Florin Stefan, Revenir à la peinture

Florin Stefan, Revenir à la peinture

Texte par Marie Maertens, 2018

En 2009, je suis allée en Roumanie, avec le photographe Philippe Servent, pour réaliser un reportage paru dans le numéro 365 de la revue Art Press, intitulé L’École de Cluj et qui suivait l’inauguration officielle de La Fabrica de Pensule (La fabrique à pinceaux). Nous étions partis au mois de novembre et, avant de nous diriger vers la Transylvanie, qui était le but principal de notre voyage, nous sommes restés quelques jours dans la capitale roumaine pour mener une interview avec Dan Perjovschi. Il témoignait d’un pays qui lui avait inculqué un enseignement académique, où il avait été jadis impossible de s’exprimer, mais où le débat politique lui semblait à présent l’un des plus actifs d’Europe. Il m’avait reçue dans des bureaux dénotant un côté suranné, quoiqu’accueillant, au milieu d’une ville en apparence chaotique. Après le renversement de Nicolae Ceaușescu, la reconstruction de Bucarest est tombée entre les mains de promoteurs immobiliers véreux ayant multiplié des projets débutés puis abandonnés, ayant pour conséquence une déliquescence totale de certains quartiers. 

J’ai également appris que l’ancien dictateur avait interdit aux habitants de déménager dans les immeubles en ville avec leurs animaux de compagnie. Nombre de chiens abandonnés a ainsi formé, plusieurs générations après, une race proche du loup, qui court en meute dans les rues… Ainsi, Cluj-Napoca, située dans la région native supposée de Dracula, mais aussi celle, bien réelle, d’Emil Cioran, cité aux églises orthodoxes et aux édifices baroques, s’était avérée une respiration. 

Si elle a aujourd’hui migré de quartier, La Fabrica de Pensule que j’avais visitée, était née sur les vestiges d’une ancienne usine et conquise par les artistes Victor Man, Adrian Ghenie, Ciprian Muresan, Serban Savu, Radu Comsa, Marius Bercea… Ils y avaient investi de grands ateliers bénéficiant de la lumière du Nord et de l’Est, aux côtés des galeries Plan B ou Sabot. Cluj-Napoca est aussi la ville natale du galeriste Mihai Nicodim, qui, après Bucarest, a ouvert son horizon vers Los Angeles, en 2009, et y a fait la promotion, avec grand succès, de ses artistes dont le plus emblématique est le peintre Adrian Ghenie. Cette situation offrait le parallèle de sembler un lieu émergent, tout en étant face à des plasticiens qui, pour certains, avaient totalement conscience du rôle qu’ils allaient jouer sur le marché. Pourtant chez tous, la conversation plongeait dans un contenu historique assez lointain et fascinant, d’une enfance déroulée durant le régime communiste et d’un apprentissage classique, composé de l’étude du dessin et des maîtres anciens. 

Je n’avais pas alors rencontré Florin Stefan, qui était à un moment de sa carrière où il avait décidé de cesser de produire, car il n’en voyait plus le sens, ni l’intérêt. Professeur au département de peinture de l’Université des Beaux-Arts de Cluj, où il avait suivi ses cours, il accompagnait avec attention le parcours des artistes en devenir et avait inauguré un espace de résidence pour les y recevoir, au sein de La Fabrica de Pensule. En 2012, il le professionnalise sous le nom de Spatiu Intact et organise des expositions, dont l’ampleur et l’ambition vont presque le surpasser, comme il l’avoue de lui-même, et le faire revenir en douceur à sa propre pratique. 

D’ailleurs, avant que ses nouveaux tableaux n’arrivent à la galerie d’Anne-Sarah Bénichou, j’ai souhaité voir ce qu’elle possédait en réserve. Il est toujours préférable de se confronter aux œuvres plutôt qu’à leur reproduction, mais de tous les médiums, la peinture est celui qui souffre le plus cette mise en perspective. Si les couleurs peuvent en être altérées, la texture ou la matière ne sont pas visibles sur une image en 2D. Pas plus que la touche du pinceau, la sècheresse volontaire ou, au contraire, le velouté et la sensualité accordée à la toile. C’est ce qui apparaît de manière immédiate quand on découvre les peintures de Florin Stefan. Avant même de connaître son histoire et son propos, ou de scruter les détails, son approche conduite au plus près de ses sujets est saisissante, comme s’il se collait à certains, appuyé d’une technique qui semble agrippée à son support. 

À l’exemple de ses compatriotes, il a suivi une formation aux bases académiques, tandis que l’art roumain des années 1990 était une abstraction à tendance géométrique, que l’on pourrait associer à un post-constructivisme russe, orientant logiquement ses premières créations. Jusqu’à ce qu’il s’arrête, ne trouvant plus de vie dans l’exécution de ses toiles. Le temps passe et il ne se presse pas pour reprendre son activité créatrice, tout en mettant de plus en plus d’énergie dans le Spatiu Intact, jusqu’à l’intégrer globalement dans son œuvre. Florin Stefan le rappelle au début de notre discussion : « Nous n’avions pas alors l’impression de créer une école de Cluj  et quand la ville devient l’un des spots de l’art contemporain international et qu’il voit arriver le critique d’art Ami Barak, il en est le premier surpris. Ce dernier lui organise en 2013 une exposition avec Douglas Gordon, Abdel Abdessemed, Michel Blazy… La même année, il reçoit Michaël Borremans et, en 2014, Luc Tuymans pour une conférence. « Finalement, dans cette période où je recom- mençais tout juste à peindre, poursuit-il, cela m’a beaucoup aidé de côtoyer ces artistes. Luc Tuymans m’impressionnait particulièrement et, quand je l’ai reçu, j’étais tout autant admiratif qu’inquiet. Or, il m’a dit une chose que je n’ai jamais oubliée : Il ne faut pas peindre ce qui ne te touche pas, mais uniquement ce qui t’intéresse. C’est simple comme conseil et on le sait tous, pourtant on ne l’exécute pas toujours. J’ai conservé cette phrase en tête, qui m’accompagnait tandis que le désir revenait. Avec l’envie de représenter des sujets intimes, une forme de révélation s’est accentuée et je me suis rendu compte que j’avais vraiment des choses à dire. Toutes ces années durant lesquelles je n’avais pas travaillé, j’avais néanmoins vécu avec des histoires et des personnages autour de moi. Ce n’était pas pérennisé de manière plastique, mais tout était en moi et j’ai naturellement approché un champ plus figuratif. Je ne me suis plus posé de question et j’ai réellement exprimé ce que je ressentais. 

Sa matière se scinde en deux parties. L’une d’elles est une stricte corrélation avec ce que le mot « intime  inspire, tels que des visages ou parties du corps semblant peints à quelques centimètres ou mis en scène dans des lits, sur des canapés ou sous la douche. Les tons sont ceux qui constituent la chair, ceux des peaux rougies et excitées, voire bleuies par trop de caresses ou de baisers. Parfois le regard se recule et immortalise une fin de repas familial ou une réunion entre amis. Dans une autre séquence, la caméra embrasse un champ plus large pour saisir des vues de cages d’escalier ou d’immeubles, géométries et perspectives formées de blancs- ocrés, de camaïeux de gris ou de verts tendres. Ces vues témoignent des multiples scènes que l’on peut observer de manière instantanée ; autant des jeunes gens se réunissant, qu’une dame âgée entamant sa promenade quotidienne. Imminence cinématographique qui n’est pas un hasard, puisque Florin Stefan adoube le 7e art, dont il peut s’inspirer pour faire des captures d’écran sur son téléphone portable, assumant totalement qu’un peintre dit « figuratif  a besoin d’une source d’inspiration première. « J’aime beaucoup Jim Jarmusch, mais je regarde évidemment bien d’autres réalisateurs, car une image ne se produit jamais seule. Une information ou une archive personnelle, empruntée aux nombreuses photos que je prends, est nécessaire. Mais j’aime que le cinéma fasse écho à la vie, tout en s’étant lui- même inspiré de la peinture ancienne. Il est aussi enrichissant de chercher comment passer du dynamisme de l’action, à l’image statique du tableau ou observer la manière dont la lumière peut être transformée. 

Ce lien lui permet également de mener une réflexion plus vaste sur la peinture, transfiguration d’une certaine réalité, alors qu’il s’agit concrètement d’huile et de pigments apposés sur une surface. « Quand on prend ses pinceaux, tout devient fiction et débute, pour moi, un jeu entre ce qui se montre et ce qui se cache. Il ne s’agit pas d’être trop narratif, mais de manière globale, je décris la passion humaine qui émeut chacun d’entre nous. Ce sont des prototypes.  Le sexe, l’amour, le chagrin, la mort, les échanges entre les êtres… l’ont fait revenir à la peinture. S’il peut citer William Shakespeare, 

Florin Stefan accepte aussi la comparaison avec les maîtres anciens. Il a toujours admiré Diego Velázquez, Edouard Manet, James Abbott Whistler ou Georges Seurat. Ainsi, il ne rechigne pas à signifier un nu sur un lit, une trilogie érotique, un chat, sa version d’une Danaé ou d’un déjeuner sur l’herbe… Sa pâte peut être vibrante, quand elle devient plus directive dans les actions contemporaines. Florin Stefan reconnaît que tous les thèmes ont déjà été traités, tandis que les artistes du passé ne se posaient pas cette question du renouvellement. Il peut même se découvrir des affinités tardives, comme avec le peintre Vilhelm Hammershoi, qui lui apparut une fois achevé nombre de ses scènes d’intérieur. Ou encore Matthias Weischer et ses constructions pops et géométriques rappelant qu’ici aussi, la figuration est empreinte de réminiscence abstraite. D’ailleurs, il assure qu’il n’a pas le temps d’être innovant dans la peinture, ne cherchant pas non plus à se révéler«spectaculaire . 

Une fois que son propos s’est imposé, il lui laisse le temps de travailler la toile, durant plusieurs mois ou très rapidement. Ce n’est pas seulement une question de format, mais de ressenti avec sa représentation. Il emploie des mots fort voluptueux pour décrire son travail, ceux de « caresser le sujet avec sa main de peintre, comme on effleure une histoire. Puis : « Quand tu commences à créer avec la matière, tu oublies ta douleur. C’est une adrénaline et tu t’aperçois que tu as de l’amour dans les doigts.  Certains regardeurs ont pu trouver cette proximité avec les personnages des tableaux dérangeante, voire agressive. Ceux qui n’ont pas voulu se laisser glisser et amadouer. Ceux qui frémissent quand l’œuvre provoque un sentiment physique. D’ailleurs, dans cette question de mise en espace d’une image, de la classique fenêtre ouverte sur le monde, il ne s’agit plus de réalité, mais de sublimation. Il transforme le passé et rend les drames ou les déchirures plus tendres. Peindre pour Florin Stefan, c’est se souvenir, et cet effet thérapeutique s’est révélé dès ses études. Son art ne serait alors qu’un exutoire ? Oui et non, quand on songe à cette sensualité qui épouse la toile, et comme s’il était, d’une certaine manière, plaisant de rechercher la douleur, afin de pouvoir s’accomplir dans la solitude de l’atelier. Presqu’y courir. Dans un film que l’on pourrait qualifier de « très français , par son sujet et sa mise en scène, L’Hermine de Christian Vincent, le réalisateur avait insisté sur la gestuelle du président de la cour d’assise, joué par Fabrice Luchini, avant qu’il ne rentre dans l’enceinte du tribunal. Ici, le peintre pénètre sa solitude pour donner à voir le monde. Dans ce moment uniquement focalisé sur sa relation intime à l’œuvre, il produit, avant qu’il ne se confronte, dans un second temps, à nouveau à l’extérieur, puis à notre regard critique. 

Marie Maertens. 

Texte écrit dans le cadre de l’exposition personnelle de Florin Stefan This is not a love song à la galerie Anne-Sarah Bénichou, Paris, France, du 10 Mars au 28 avril 2018 

 

Florin Stefan
Vit et travaille à Cluj en Roumanie où il dirige également un centre d’art.

Florin Stefan, Entanglement, 2017, huile sur toile, 200 x 220 cm, courtesy de l’artiste et de la galerie Anne-Sarah Bénichou
Florin Stefan, Entanglement, 2017, huile sur toile, 200 x 220 cm, courtesy de l’artiste et de la galerie Anne-Sarah Bénichou
Visuel de présentation : Florin Stefan, Mercredi matin, 2017, huile sur toile, 55 x 35 cm, courtesy de l’artiste et de la galerie Anne-Sarah Bénichou