PAUL PAGK

PAUL PAGK

Drawing Now Paris, 2017 – Galerie Eric Dupont, Artist Focus: Paul Pagk

PORTRAIT D’ARTISTE / Paul Pagk
initialement paru dans la revue Point contemporain #14 (épuisée)

par Valérie Toubas et Daniel Guionnet

En introduction à l’un de ses séminaires, Jacques Lacan définit la « géométrie euclidienne », la « ligne droite » et, au- delà, le « raisonnable » comme des fantasmes. Le fantasme est ce proche et ce lointain, un désir équivoque vers lequel on tend mais que l’on rejette, il est un double de soi dans un espace et une situation reconfigurés par son propre désir. Travaillant sur les notions de perception, de construction de l’espace, de vide et de plein, de présence et d’absence, de rationnel et d’irrationnel, Paul Pagk n’a de cesse d’interroger ce « raisonnable » par des dédoublements répétés que cela soit par les motifs en peinture, les formats, la sérialité mais aussi par le recommencement du geste et du trait, jour après jour, dans ses dessins. La pensée de l’artiste nous devient accessible dans le voisinage des œuvres, dans les liens qui les unissent et qui se manifestent lorsqu’il les dispose dans des accrochages mettant en évidence la persistance d’une recherche qui dure depuis plus de 30 ans. Une recherche à double sens, qui nécessite des allers-retours et en cela, qui est elle-même équivoque, engageant le corps comme l’esprit, et qui n’a de cesse de nous troubler.

Le dessin est à considérer pour Paul Pagk comme une expérience qui mérite d’être renouvelée tant il ne se prête ni à une seule interprétation ni à un seul regard. Chaque dessin est l’empreinte nouvelle, journalière, datée, d’un état encore indéterminé. Vraisemblablement, on est « à la fois » dans l’unité et la distinction car persistent entre tous, un vocabulaire, un volume, des gestes, des situations qui s’interpellent. Utilisant depuis 2012 des feuilles de très grand format qu’il fractionne en quatre, l’artiste exprime, tout en rendant visible le caractère sériel de ses dessins, l’impossibilité de fixer une forme. Des « objets spécifiques » pour citer Donald Judd, multiples et protéiformes, indépendants car non revisités d’un jour à l’autre, alignés sur les cimaises, qui semettent immédiatement en mouvement et en correspondance, interrogeant toutes les sensibilités.

« Bien qu’il y ait une certaine répétition du procédé, je veux que chaque dessin soit unique, une représentation spécifique de ce moment où il a été exécuté. Une temporalité qui doit se sentir dans le dessin. »

Tout dessin est une mémoire passagère qui conserve la présence physique de son auteur. L’œuvre est elle-même un corps, une sorte de double dont la structure est à l’image de son propre corps, doté d’un épiderme et d’une structure interne. Dans certains dessins, l’artiste trace dans un premier temps des lignes, « une charpente creusée dans le papier », sur lesquelles il pose une peau de graphite « qui laisse apparaître la charpente en négatif ». Un travail « qui se construit sur la mémoire. » Travaillant à même le sol, tout le poids du corps marquant la feuille de son passage. Celle-ci devient « un lieu d’incision » et par-là même de révélation. En datant chaque dessin, l’artiste a la volonté d’en montrer tout autant l’évolution que les procédés mis en œuvre. Il en souligne aussi les difficultés d’en restituer par un langage plastique ce dialogue acharné entre l’homme et la feuille, cette pensée sédimentée.

Paul Pagk a cette tache d’empêcher cet amour de faillir et il s’ingénie à partir de peu ou de presque rien à le rattraper. Il doit parfois réparer ses propres actes, les imprévus, ses lassitudes comme sa fureur, quand il projette de l’eau sur un dessin de plusieurs couleurs. Il effectue comme tout homme « ce travail de destruction » qu’évoque Sartre, car l’homme ne peut créer sans détruire. Un amour qui ne peut se vivre dans une relation tempérée mais qui, à l’image de nos humeurs, se nourrit du présent, de ses tentatives et de ses fantasmes quand l’esprit cherche à occuper le corps défendu. La relation au dessin est forcément physique, elle met en jeu des notions d’échelle, de rythme, de présence. Une lutte qui s’est engagée bien plus tôt avec l’artiste car dans son élaboration même, il avait déjà tenté de fuir son espace. « Le dessin a besoin qu’on le force à rester dans son cadre. » nous dit l’artiste. Pour parvenir à ses fins, il le ligote, l’ensevelit dans la matière picturale mêlant dans sa chimie, pastel sec, pastel à l’huile, peinture à l’huile, graphite, gouache, encre, aquarelle, stylo-bille… L’un d’eux, lui inspirant l’évocation du livre d’heures Les Très Riches Heures du duc de Berry, rappelle une enluminure et ce temps des filtres et des enchantements chers à Chrétien de Troyes.

Pourtant rien ne peut maîtriser le déploiement de l’œuvre dans l’espace qui l’environne. Elle a cette faculté virale de se répandre, de déborder de son contenant, de dépasser notre propre échelle. Malgré toutes les précautions del’artiste, le dessin qui se déverse de son cadre, atteint le visiteur, lui communique ce tourment car il recèle ce trop-plein de l’implication psychique et physique de l’artiste, son agitation. Au point que Paul Pagk avoue « je ne comprends pas qu’on puisse se sentir apaisé par ce dessin. » L’œuvre est tout autant un espace d’accueil, qui a cette prédisposition à accueillir l’altérité, qu’une faculté à activer l’espace entre elle et le regardeur, à aller le quérir, le séduire même. D’où cette absence qui nécessite d’être à nouveau comblée et qui témoigne pour le regardeur d’un moment de « co-existence ». Lors de la performance Children of The Revolution Cosmic Sex Poem (2009) avec DDD, les tracés de Paul Pagk occupent les murs et les sols, les traits accompagnent la ligne de peinture, se prolongent par la voix, deviennent écritures et symboles, clameur même, quand l’artiste utilise un porte-voix. Si le rapport à l’espace diffère complètement dans ses peintures, la sérénité n’est là aussi pas toujours de mise car bien que paraissant plus rationnel et apparemment plus propice à l’analyse tant la relation avec les formes peut s’accommoder d’une description de sa « géométrie élémentaire » (Sol LeWitt), l’équivoque par le dédoublement des motifs se fait insistante. Les courbes et les tracés rectilignes scindent méthodiquement l’espace, élaborent des constructions composées de motifs qui s’étagent, se répètent et s’imbriquent. Ils forment une unité close, nie, soudée destinée « à accueillir la lumière », « creusant l’espace et distendant le temps ». Pourtant demeure une part non élucidée qui nous empêche de nous y inscrire de manière complaisante. Le dédoublement, les renversements tout autant verticaux qu’horizontaux, toutes ces permutations deviennent une énigme en cours d’élucidation. La sérialité s’affirme comme un outil comparatif, met en évidence des variations incorporant la boucle, la diagonale dans une sorte de système quelque peu subversif. Se fait sentir une présence qui est celle d’une mystique qui renvoie à l’impossibilité de contenir toutes les formes, toutes les clefs qui sont pourtant inscrites dans la géométrie de notre propre corps et dans la mécanique de notre esprit.

« Je crée des tableaux qui captent le regard. En quelque sorte au lieu que ce soit le regard qui aille vers le tableau, je veux que ce soit le tableau qui aille vers le regard, qui comble ce vide. »

La réserve blanche dans certaines toiles qui occupe une large surface, donne le sentiment que « l’objet principal n’est pas là, ce qui a pour première conséquence que n’étant pas peint, l’arrière-plan devient lui-même objet ». L’œuvre, par la présence très forte du vide, est tout autant un vide qu’un plein, s’appréhende comme un « espace initial » à réinvestir sans cesse. Sans ce point d’ancrage focal, placé au centre de l’œuvre et à hauteur du regard, l’artiste pose d’emblée la question de la perception, de ce qui est vu, reste à voir et fondamentalement ce qui nous échappera à jamais car par les procédés d’effacement et de recouvrement, la lecture en sera à jamais incomplète.

Les gestes propres au dessin deviennent des motifs en peinture, des signes même, qu’il convient alors de percevoir dans une spatialité. Dessins et peintures sont indissociables, le trait esquissé accompagne la ligne peinte ou cette même réserve de blanc qui le nourrit de sa lumière, même s’il affirme « Mes dessins sont réalisés de manière très impulsive à la différence des toiles qui évoluent beaucoup plus lentement. Je suis dans d’autres types de décisions. » Nous pourrions dire d’autres types de respirations. Si les dessins sont comparables à des « flashs » avec pour effet « de laisser comme la mémoire d’un événement dans l’œil », la peinture nous fait « ressentir son échelle », son amplitude, une respiration à plein poumon. L’expansion semble arriver à son comble, atteindre le spectateur lui-même. Paul Pagk s’intéresse à la manière dont « le spectateur s’approche du tableau », et dont il ressent ce souffle. Pour ce faire il se demande, quand il peint, comment « faire sortir les pensées du tableau » et atteindre le spectateur pour mieux « ralentir son regard dans un monde aussi rapide ».

Valérie Toubas et Daniel Guionnet

« Le dessin est un amour qui peut constamment faillir. »

Lire en anglais

PAUL PAGK – BIOGRAPHIE
Né en 1962 en Angleterre
Franco-américain, vit et travaille à New York
Diplômé de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, France (1978 à 1982)

www.paulpagk.com

Paul Pagk, July 15, 2018 Graphite, crayon, pastels secs et à l’huile sur papier, 38 x 28 cm Courtesy artiste et Schönfeld Gallery, Bruxelles
Paul Pagk, July 15, 2018
Graphite, crayon, pastels secs et à l’huile sur papier, 38 x 28 cm
Courtesy artiste et Schönfeld Gallery, Bruxelles
Paul Pagk, Vue de l’exposition Introspection, Schönfeld Gallery Brussels 2018 Courtesy artiste et Schönfeld Gallery, Bruxelles
Paul Pagk, vue de l’exposition Introspection, Schönfeld Gallery Brussels 2018
Courtesy artiste et Schönfeld Gallery, Bruxelles
Paul Pagk, vue de l’exposition Interaction, exposition personnelle, Galerie Eric Dupont Paris, 2019. 3 tableaux de 193 x 188 cm. Courtesy artiste et Galerie Eric Dupont, Paris
Paul Pagk, vue de l’exposition Interaction, exposition personnelle, Galerie Eric Dupont Paris, 2019.
3 tableaux de 193 x 188 cm. Courtesy artiste et Galerie Eric Dupont, Paris