BÉCHIR BOUSSANDEL
Béchir Boussandel, Stele, oil and acrylic on canvas on caoutchouc 65X65X13 cm
FOCUS / Autour de la série Extractions de Béchir Boussandel
par Hannah Hartz
L’œuvre de Béchir Boussandel est une création en mouvement. Une œuvre singulière qui, dans son premier geste, est intimement liée à la matière et à l’idée du sol. En correspondance immédiate avec la lumière et le paysage environnants, la toile absorbe les premiers jets de peinture qui s’y répandent de manière incontrôlée, suivant une volonté imprévisible. Quant à la puissance transformatrice de ce premier geste en Art, Michel Guérin y relève « une intention qui n’est pas sûre d’elle-même, qui ne se précède pas ». Il s’agit alors d’« une forme qui se cherche elle-même dans la matière »1. C’est ce geste initial – la libération de la peinture sur la toile – qui incorpore la ligne directrice de l’ensemble du procédé créateur de Béchir Boussandel. Dans un deuxième moment, plus contemplatif, l’artiste adopte une position d’observateur, considérant l’effusion de la peinture qui coule et se répand doucement sur la surface. Les couleurs s’y confondent et s’immiscent aux rayons de soleil qui les fixent sur la toile. En émane un fond vibrant où les couches picturales vacillent entre opacité et transparence, formant une image proche de la terre par son motif et sa genèse.
Telle la « peau » d’un paysage malléable, Béchir Boussandel creuse et modèle la surface pour en faire surgir des volumes multiformes, aménageant une topographie abstraite. Ses compositions magmatiques abandonnent alors le cadre du châssis afin d’adopter une forme unique et vivante. Prenant la forme de bas-reliefs aux contours ondoyants, ces toiles hybrides accueillent des éléments figuratifs qui intègrent le paysage et complètent le récit pictural. Proches de la terre et de ses symboliques, les figures représentent à la fois un déplacement constant et une attache forte au sol. Élément récurrent, le motif du bâton renvoie aussi bien au bâton du berger, qu’à celui du pèlerin et du marcheur. Inspiré par le travail d’André Cadere, Béchir Boussandel considère cet outil à la fois comme un objet nomade et un signe graphique autonome. Apposé à la surface ou flottant, le bâton transporte une ombre qui lui est propre et adopte une perspective alternante. La forme rectiligne renvoie tout autant au pique de clôture et, par extension, à la délimitation des territoires et des frontières. En correspondance avec d’autres objets historiques liés à l’arpentage et au bornage des territoires, telle la groma romaine, le motif du bâton réfère à la question de la propriété du sol et de son administration à travers le temps et l’espace. Dans un présent où la question des frontières est devenue omniprésente, l’œuvre de Béchir Boussandel résonne ainsi dans la pensée d’Étienne Balibar, nous invitant à « prendre conscience du fait que la frontière est une institution, une institution politique, une institution historique qui comporte une part fondamentale d’arbitraire et que cet arbitraire vient en quelque sorte s’imposer à l’existence des gens »2. Le caractère aléatoire de la délimitation des territoires semble à la fois incorporé et défié par les êtres peuplant les paysages des œuvres. Incarnant des bergers, des migrants ou encore des marcheurs solitaires, les personnages arpentant les toiles se définissent dans leur condition d’errance. Ils symbolisent un déplacement continu dont la destination incertaine reste à être imaginée par le spectateur.
La présence de ces êtres qui se meuvent sur des terres désertiques et fragmentées sans jamais se rencontrer, s’insère dans une constellation d’objets épars dont le lien est à première vue imperceptible. La composition picturale maintient ainsi une part d’étrangeté, questionnant aussi bien la portée de la représentation picturale elle-même, que l’ampleur de ses interprétations possibles : « c’est une traduction en fin de compte […] de qu’est-ce que c’est qu’une peinture et qu’est-ce que c’est que cet espace-là » (B. Boussandel). Nourries par les observations au cours de multiples voyages, notamment en Tunisie et au Maroc, les œuvres de Béchir Boussandel s’articulent telles des narrations mouvantes. Les destins individuels s’y insèrent dans une composition picturale plus large, questionnant les désirs d’appartenance à une terre changeante. Volontairement abstraits, ces paysages sans ancrages spatio-temporels animent un lieu autre où la peinture ouvre la voie à des récits pluriels.
1 Michel Guérin, « L’Art du geste », France Culture, 28 octobre 2013, url : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/comment-fonctionne-une-oeuvre-d-art-1-4-l-art-du-geste-3677633
2 Étienne Balibar, « Philosophie des frontières », France Culture, 16 janvier 2019. url : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/philosophie-des-frontieres-2347736