FRANÇOIS PATOUE

FRANÇOIS PATOUE

Vue de l’exposition Administrative Things
solo show à Abbaye – Bruxelles – Belgique, juin 2018
Courtesy François Patoue. Photo Naomi Gillon

ENTRETIEN / avec François Patoue
initialement publié dans la revue Point contemporain #13

« La toile enregistre la vie quotidienne de l’atelier dans une sorte de dialogue amoureux que j’établis avec elle. »

La peinture disait Bacon, est une « lutte continuelle », nécessite une permanente mise en danger, rajoutant que la sécurité est une perversion. L’engagement de François Patoue dans la peinture répond à cette exigence de tout lui abandonner. Étudiant en communication graphique, avant d’intégrer l’École des Beaux-arts à Versailles puis La Cambre à Bruxelles, le parcours de ce jeune artiste, l’a conduit de manière presque violente dans un face à face avec la peinture. La peinture ronge celui qui lui voue son existence, lui offrant déboires et satisfactions, imposant des reniements, des tentatives, des actes de contrition comme des gestes désespérés. Combien il serait facile de peintre si la toile n’était qu’une peau morte, l’écran d’une image, mais elle est bel et bien vivante. Elle réagit aux sollicitations, accueille ou se défend des gestes de son créateur. Elle instaure une dépendance, impose de trouver des solutions pour exister encore, elle taraude et au final possède son créateur. Elle le nourrit d’elle-même, traçant, comme a pu le faire la littérature, des destinées singulières. Jean Cocteau raconte dans son Journal que lorsque Jean Genet était arrêté pour vols de livres, celui-ci répondait que la littérature appartient à tout le monde. Un besoin vital qui précède et conditionne tout acte de création et en exprime l’authenticité.

Comment ta formation de graphiste a-t-elle influencé tes premières peintures ?

J’ai commencé par faire des natures mortes et des compositions très inspirées des espaces publics desquels j’extirpais des formes et des logos. La formation en graphisme m’a beaucoup nourri en matière d’équilibre, de composition et d’interdépendance entre les éléments dans l’espace de la toile. À La Cambre, j’ai amorcé un travail sur le low life, basé sur l’histoire de ces gangs qui dévalisaient les boutiques Ralph Lauren. Des peintures qui me permettaient de développer tout un travail sur la couleur, les tons bruts sortis directement du tube et qui prenaient essence dans les périodes fauves ou nabis pour lesquelles j’ai une certaine attirance. Toutefois, ces peintures trop reliées à des éléments fictionnels et narratifs, m’empêchaient de parler vraiment de peinture. J’ai alors commencé à travailler à la chaîne sur des petits formats de 30 sur 40 cm dans un processus d’expérimentation à partir de solutions chimiques, prenant pour moi le statut de gammes. Je ne cherchais pas à produire une belle peinture mais à répondre à des questions et par la suite en provoquer d’autres. Développer des outils, des règles comparables aux versifications en poésie.

Une manière de faire table rase ?

Exactement, d’autant plus que mes conditions d’existence sont en adéquation avec mes conditions de production. Je devais et dois encore trouver aujourd’hui des solutions pour faire des grands formats avec très peu de moyens. Je dilue la peinture à l’huile dans des bouteilles de white spirit pour produire de la manière la plus économique possible. De même, j’utilise un lin servant à la literie, très peu cher que je vole dans des magasins, ce qui m’a valu quelques déboires. Peu à peu, je trouve un ensemble de solutions qui participent à mettre en place une certaine conception de la peinture. Travailler sur du lin de médiocre qualité, couper la peinture avec des détergents revient au final à produire une contre-peinture. Quand l’acte de peinture vient se poser sur la toile, il est déjà presque mort. La mort de l’instant.

N’est-ce pas aussi un besoin de trouver coûte que coûte des astuces pour avancer et dévorer cette vie qui, nous dit Bacon, est au cœur de toute peinture ?

Il y a effectivement un côté boulimique à tout cela quand je produis dans un même élan une dizaine de toiles. J’ai ce besoin viscéral d’enchaîner les toiles, même si je n’en garde qu’une partie, les autres vivent de leur côté. L’acte de peindre est en lui-même très physique, et même de l’ordre du sacrifice. Les déplacements en plans verticaux et horizontaux des toiles, comment celles-ci jouent entre elles, les arythmies à l’atelier. Il y a bien une question vitale à tout cela.

Une impatience et même une voracité qui va à l’encontre d’une pratique qui nécessite des temps de préparation, de séchage…

Il m’est impossible de respecter la temporalité très longue de la peinture classique. J’ai ce besoin de voir immédiatement qu’elle est la réponse à un geste qui, bien que maîtrisé, est spontané. Certaines toiles peuvent laisser supposer une rapidité et une simplicité mais elles sont en réalité bien plus fastidieuses à composer. Il y a une sorte d’arythmie entre la production effrénée et l’exécution très technique des toiles. 

Je suis pris dans une dualité entre une vision romantique de la peinture et l’expérimentation. Je compose les peintures comme des poèmes, ceux-ci peuvent vivres seuls, ou en ensemble. Je crois beaucoup à la notion de travail, au fait que l’on ne peut pas exécuter une seule toile mais qu’il faut en faire beaucoup pour arriver à incarner et s’ accomplir à travers la peinture. Il doit se produire quelque chose qui est de l’ordre de l’imprégnation, peindre n’est pas univoque.

« La peinture est un contenant, elle nous contient tout entier, elle doit être totale. »

Une imprégnation qui est d’autant plus forte dans les grands formats…

Travailler sur des toiles en lin qui font la taille d’un matelas deux places, correspond exactement à mon envergure. Un format qui nécessite des gestes de déplacement pour positionner le châssis à plat, à l’horizontale ou à la verticale, mais aussi quand je travaille sur plusieurs toiles à la fois et que je passe de l’une à l’autre. Il implique aussi plus de tempérance dans l’application des couches et dans les actes de peinture. Afin de réaliser certaines infimes variations colorées dans des zones parfois très sombres, je multiplie les couches sur l’entièreté de la toile. Quand je suis face à une peinture, il se produit indéniablement une confrontation physique. D’une certaine façon, elle m’engloutit.

De même que tout ce qui se trouve à proximité. Richter dit que la peinture s’imprègne et même absorbe son environnement, le réel… 

Elle est une forme de profondeur qui s’exprime dans mon travail par la superposition de couches et des actes de peinture. Même si je suis un amoureux de la peinture ancienne, de la matière des œuvres de Bonnard ou d’obscurs peintres polonais, je produis des peintures très lisses mais qui n’en suggèrent pas moins une profondeur. Celle-ci passe par l’inscription au sens premier de micro poèmes qui viennent donner vie à la toile. Ils peuvent en être l’inspiration ou au contraire en être une émanation. De même, si je réfute le terme d’accident, je peux parler d’heureuses surprises. Dans ce principe d’échange, de questions-réponses, je laisse les produits chimiques et la peinture en son entier cohabiter en harmonie. Comme un dialogue amoureux ou par la succession d’actes et de décisions, je pose des questions dont je sais que je n’aurais pas la réponse le soir même. À mon retour le lendemain matin, si la réponse me convient, je continue et si elle ne me convient pas, je relance une discussion.


Une chimie que tu pousses jusqu’à quel point ?

Comme j’en utilise toujours plus, je dirais qu’elle risque de m’amener vers le néant. En travaillant avec du white spirit, il y a cette idée de peinture impossible. Certaines de mes peintures, selon les techniques et les pigments utilisés, se sont partiellement effacées. Je continue à intervenir sur une toile jusqu’à atteindre un point sensible, le moment où la peinture se résout d’elle-même, j’accepte dans certains cas la possibilité qu’elle poursuive sa vie autrement et que la peinture agisse en tant qu’état des lieux.

Une peinture qui peut aussi prendre corps dans des installations…

Il se pose en effet de plus en plus dans mon parcours la question de l’objet peinture. Je commence à travailler sur des supports en acier, des supports lourds qui encadrent, mettent en espace le travail de peinture. J’amorce en ce moment un travail sur des plaques d’aluminium, matériaux que je peux détruire à force de travail par la peinture, la superposition de couches de produits chimiques. Je suis dans un rapport physique de confrontation, pour faire de la surface quelque chose de bien plus profond qu’une simple image de soi ou du réel. La peinture figurative, l’illustration, ne me touche pas particulièrement. Elle répond en ce moment à une tendance du marché et se prête parfaitement à la diffusion sur les réseaux sociaux. Ma production tend de plus en plus vers des objets peints ou peintures totales. Car certains gestes se rejoignent, lorsque je mets en espace les peintures, je fais de la sculpture de peintre. Le peintre a cette possibilité tout en maîtrisant sa composition d’en révolutionner les codes, et comme une couche vient effacer la précédente, de réécrire constamment le présent de la peinture.

« La peinture a une existence concrète, on doit pouvoir en faire le tour,
voir son envers et par là-même la désacraliser. »

François Patoue, Negroni, 2019 Huile sur lin, 160 x 120 cm  Vue d’atelier Courtesy et photo François Patoue
François Patoue, Negroni, 2019
Huile sur lin, 160 x 120 cm Vue d’atelier Courtesy et photo François Patoue
François Patoue, Sunny summer nights, 2019. Huile sur lin, 120 x 90 cm. Courtesy François Patoue
François Patoue, Sunny summer nights, 2019. Huile sur lin, 120 x 90 cm. Courtesy François Patoue
François Patoue, Chasing after my sunset end, 2019 Huile sur lin, 200 x 350 cm  Courtesy @Shipment
François Patoue, Chasing after my sunset end, 2019
Huile sur lin, 200 x 350 cm Courtesy @Shipment

François Patoue
Né en 1992 à Paris 
Vit et travaille à Bruxelles
Diplômé de La Cambre et des Beaux-arts de Versailles