recueillis par Valérie Toubas et Daniel Guionnet © Point contemporain
Traduction : Francis Haselden ( voleur des livres )

Nouveautés de MA BIBLIOTHÈQUE à retrouver ici : https://mabibliotheque.cargocollective.com

Actualités :

Paris Ass Book Fair 2019
Du 05 au 07 avril 2019
Palais de Tokyo, 13 avenue du président Wilson, 75116 Paris (M° Iéna)
Entrée libre

1 – La Paris Ass Book Fair est une foire internationale qui rassemble des éditeur-trice-s de livres d’art et de fanzines, des libraires et des artistes qui considèrent les publications imprimées comme un médium à part entière.

MISS READ: Berlin Art Book Festival 2019
May 3 – 5, 2019
at Haus der Kulturen der Welt
John-Foster-Dulles-Allee 10
10557 Berlin

Offprint London
17 – 19 May 2019 
Tate Modern, Turbine Hall
, Bankside, London SE1

Offprint Paris
7 – 10 November 2019 
École nationale supérieure des beaux-arts de Paris
, 14 rue Bonaparte, 75006 Paris