Sharon Kivland, L’Entreprise de séduction

Sharon Kivland, L’Entreprise de séduction

Par le titre de l’exposition, Sharon Kivland assoit les champs de prospection de son exposition : à savoir l’entreprise et la séduction. Sa proposition est le résultat d’un temps de recherche en 2017 sur l’activité de la manufacture Oberkampf au musée de la Toile de Jouy à Jouy-en-Josas. 

Durant son temps de résidence, Sharon Kivland s’est donc intéressée à Christophe-Philippe Oberkampf qui a développé en France un système mécanisé d’impression sur toile de scènes pastorales (entre autre) qui se nomme la toile de Jouy, et de tissu à impression floral, que l’on appelle l’indienne de Jouy. Ces impressions relatent à la fois le goût de l’époque, le début de l’industrialisation, puisque ces tissus pouvaient être imprimés en série grâce à un cylindre de cuivre gravé, et servaient de marchandise d’échange lors du commerce des esclaves. La période de production de la toile de Jouy se situe entre 1770 et 1843, et va donc accompagner des étapes importantes de l’Histoire française, c’est à dire la Révolution, le Directoire, l’Empire et sa chute. Ce rapprochement de la question du décoratif, par la toile de Jouy, et de la mode, par l’indienne de Jouy, intéresse particulièrement Sharon Kivland. Elles lui permettent de relire l’Histoire et de la relier au présent, sous l’angle du féminisme, d’une lutte contre le capitalisme, d’un engagement politique. Pour l’artiste, le changement, la liberté collective et individuelle, sont les éléments indispensables pour construire une société plus égalitaire. Et un événement important de l’histoire incarne, selon elle, toutes ces valeurs : la Révolution française. Cet événement historique permet de nous confronter au présent. L’artiste évoque la notion « d’après-coup » utilisée en psychanalyse. La distance permet une meilleure analyse car « sans histoire, on ne peut pas exister »1. Ce principe construit le travail de Sharon Kivland, qui nous met en présence d’un vocabulaire symbolique, reflétant les paradoxes politiques et moraux de la société actuelle : blanche, machiste, hétéronormée. 

Une exposition référencée
Sharon Kivland référence systématiquement ses projets pour délimiter un espace de réflexion, et met ainsi en réseau des auteurs, philosophes, historiens, psychanalystes, spécialistes, etc. Pour L’entreprise de Séduction, elle appuie ses intentions sur des réflexions de Christophe-Philippe Oberkampf, d’Aimé Césaire, de Jean-Jacques Rousseau, qu’elle cite en préambule de son exposition :

 

Il est juste et même pour l’intérêt de tous que je sois le maître chez moi.
Christophe-Philippe Oberkampf

[Q]ue le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur
d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec,
derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui,
 à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne,
d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de
ses économies antagonistes.
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme 

Donnez à une jeune fille qui ait du goût, et qui méprise la mode,
des rubans,  de la gaze, de la mousseline et des fleurs, […]

elle se fera un ajustement qui la rendra cent fois plus charmante…
Jean-Jacques Rousseau (Émile, livre V)

 

Ici, le directeur des manufactures d’Oberkampf clame haut et fort sa domination et installe un rapport de hiérarchie pyramidale qui induit la soumission. Et cette relation de pouvoir nous allons la retrouver tout au long de l’exposition. Que signifie le « chez moi » : est-ce un territoire psychologique, géographique ? Il sous-entend également l’idée de conquête, celle d’hégémonie dans l’industrie textile, secteur d’activité de l’industriel. Mais comment cette relation au pouvoir peut-elle aussi être représentée ? La référence à Aimé Césaire poursuit la question de la domination d’un peuple sur un autre, et de l’activité notamment économique que celle-ci crée et fait fructifier à travers l’échange de biens matériels. En l’occurrence, ici, la traite des noires. Quant à la pensée de Jean-Jacques de Rousseau, elle réduit la position de la femme au simple statut d’objet : charmant et mignon. Sharon Kivland nous expose ses idéaux: une lutte contre le capitalisme,  un engagement féministe, des revendications postcoloniales.

La toile de Jouy et la manufacture Oberkampf, le fil rouge
La toile de Jouy n’est alors pas uniquement un élément décoratif. Et l’ambiguïté de ce bout de tissus constitue le fil rouge de l’exposition. Nous la retrouvons en peinture murale, ou en gravure encadrée, imprimée à partir de planches de cuivre, comme pouvaient l’être les toiles de Jouy. Chaque détail provient d’une toile existante et construit l’exposition. La toile de Jouy représente habituellement une scène pastorale, imprimée en une couleur unique sur une toile de lin blanche ou écru. Ce motif est lié spécifiquement à cette période « Révolution française – chute de l’Empire ». Ces impressions sur tissu nous présentent des scènes champêtres, mettant parfois en scène une jeune femme et un jeune homme dans une discussion galante. Ces motifs imprimés succèdent au nouveau genre de peinture crée par le peintre Watteau, la fête galante. Au début du XVIIIe siècle, Watteau commence à représenter l’aristocratie dans un amusement de balades dans des jardins ou des bois. Certaines peintures dépeignent de jeunes personnes en plein jeu de séduction, d’autres en discussion. Et ce retour au décor naturel préfigure les scènes pastorales des toiles de Jouy. L’artiste Sharon Kivland se saisit de cette dimension de décor pour le déconstruire et le reconstruire dans l’espace d’exposition.

Les histoires de La tentative de séduction
En écho à la scène pastorale, lieu de mise en scène et de construction d’une narration, l’artiste nous propose un parcours narratif au sein de La tentative de séduction, construit en cinq tableaux, mettant chacun en scène des éléments indiciels provenant systématiquement d’une toile de Jouy: La Chasse, La Pastorale, Le Procès, L’Exécution, L’Invitation au voyage. Chaque chapitre nous propose un ensemble d’éléments allant de la tenue vestimentaire, au décor peint ou sous cadre, aux animaux taxidermisés, aux mobiliers. Les tonalités sont blanches et rouges, qui suggèrent une violence sous-jacente dans les premières salles à travers le décor champêtre peint, pour arriver à l’exécution dans l’avant-dernière pièce. Sharon Kivland collabore toujours avec des personnes qualifiées2 pour la réalisation de ses pièces comme par exemple pour le très beau morceau de dentelle à l’aiguille point d’Alençon que l’on peut voir sur le mannequin Stockman. L’artiste réalise elle-même la broderie des mouchoirs et l’habillement des animaux, qui portent généralement un bonnet phrygien. Par ailleurs, les animaux naturalisés représentent plus que la nature elle-même, puisqu’ils sont encore présents malgré la mort. Dès lors, un jeu sur le sens se met en place: « être naturalisé » signifie devenir citoyen, avoir le droit d’exister. Ces animaux, dans la symbolique, deviennent alors des agents.

Chaque tableau participe à la construction de L’entreprise de séduction. Le premier, « La Chasse », nous présente une redingote et une robe, disposées sur l’armature d’une chaise longue, dans un décor peint, et un oiseau nous expose un mouchoir sur lequel est brodé « je ne l’ai pas fait exprès », derniers mots de Marie-Antoinette, quand en montant vers la guillotine, marcha sur le pied du bourreau. La robe fait directement référence à un scandale vestimentaire surnommée « la chemise à la reine », tenue légère que porta Marie-Antoinette et dont la peintre Elizabeth Vigée-Lebrun représenta dans le célèbre portrait Marie-Antoinette en Gaulle (1783). Cette robe se composait d’un tissus de coton structurer à la taille par une ceinture, dont un chapeau de paille venait accessoiriser la tenue, qui devint par la suite le style à la mode. Le tapis rouge évoque indéniablement la flaque de sang. Le ton est donné. Nous n’entrons pas dans une histoire aux mœurs si légère.  Le deuxième tableau, « La Pastorale », réutilise les mêmes éléments narratifs, le tapis rouge – flaque de sang, les animaux taxidermisés, le décor mural champêtre, poursuivant ainsi la narration de la première salle. Nous y trouvons une paire de ballerines en satin rouge et le chapeau de paille de la belle, son ombrelle, ses gants dont l’un se trouve sur la corne d’un bélier et l’autre dans la gueule d’un renard, ce dernier étant assis au centre de ce tapis rouge. L’innocence et la violence se côtoient dans cette scène en présence du livre l’Emile ou De l’éducation (1762) de Jean-Jacques Rousseau, célèbre traitée d’éducation dans lequel l’auteur définit des préceptes éducatifs pour les hommes. L’artiste pointe ici l’absence de prise en compte de l’éducation de la femme comme égal de l’homme puisque le chapitre qui lui est consacrée, dont la représentante s’appelle Sophie, doit être élevée et éduquée pour être l’épouse d’Émile. Est-ce le meurtre de cette Sophie que l’artiste nous met en scène afin de libérer la femme de la domination patriarcale ? ou bien l’inverse, la société, telle qu’elle est construite, tue-t-elle consciemment et systématiquement le genre féminin ? Sharon Kivland rappelle continuellement à ce sujet la pensée engagée de Simone de Beauvoir : « on ne nait pas femme, on le devient »3. Le troisième tableau, « Le Procès », nous invite à déambuler sur un tapis rouge, entouré d’un côté, d’une rangée de chaises aux assises rouges, de l’autre, des têtes de biches accrochées au mur portant chacune un ruban rouge autour du cou. Les assises accueillent des oiseaux chanteurs avec dans leurs becs un mouchoir brodé en satin rouge dont le texte cite les devises de la révolution française en reprenant la police de caractère de La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Se joue ici un face à face entre les devises d’égalités et le sacrifice des biches portées en trophée, qui n’est rien d’autre que l’évidente métaphore de la condition de la femme dans la société occidentale. Le visiteur, pris en étaux dans cette violente procession, devient malgré lui le médiateur voir l’acteur de ce procès. Le quatrième tableau, « L’Exécution », nous présente l’issue de la narration. Un mannequin Stockman nous fait face, sans tête, dont le jabot réalisé en dentelle est ensanglanté. Une tête de sanglier est également accrochée dans cette salle ainsi que la gravure de la tombe de Rousseau et d’une scène de chasse aux sangliers. La sentence est tombée, le patriarcat est exécuté. Dans un autre niveau de lecture, le mannequin représente ici Robespierre (1758-1794), avocat et homme politique français, grande figure de la Révolution française, à laquelle l’artiste voue une incommensurable admiration. La présence de la représentation de la tombe de Rousseau dans ce tableau indique le lien entre Rousseau et Robespierre, et la vive admiration qu’il avait pour ce dernier et sa pensée humaniste, selon l’historienne Sophie Wahnich4. Son exécution symbolise pour Sharon Kivland l’arrêt brutal d’un possible changement de la société. Un point important à mettre en lumière est la réalisation de la dentelle. Activité presque exclusivement féminine, Sharon Kivland collabore avec un jeune artiste qui maitrise parfaitement la technique de la dentelle à l’aiguille point d’Alençon, et met en déroute ici les clichés. Le dernier et cinquième tableau, « L’Invitation au voyage », se situe à part dans le parcours de l’exposition puisqu’invisible de l’extérieur, symbolisant la dimension de l’inconscient de l’école d’HEC, grande école de commerce. L’artiste nous invite à un voyage sur l’échange de marchandises construit sur la toile de Jouy et l’indienne de Jouy, et l’acheminement de vivres et d’esclaves dans les colonies. Trône dans la salle d’exposition une chaise devant laquelle est posée au sol une peau de sanglier, signes symboliques de conquête et de domination. Une vidéo présente un défilement de toile de Jouy sur laquelle s’ajoute une voix neutre qui récite les listes de chargement des navires partant de France pour l’Afrique : « guinées, indiennes, mouchoirs, 12 redingotes, 2 larges ombrelles pourpres, sucre, riz, café, 300 esclaves d’Angola, 200 du Sénégal, … ». On comprend donc à l’écoute de la liste que les objets cités nous renvoient aux objets et images que nous avons rencontrés sur notre parcours dans l’exposition. Ce dernier volet évoque la naissance du capitalisme, de la prise de pouvoir d’un peuple sur un autre, de son asservissement par l’échange de marchandise, de la création soudaine de la propriété et du désir matériel du peuple asservi. Sharon Kivland nous met ici face à nos responsabilités d’ « hommes blancs »5, et la mise en exergue du passé pointe inévitablement le présent.

Une résonnance dans l’actualité
Cette exposition engagée est le miroir d’une situation géopolitique actuelle difficile et tragique, concernant la situation des migrants, encore aujourd’hui tributaire de la décision du dit « homme blanc », qui, sous le système capitaliste, régie et ordonne les mouvements migratoires. Et le rappelle des devises de La déclaration des droits de l’homme et du citoyen par l’artiste et un cri puissant de désaccord avec la situation actuelle. Le cri de l’artiste se joint aussi à l’actualité sur le statut de la femme avec les mouvements #metoo6 et #Balancetonporc7 qui ont succédé suite à la dénonciation des agressions sexuelles mises au jour dans l’affaire Harvey Weinstein.

La séduction éconduite
Ce cri si vindicatif de l’artiste a pourtant été difficilement entendu et surtout visible dues aux conditions compliquées de montage et de monstration de l’exposition. Ce projet s’est retrouvé au cœur d’un conflit d’intérêts entre le personnel en charge de l’espace d’art et le campus d’HEC à Jouy-en-Josas. Une journée d’étude devait à l’origine faire partie du projet puis annulée par manque de soutien de la part des organisateurs. Quant à la possibilité de voir l’exposition, elle fut réduite à nulle car le centre d’art fut fermé quasiment durant tout le temps de l’exposition. 

Loin de pouvoir présenter l’exposition en trois dimensions, cet article permet de rendre visible d’une autre façon ce projet, et d’en restituer tous les paramètres, les prises de positions plastiques et théoriques de l’artiste, ainsi que les conditions de son existence.

 

1 Propos recueillis auprès de Sharon Kivland en février 2018.
2 Pour cette exposition, elle collabore avec Léo Beirent, Marie-Andrée Bernard-Trébern, Phèdre Calvados, Thomas Gaugain, Francis Haselden, Bev Stout, Matthew Wang.
3 Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, 1949
4 Ce n’est pas l’influence la plus citée, mais Robespierre lui-même cite Rousseau.
5 Par homme blanc, j’entends l’homme occidental.
6 #metoo est un mouvement international qui dénonce les agressions sexuelles et le harcèlement. Il s’est répandu de façon virale à partir d’octobre 2017 comme hastag utilisé sur les réseaux sociaux.
7 #BalanceTonPorc est un hashtag français qui s’est largement diffusé sur les réseaux sociaux en octobre 2017 pour dénoncer l’agression sexuelle et le harcèlement, plus particulièrement dans le milieu professionnel, à la suite d’accusations de cette nature portées contre le producteur américain Harvey Weinstein.

 

Texte Fabienne Bideaud © 2018 Point contemporain
Historienne de l’art et commissaire d’exposition indépendante

 

 

Visuel de présentation : Vue d’exposition Sharon Kivland, Entreprise de Séduction – Campus HEC Paris – Jouy-En-Josas. Courtesy et photo Sharon Kivland

 

Execution, Vue d'exposition Sharon Kivland, Entreprise de Séduction – Campus HEC Paris – Jouy-En-Josas. Courtesy et photo Sharon Kivland
Execution, Vue d’exposition Sharon Kivland, Entreprise de Séduction – Campus HEC Paris – Jouy-En-Josas. Courtesy et photo Sharon Kivland

 

Pastorale, Vue d'exposition Sharon Kivland, Entreprise de Séduction – Campus HEC Paris – Jouy-En-Josas. Courtesy et photo Sharon Kivland
Pastorale, Vue d’exposition Sharon Kivland, Entreprise de Séduction – Campus HEC Paris – Jouy-En-Josas. Courtesy et photo Sharon Kivland

 

Pastorale, Vue d'exposition Sharon Kivland, Entreprise de Séduction – Campus HEC Paris – Jouy-En-Josas. Courtesy et photo Sharon Kivland
Pastorale, Vue d’exposition Sharon Kivland, Entreprise de Séduction – Campus HEC Paris – Jouy-En-Josas. Courtesy et photo Sharon Kivland

 

Le Procès, Vue d'exposition Sharon Kivland, Entreprise de Séduction – Campus HEC Paris – Jouy-En-Josas. Courtesy et photo Sharon Kivland
Le Procès, Vue d’exposition Sharon Kivland, Entreprise de Séduction – Campus HEC Paris – Jouy-En-Josas. Courtesy et photo Sharon Kivland