NASTYA KUZMINA, ANTON ZABRODIN, GUNS’N’NOSES
EN DIRECT / Exposition Nastya Kuzmina et Anton Zabrodin, Guns’n’Noses, jusqu’au 14 novembre 2023, L galerie, Paris
Nastya a trouvé un buste en plastique, un crâne et des globes oculaires, des vêtements, une pompe, une mèche de faux cheveux violets dans les rues de Paris et des Lilas. Cela faisait l’amorce d’un corps. Une face. Anton avait des pistolets. Nastya a composé des versions de son corps, c’est peut-être une femme. Elle peut avoir les cheveux retenus dans un grillage bleu, avoir des fleurs à la place des yeux. Sa veste peut être ouverte. Elle peut évoquer une licorne, renvoyer aux points de jonction des canaux d’énergie dans les corps vivants. Un bouquet de sauge s’apprête à partir en fumée, violence sous-jacente de la purification. L’agencement des éléments trouvés par Nastya est un support à partir duquel un être se dessine. Les éléments qui le composent sont troués, manquent. D’abord Nastya a fait des photographies de ce qu’elle pense être une déesse. Les compositions sont des mises en scènes. Le fond des portraits est gris, le sujet n’est pas systématiquement de face, il n’est pas non plus nécessairement centré. Parfois même, il est éclairé. L’être qui naît de la rencontre entre le geste de Nastya et notre regard effraie, ou console. Le papier baryté des tirages intensifie les contrastes. La photographie est un acte de psychomagie, c’est en son sein que le mythe prend corps. The Goddess of Lost Noses est vraie.
De son côté Anton garde trace de la terre natale, de son temps. Né au milieu des années 80, sa conscience arrive avec la fin d’un monde, l’effondrement d’un mur, la porosité des frontières, des dogmes, des valeurs, l’intensité des flux. Les enfants de la Russie des années 90 ont le monde, immense et complet, qui s’offre à eux, unifiés, pleins, invités à rejoindre la table de l’abondance en consommateurs conquérants sans guerre à gagner, victorieux de naissance. Ce ne sont plus les indiens qui sont symboliquement pourchassés par les enfants cowboys de l’Ouest américain, mais des monstres de pacotille, et qui n’effraient pas. Le pistolet ressemble à une sucrerie, charmant, à taille d’enfant libre. Il parle d’une utopie, il est un rêve de violence dont les adultes rient, auquel les enfants croient et à la fin tout se mélange.
When I began the project in 2020, it centered around childhood memories, featuring children’s games and toys. While revisiting Kaliningrad, my hometown, I unexpectedly discovered a bag of toy guns at my family home. There were almost twenty of them. Surprisingly, I have no recollection of acquiring these toys. My mother likely purchased most of them for me when I was between four to six years old. The unique designs of these toy weapons captivated me; they were products of Soviet-era design for children and bore little resemblance to real firearms.1
Anton Zabrodin et Nastya Kuzmina ont quitté la Russie en 2022, à cause de la guerre menée par le régime de Vladimir Poutine à l’Ukraine. Parce qu’ils sont dissidents, artistes, une menace au régime. Parce qu’il le fallait, parce qu’ils étaient en danger. A Paris, tous deux appartiennent à l’« atelier des artistes en exil » (AAE), où il est possible d’obtenir visa, de partager l’expérience de tous les exils du champ de l’art, de faire et montrer ensemble, en France, un travail qui vient d’ailleurs. L’exposition Guns’n’Noses dépasse ce cadre initial d’accueil, place le geste dans un temps autre, fait état du déplacement, de ce temps et ce lieu qui ne sont plus.
La déesse de Nastya n’a pas de nez. Le nez est un élément important de la physionomie d’une personne, il contribue grandement à forger son identité. Autour de la sculpture présentée dans l’exposition, comme sur un autel, des pierres trouvées en Normandie viennent faire panoplie nasale. Une pierre peut être un nez. La statue porte certains éléments que l’on peut retrouver dans les photographies, mais elle ne fait pas redondance. On a l’impression que les images qui l’entourent, icônes, pourraient tout aussi bien être des photographies de vacances ou des images de la vie du personnage arrêté devant nous, arrachées au flux des réseaux sociaux, présentées hors contexte. Nous ne savons d’ailleurs pas trop s’il s’agit d’un être à regarder avec l’intelligence du-de la spectateurice d’art contemporain, content de la complicité que la lecture de l’œuvre vient créer entre iel et l’artiste, ou s’il faut se taire et respecter le mystère qui nous est présenté.
De la même manière, les pistolets d’Anton Zabrodin, photographiés comme des preuves ou des archives, sur fond blanc, présentés sans élément de contexte, ne peuvent que renvoyer à l’ambivalence de leur usage. S’ils ne tuent pas, et n’ont pas tué à l’époque où ils servaient de jouet, les pistolets de l’enfance d’Anton portent la mort en germe. D’abord parce qu’il faut croire à leur efficacité pour pouvoir jouer, parce que l’enfant vise une cible qu’il souhaite voir tomber. Ensuite parce que les enfants, devenus grands, n’étaient probablement pas censés, dans l’esprit des designers des jouets, des parents achetant les jouets, devenir des adultes appelés à se combattre.
Guns’n’Noses convoque un temps révolu. Le groupe Guns’n’Roses, auquel le titre de l’exposition fait évidemment référence, se constitue en 1985 et rencontre le succès au tout début des années 90, au moment où le monde bascule, mais dans quoi ?
1 « Lorsque j’ai commencé le projet en 2020, il était centré sur les souvenirs d’enfance, avec des jeux et des jouets d’enfants. En revisitant Kaliningrad, ma ville natale, j’ai découvert de manière inopinée un sac de pistolets jouets dans la maison familiale. Il y en avait près de vingt. Je n’ai aucun souvenir de l’acquisition de ces jouets. Ma mère m’a probablement acheté la plupart d’entre eux lorsque j’avais entre quatre et six ans. Le design unique de ces armes-jouets me captivait ; elles étaient conçues à l’époque soviétique pour les enfants et ne ressemblaient en rien à de vraies armes à feu. » propos de l’artiste sur la page instagram de la galerie.