Taysir Batniji : entre récit intime et histoire collective

Taysir Batniji : entre récit intime et histoire collective

EN DIRECT / Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji, du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)

Actuellement présentée au Mina Image Centre de Beyrouth, l’œuvre de Taysir Batniji fait résonner un temps meurtri, retracé dans le parcours, Sand Comes Through the Window, curaté par Manal Khader. L’exposition tente d’étudier le présent et les moments de l’Histoire, dans ses suspensions et ses fuites, pour ériger une double mémoire, de l’intime au politique. 

Fathers (2006) est une série de photographies réalisées entre 2005 et 2006. Un dispositif spéculaire est mis en place dans le choix de capter un portrait masculin au centre de différents lieux de vie à Gaza, tels des boutiques, des usines, des cafés et autres espaces partagés. La mise en abyme fait ainsi se rencontrer espace public et espace privé, ce qui se matérialise dans l’image ostensiblement accrochée du « maître des lieux », incarnant la figure du père. Lieu presque toujours vide, seul demeure le portrait encadré de l’homme, comme unique trace humaine entourée de multiples éléments amassés, altérés, souvent épuisés par le temps. 

L’intérêt de la série réside notamment dans le choix du cadre : sa composition précaire et parfois désuète apparaît telle une installation à même de saisir, finalement, les conditions de vie de la zone palestinienne totalement isolée. Héritage des pères, hommage à eux et témoignage d’une autorité restée intacte, le travail de Fathers illustre une double perspective dans la démarche de Taysir Batniji, qui fait l’objet d’une contamination réciproque. Sociologique, l’œuvre insiste sur la hiérarchie familiale et le statut patriarcal de la société palestinienne. Le père, absent et peut-être mort, réapparaît inlassablement dans cet affichage et revit au gré des regards qui lui sont portés : par les descendants, les employés, par les clients… Le célèbre ça a été barthésien, suspension du temps dans l’empreinte photographique, se traduit dans la série par une constante émanation du passé qui va jusqu’à envahir le présent par l’image de ce père. Les objets tout autour sont alors comme des témoins d’une vie passée, venant renforcer cette idée de monument discret soulevée par le portrait. 

Floutant toutes frontières entre les différentes strates de la société, privée, publique, intime, politique, la série invite à penser un espace complexe, entre le cours d’une existence ordinaire, le fonctionnement de la société arabe et la vie particulière des habitants de Gaza. Cette dynamique de l’oscillation entre sphères multiples révèle une démarche artistique mémorielle, ici constitutive du statut d’exilé palestinien qu’est Taysir Batniji, mêlant subjectivités et histoire commune. Elle se retrouve d’ailleurs dans To my brother (2012). 

Composée d’une soixantaine de dessins sans encre, travaillés en filigrane, l’œuvre est inspirée de photos de famille prises lors du mariage du frère de l’artiste en 1985. Quelques années après, lors de la première Intifada, ce frère décède brutalement, sous les tirs d’un sniper israélien. Cette mise en scène d’une histoire des plus intimes qui rencontre alors frontalement l’Histoire suggère l’impossibilité d’évoquer la mort de manière directe, telle une pudeur dans la démarche autobiographique de Taysir Batniji. Sont aussi interrogées les modalités de représentation de la perte – interrogation qui sera d’ailleurs poussée à son comble dans Untitled (Traces)

Au-delà du conflit israélo-palestinien, en creux dans cette œuvre, c’est bien l’idée de l’absence d’un être cher et la tentative de représenter le deuil qui est ici central. Dès lors, comment montrer la mort de l’être aimé ? L’absence d’encre nous répond que c’est impossible : malgré tout, le travail de la gravure signale une manifestation spectrale. Faire son deuil, c’est aussi laisser partir l’autre pour ne conserver que son souvenir : ici, les images du bonheur sont invisibles selon où se place le spectateur, qui doit se rapprocher de l’œuvre pour les voir. Elles tissent alors une dialectique de l’apparition et de la disparition, de la présence et de l’absence, faisant du défunt cette figure insaisissable qui se refuse à l’oubli. 

Par cette œuvre pourtant clairement liée au contexte hautement problématique du Moyen-Orient, l’artiste transcende tout confinement de son travail à une unique recherche sur le politique pour tendre vers la transmission d’une expérience commune à chacun, celle du deuil. Ce faisant, il appelle néanmoins à prendre conscience du récit collectif dans lequel s’insère sa propre histoire et informe, en ce sens, une mémoire alternative de l’événement. 

Parfois, cependant, c’est bien le politique qui prend le pas sur le matériau autobiographique, toujours dans un enchevêtrement fécond de ces deux aspects de l’œuvre du photographe exilé à Paris. C’est le cas de la série Disruptions réunissant de nombreuses captures d’écran d’appels vidéo tenus de 2015 à 2017, entre l’artiste et sa famille, restée à Gaza. L’œuvre, par son caractère intermédial et la thématique qu’elle aborde, fait référence à la technologie et à la place de l’Histoire dans notre rapport à l’autre, dans notre connexion au monde. La disposition des images de ces conversations oscille entre l’absence totale de visibilité, due à la mauvaise connexion qui se manifeste par un vert très vif, et la difficile apparition de l’interlocuteur. Les appels, datés, sont alors à relier aux violences et aux événements qui ont eu lieu à Gaza : l’artiste réussit ainsi à saisir, de l’étranger, deux espaces où le conflit se fait présence insidieuse mais surpuissante : l’intime et le public. C’est finalement cette condition de l’entre deux de l’exilé qui permet à Taysir Batniji de construire une perception de l’événement qui procède paradoxalement de l’étrangéisation mais aussi, du familier. Les captations sont pixellisées au point que l’image tend vers l’effacement, voire l’abstraction. Cette disparition de la personne, littérale et métaphorisée, indique la négation de toute possibilité de dialogue. 

Le conflit s’immisce ainsi dans les relations familiales, comme c’est le cas pour To my brother, et empêche d’entretenir sainement un lien essentiel : comme celle du frère, la représentation de la mère ou de la famille en général est partielle, problématique, au contraire de ces inconnus érigés au rang d’autorité par les portraits de Fathers. Faut-il y voir encore de la pudeur de la part de l’artiste ou, cette fois, la volonté de signifier qu’une véritable relation, de l’ordre du privé, est rendue quasiment impossible par les forces anéantissantes d’un conflit sans fin ? Constat certes terriblement pessimiste mais qui confirme la condition d’exilé de Taysir Batniji, puisqu’il est bien question de contrainte dans les déplacements de l’artiste, qui ne peut retourner à Gaza, et de dépossession. Sans retracer l’histoire contemporaine de la Palestine, on peut citer le poète Tahar Ben Jelloun pour comprendre la position d’un artiste palestinien face au contexte dans lequel, ou à partir duquel, il crée : 

La poésie palestinienne est contemporaine du temps brutal et de l’histoire falsifiée. Le peuple palestinien, expulsé de sa terre, disséminé entre les tentes noires et le désespoir, a tôt élevé la voix. Pas uniquement pour clamer des discours, mais aussi pour dire le quotidien de la mémoire entassée dans les camps, dire le rêve urgent, celui d’exister.1

Cette nécessité de prendre la parole, de faire œuvre, se voit redoublée par le fait que Taysir Batniji vit à Paris et donc combine une identité en mouvement, faite de son pays d’origine et de son pays d’accueil.

Cette condition que subit dès lors l’artiste, tout en l’érigeant en force de création, impose certaines restrictions dans le processus créatif : en effet, Taysir Batniji a dû mandater un photographe pour son projet Watchtowers (2008) car, en tant que Gazaouite, il ne peut se rendre en Cisjordanie. L’œuvre se compose d’une série de 26 photographies en noir et blanc où les miradors israéliens sont le sujet central ; elle s’inscrit donc dans une seconde forme de clandestinité dans sa démarche même, puisqu’il n’est pas autorisé de photographier des bâtiments militaires. Détournant l’esthétique documentaire de Bernd et Hilla Becher et leur « typologie » des installations industrielles de l’Après-guerre, l’artiste catalogue les différents édifices de surveillance. Aucun artifice, pas de mise en scène ni de travail du cadrage ou de lumière, les photographies ne viennent pas ériger les miradors au rang de monument ou de sculpture mais marquent l’expérience des différents habitants de Cisjordanie et du photographe. L’objectivité recherchée par le couple allemand est remplacée par le volonté de Taysir Batniji de créer un « cheval de Troie » dans la réception de l’œuvre : les réflexes d’interprétation stimulés par la reconnaissance d’une modalité de représentation notoire sont désorientés, il ne s’agit plus de regarder une procédure esthétique mais une forme sociale dont le sujet renvoie au reportage de guerre. 

La réflexivité de la série conditionne ainsi une réception alternative du conflit israélo-palestinien, une réévaluation de l’actualité où le cliché des médias traditionnels est remplacé par la subjectivité de l’artiste. Le dispositif documentaire a alors pour conséquence une renégociation du « rapport à l’histoire, à la politique, et tout simplement au réel »2. À l’instar d’Harun Farocki, le photographe dessine aussi une réflexion subtile sur les technologies de surveillance, mêlant dangereusement enregistrement et destruction.  

Quelque peu à part dans l’espace d’exposition et dans le choix des œuvres réunies au Mina Image Centre, Untitled (Traces) date de 2016 et poursuit, selon les dires de l’artiste, un travail de l’épuisement, de l’arrachement et plus largement, de l’absence, amorcé dans l’installation Absence (2008) ou la série de photos Gaza Walls (2001). C’est finalement, l’œuvre tout entière de Taysir Batniji qui pense et se pense par rapport à cette problématique. Néanmoins, le fond blanc, les traces marron de peinture similaires à du scotch arraché, les formes de cadre qui disparaissent renvoient à une dilatation extrême et font de cette série abstraite une œuvre déceptive. En effet, contrairement aux autres productions présentées, aucun récit n’est imposé ni même introduit. C’est au regardeur d’interpréter ce qu’il a sous les yeux, à partir de la cohérence de l’exposition. Dès lors, le travail sur le statut incertain des images qui anime l’artiste parvient à la certitude de l’absence du sujet et à la disparation progressive du cadre, et peut-être du médium même. Celui-ci est mis à nu et l’appareil photographique semble avoir atteint ses limites : l’impossibilité de dire le réel dans son intégralité impliquerait alors nécessairement une alternative. 

La technique picturale utilisée dans Untitled (Traces) révèle un dépassement des thèmes de prédilection de l’artiste : le conflit prend tout l’espace sans pourtant être représenté et l’artiste ne manifeste plus aucune trace autobiographique mais s’immisce dans les empreintes qu’il laisse, le contact à l’œuvre rappelant son processus de création. Que penser alors de cette fracassante perspective si ce n’est l’angoisse de ne pas parvenir à transmettre ou, justement, de transmette un récit identitaire complexe ? Si, comme l’affirmait Aby Warburg, l’artiste est un sismographe, les sismogrammes de Taysir Batniji apparaissent tels des signaux d’alerte au sujet d’une époque incertaine et dramatique.

Il s’agit donc de penser des stratégies formelles qui matérialisent la violence du réel et absorbent les aléas de l’existence. Le travail de Taysir Batniji représente l’exil dans le sens où, pour reprendre les mots d’Alexis Nouss, elle figure une « expérience de la limite et [une] expérience limite »3. Chaque œuvre résulte d’un processus mémoriel et devient le laboratoire d’une vie en fragments, celle de l’artiste et celle de son pays. Cette mémoire est alors questionnée, redéfinie, voire mise à mal, et constitue le témoignage d’un artiste sur son époque, ses origines et l’existence en général. Ainsi, les différents dispositifs esthétiques thématisant l’absence, la disparition et le réel historique élaborent une modalité d’accès à la connaissance autre, illustrant la capacité de l’art à compléter l’histoire officielle.

1 Tahar Ben Jelloun, « La poésie palestinienne entre la blessure et le rêve de la terre », Le Monde diplomatique, 1978.
2 Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.), Un art documentaire. Enjeux esthétiques, politiques et éthiques, PUR, 2017, p. 7.
3 Alexis Nouss, La Condition de l’exilé, Éditions MSH, 2015, p. 15.

Anysia Troin-Guis

Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji, du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban) courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)
Disruptions, 2015-2017.
Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji
du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)
Courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)
Disruptions, 2015-2017. Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji  du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)  Courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)
Disruptions, 2015-2017.
Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji
du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)
Courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)
Traces, 2016. Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji  du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)  Courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)
Traces, 2016.
Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji
du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)
Courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)
Traces, 2016. Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji  du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)  Courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)
Traces, 2016.
Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji
du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)
Courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)
Fathers, 2006. Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji  du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)  Courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)
Fathers, 2006.
Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji
du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)
Courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)
Watchtowers, 2008. Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban) Courtesy de Taysir Batniji et (Dieter Kik pour le Quartier Centre d'art
Watchtowers, 2008.
Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji
du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)
Courtesy de Taysir Batniji et Dieter Kik pour le Quartier Centre d’art
To my Brother, 2012. Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban) Courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)
To my Brother, 2012.
Exposition Sand Comes Through the Window de Taysir Batniji
du 06 juin au 11 août 2019 au Mina Image Centre (Beyrouth, Liban)
Courtesy de Taysir Batniji et de la galerie Sfeir-Semler (Beyrouth & Hambourg)

Taysir Batniji
Né à Gaza, Palestine, en 1966.
Vit et travaille à Paris 

www.taysirbatniji.com