Regards croisés sur les Bisous de Martine Salavize

Regards croisés sur les Bisous de Martine Salavize

FOCUS / Martine Salavize, Bisous
par Romain Arazm

Du 10 octobre au 14 décembre 2019, le Centre Tignous d’Art contemporain de Montreuil présentera, dans le parcours de l’exposition « Matières à penser », une dizaine d’œuvres de la sculptrice Martine Salavize. Parmi elles, emblématique du rapport charnel qu’elle entretien avec le monde de la matière, la série des Bisous

Au commencement, la puissance organique de l’excroissance d’un tronc captiva l’œil de l’artiste. Rapidement, les mains de Martine Salavize prirent le relaient. Avec un indicible plaisir, elles s’approprièrent la forme. Comme par magie, une métamorphose s’opéra. La matière originelle devint de la pâte à papier puis du béton Sika.  

De cette sphère primordiale jaillit l’image miraculeuse d’un visage. Profitant d’une brèche dans la surface de la matière, les yeux fermés, le nez et les lèvres tendues semblent pouvoir faire pénétrer le spectateur dans le monde de l’intime, du fantasme et du rêve. Une ouverture quoiqu’en partie obstruée puisque le visage – double comme celui du dieu Janus1 – est à la fois le miroir de l’âme et le masque derrière lequel l’on aime se réfugier. 

Isolés ou disposés en groupe, Les Bisous de Martine Salavize traduisent plastiquement la plurivocité de cette chose mystérieuse qu’est le visage. 

Ici, la tendresse du geste s’associe à la tendreté des matériaux. Les petites lèvres cherchent une surface sur laquelle s’écraser avec douceur. Qu’il se pose sur le front, sur la joue ou sur la bouche, le baiser est, dans l’immense majorité des cultures, considéré comme une marque d’affection. Le symbole d’une relation à l’Autre apaisée. 

Les contours ourlés du visage pourraient correspondre à la tranche des mains qui se referment sur lui. A l’image d’un enfant apeuré se cachant le visage pour se cacher du monde. Mais l’expression est trop sereine pour signifier la peur. Alors, ces contours dont l’œil imagine bien volontiers qu’ils sont charnus pourraient davantage être les parois de la matrice d’une mère. L’apparition miraculeuse de l’image du visage serait alors une naissance ; d’essence divine comme elles le sont toutes. 

Discrètement posés sur le sol ou suspendues à mi-hauteur, ces Bisous suggèrent beaucoup en disant peu. Silencieux, ils ne pérorent pas mais parviennent néanmoins à parler haut et fort au cœur de celui qui l’observe en tournant autour pour mieux les saisir. 

Contrairement aux innombrables exemples qui peuplent l’histoire de la sculpture, les pièces de Martine Salavize figurent moins un bisou que l’attente d’un bisou. Lorsque qu’il s’inspire de La Divine Comédie de Dante pour représenter un couple s’embrassant, Auguste Rodin (1840-1917) fait disparaître leurs lèvres sous la pression de l’étreinte amoureuse. Idem avec la célèbre sculpture de Constantin Brancusi (1876-1957). Dans Le Baiser, réalisé à partir de 1923 dans une esthétique archaïsante voire primitive, les deux personnages schématisés se dissolvent dans leur proximité. Sur le point de disparaître, les lèvres sont stylisées par une simple entaille dans la chair molle du calcaire. Le sculpteur d’origine roumaine aurait probablement fait de même s’il s’agissait de représenter le sexe d’une femme. 

Dans le chef d’œuvre d’Antonio Canova (1757-1922) Psyché ranimée par le baiser de l’Amour, les lèvres des statues de marbre viennent de se rencontrer. Le baiser a eu lieu. Il n’est déjà plus. Le présent d’un baiser, c’est-à-dire le baiser en train d’avoir lieu, est de l’ordre de l’irreprésentable. On peut le dire et l’écrire – beaucoup s’y sont employé – mais pas le mettre en image. En sculpture, la rencontre de deux bouches l’une contre l’autre ne peut être qu’imaginer. Dans cet acte charnel, suprême image d’un désir fou d’unité, les bouches se fondent, les lèvres s’évaporent. Longtemps les acteurs de cinéma imitèrent chastement les statues peuplant les galeries de nos musées. Le temps a changé. Le cinéma, son reflet, aussi. « Les portes du souffle » comme les nommait Shakespeare dans une tirade de Romeo et Juliette y sont désormais exhibés grandes ouvertes.Abdellatif Kechiche (né en 1960) en sait quelque chose.  

Comme celui de Canova n’est déjà plus un baiser, celui de Martine Salavize ne l’est pas encore. Ainsi, ses sculptures rendent palpable la terrible attente du baiser, instant par ailleurs très fertile pour l’imaginaire de celui qui aime. 

A la fois lointain écho de la succion du sein maternel et anticipation les lèvres suaves d’Albertine, le baiser nocturne de la mère est, pour le Narrateur de la Recherche du temps perdu, un véritable sacrement2. A l’inverse, son attente – jusqu’au désespoir – est un châtiment terrible, un supplice sans nom.  

De ce point de vue, le vide qui sépare deux Bisous disposés l’un à côté de l’autre doit être perçu, non pas comme une distance mais comme du temps. Celui qui sépare l’instant présent de la délivrance émotionnelle qu’apporte ce contact « éminemment symbolique » comme l’écrit le philosophe danois Soren Kierkegaard dans Le Journal du séducteur (1847). 

Mais, en se souvenant que les visages sont représentés les yeux clos, le spectateur attentif pourrait en déduire que l’être tant attendu se situe moins dans l’espace qui s’étend autour de lui que dans l’immensité de l’espace intérieur, envahi par les rêves et les fantasmes. 

1  L’iconographie traditionnelle de Janus, dieu romain des commencements et des fins, des choix, du passage et des portes, le représente avec deux têtes, une face tournée vers le passé, l’autre sur l’avenir. Voir : Pierre Grimal, Le dieu Janus et les origines de Rome, Berg International, 1999.
2 Nicolas Grimaldi, Le baiser du soir, sur la psychologie de Proust, PUF, 2015, Paris, p.23.

Romain Arazm

Martine Salavize, Bisous
Martine Salavize, Bisous
Martine Salavize, Bisous
Martine Salavize, Bisous