LARA BLOY

LARA BLOY

Lara Bloy, Entre deux temps II, 2022. Huile sur toile, 250 x 170 cm. Courtesy artiste et H Gallery Paris. Photo Aurélien Mole

ENTRETIEN / Lara Bloy
par Valérie Toubas et Daniel Guionnet

Entretien paru dans la revue Point contemporain #27-décembre-janvier-février 2023

La peinture est pour moi une forme d’échappée qui passe par
un questionnement permanent de ses techniques et de ses représentations.

Lara Bloy appartient à cette génération d’artistes qui ont su redonner toute sa force à la peinture. Nourrie par l’influence des grands maîtres, elle a su développer en seulement quelques années de pratique, un travail de peinture qui réinvente les codes de la représentation.
L’acte de créer est, chez Lara Bloy, porté par une détermination, sans doute parce que n’ayant pas suivi le circuit conventionnel des écoles d’art, elle s’est formée toute seule, dans la passion, le temps, le plaisir d’apprendre, dans ce « faire » et ce « refaire » qui ajoute toujours un peu plus d’elle-même dans ses toiles. Face à ses œuvres, on ne peut qu’imaginer, dans ces chutes, ces suspensions, ces torsions, ces passages de la vie à la mort, qu’elle évoque ses  préoccupations mais aussi, dans un second niveau de lecture, qu’elle y exprime son propre rapport à la peinture. 

Par la façon dont tu représentes les corps, dont tu exécutes les drapés, il se ressent dans ta pratique un goût certain pour la peinture classique, sans pour autant que ton geste ne soit emprisonné par des règles…
J’ai en effet toujours été fascinée par la peinture classique, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Vermeer, Zurbarán, Boucher et bien d’autres. Mon apprentissage de la peinture n’est pas conventionnel parce que je n’ai pas intégré une école de peinture et même si j’ai bénéficié de cours dans une faculté d’arts plastiques, je me définis comme une autodidacte. En apprenant la peinture par moi-même, et plus tard par mon poste d’assistante d’atelier, je pense avoir gagné une forme de liberté car j’ai pu, sans formatages quelconques, ni sans devoir céder aux normes de la peinture, à ses définitions classiques ou contemporaines, affirmer plus avant mes intentions. J’ai l’impression de suivre un itinéraire très personnel dans l’élaboration de ce que sera ma peinture. J’aime l’idée d’aller quelque part tout en étant capable d’aller en même temps explorer son contraire.

Ton intérêt pour la peinture classique se retrouve dans le motif du drapé qui à la fois cache et révèle…
Dans mes compositions, je travaille beaucoup par contraste pour donner plus de force à l’ensemble. Le drapé, par une géométrie assez labyrinthique, contraste avec l’aspect lisse de la peau, la fluidité des mouvements. Il a un caractère angulaire qui se construit par opposition entre des parties sombres et d’autres plus lumineuses. Je monte ma toile en repassant sur certaines parties avec des jus ou je procède au contraire en soustraction, en les effaçant avec un pinceau imbibé de térébenthine, ce qui me permet de retrouver le blanc de la toile afin de faire émerger la lumière. Ce trait incisif se retrouve aussi dans le passage de la gestuelle assez libre qui donne naissance à la première esquisse. Aux étapes suivantes, j’oppose cette tendance assez naturelle d’avoir une touche plutôt douce dans les modelés à des touches beaucoup plus dynamiques. Je construis mes toiles sur des oppositions, de noir sur noir ou clair sur clair, avec des parties peintes très légères ou au contraire très chargées en matière.

Peux-tu nous parler de tes modèles et plus particulièrement de la récurrence de la figure féminine dans tes œuvres ?
Mes dernières séries représentent presque exclusivement des femmes, dans une sorte de rapport de sororité où la mise en scène du corps interroge ses états intérieurs. J’observe ses actions. Le parti pris de cacher parfois les visages manifeste une forme de pudeur et est une manière pour moi d’évoquer une histoire de la peinture où la femme a toujours été représentée nue, offerte aux regards. Souvent, je montre des corps en ataraxie, pris dans des questionnements philosophiques, dans une sorte de trouble. C’est le cas pour la toile représentant un corps flottant à l’envers pour laquelle je me suis inspirée du film d’animation japonais Ghost in the Shell où le personnage principal se questionne sur son existence, dans une ère où évoluent des corps connectés et cyber améliorés. Une indisponibilité des figures qui se manifeste par des corps souvent cachés sous des drapés ou des visages se détournant du regardeur. Après un an et demi de travail à l’abri des regards au fond de mon atelier, une pratique a commencé à émerger, des automatismes se sont créés. Progressivement, j’ai commencé à étudier le corps dans des attitudes qui expriment parallèlement une existence physique et mentale que l’on pourrait même qualifier de psychologique. La tension d’un corps, la torsion que je peux demander à mon modèle à l’atelier, l’effort musculaire, me permettent d’exprimer un sentiment qui est de l’ordre de la réflexion, de l’introspection. Une des toiles de la série Les Égarées prend pour référence la torsion très particulière du cou de Sainte-Cécile de la sculpture de Maderno. Cette série parle de l’absence et les figures que je représente comme dans Le Masque ou Le Dilemme échappent à ceux qui les regardent. N’étant pas accessibles, recouvertes parfois d’un drapé ou dans une sorte de repli mental, elles vous laissent en suspens. Chaque toile, par son caractère énigmatique, est pour moi une façon de susciter chez le regardeur un sens beaucoup plus fort que ce qu’elle donne immédiatement à voir.

Cette part d’introspection est aussi renforcée par une profondeur scénique, assimilable à celle de l’esprit, de la conscience de son être, de sa condition…
Je construis mes tableaux de manière à induire un cheminement qui amène à la lecture de ce qui pourrait être notre propre situation, de manière métaphorique ou symbolique. La dimension scénique, par ses effets de profondeur comparables à ceux d’une pièce de théâtre ou d’un spectacle de danse contemporaine, participe à amener une part psychique très puissante à mes tableaux. Je renforce cette impression par une lumière zénithale qui isole la figure dans des fonds unis épurés et concentre le regard sur un seul élément central. Dans l’atelier, j’ai mis en place un système de suspension et des spots de lumière qui me permettent de travailler sur ce relâchement du corps des modèles qui sont des danseuses ou des contorsionnistes. Dans l’oeuvre inspirée de la sculpture de Giambologna L’Enlèvement des Sabines, j’ai cherché à rendre compte d’une situation paroxystique, avec un corps qui est, dans la fluidité d’un même mouvement hélicoïdal, à la fois en flottement et en chute. Comme dans une pièce de théâtre, j’essaye de pointer cette acmé, ce moment dramaturgique qui est aussi un moment de bascule, une sorte d’instantané comme le fait Veličković par exemple.

Des mouvements en lien avec la vie mais qui interrogent, par un travail de la carnation de la peau, la condition mortelle de tout être…
La mort est assez présente dans ma peinture et je ne me refuse pas certaines teintes de peau assez cadavériques. Michel-Ange disait que dans une première étape de composition d’une oeuvre, le peintre crée la vie par son esquisse très dynamique et très relâchée, puis qu’il apporte la mort quand il met de la couleur, parce qu’il est dans un processus de recouvrement. Pour redonner vie au tableau, il est nécessaire d’employer des glacis, de procéder par touches plus dynamiques. Après avoir préparé ma toile avec un jus assez léger, je trace une esquisse avec une teinte assez terreuse, plus ou moins foncée, qui donne cet effet de grisaille. Quand je travaille sur une toile, j’ai moi aussi conscience de ces moments où je donne la vie et où je la reprends. Je m’autorise ces teintes de peau très froides parce que je ne cherche pas à faire une peinture décorative, mais que je m’intéresse à la représentation de la chair. J’assume alors le fait que la partie du corps émergeant d’un drap peut paraître sans vie.

Les postures de tes figures, dans une dimension anatomique, témoignent aussi de ce rapport entre la vie et la mort…
Je dessine toujours mes premières esquisses à partir d’un livre sur l’anatomie humaine car son étude me permet de comprendre la manière d’exagérer certains muscles. Le moment de bascule entre la vie et la mort se retrouve en effet dans les postures de mes figures, dans l’idée de chute, dans la disparition d’un corps enseveli sous un drap, dans des torsions qui ne sont pas sans rappeler des actes de torture. Nietzsche disait qu’il y a une part de vie et de mort dans toute chose, une part apollinienne, très mesurée, classique, et une part dionysiaque, plus sombre, qui sort des tripes. Je fais en sorte que les deux aspects cohabitent dans mes toiles parce que leur confrontation est intéressante. La souffrance est présente dans mes toiles, comme elle est présente dans la vie. Elle a souvent été représentée de manière métaphorique ou symbolique dans la tradition romantique, j’essaye d’en donner ma propre définition, entre le réel, parfois torturé et incisif, et la mise en scène.

Lara Bloy, Sans titre II, 2022. Huile sur toile, 73 x 100 cm Courtesy artiste et H Gallery Paris. Photo Aurélien Mole
Lara Bloy, Sans titre II, 2022. Huile sur toile, 73 x 100 cm Courtesy artiste et H Gallery Paris. Photo Aurélien Mole
Lara Bloy, Sans titre II, 2022. Huile sur toile, 30 x 24 cm Courtesy artiste et H Gallery Paris. Photo Aurélien Mole
Lara Bloy, Sans titre II, 2022. Huile sur toile, 30 x 24 cm Courtesy artiste et H Gallery Paris. Photo Aurélien Mole
Lara Bloy, Le dilemme, 2022. Huile sur toile 73 x 100 cm Courtesy artiste et H Gallery Paris. Photo Aurélien Mole
Lara Bloy, Le dilemme, 2022. Huile sur toile 73 x 100 cm Courtesy artiste et H Gallery Paris. Photo Aurélien Mole

LARA BLOY – BIOGRAPHIE
Née en 1992 à Toulouse. Vit et travaille à Saint-Ouen
@larabloy
Représentée par H Gallery Paris (www.h-gallery.fr)