[ENTRETIEN] Juliette-Andréa Elie

[ENTRETIEN] Juliette-Andréa Elie

Dans les œuvres de Juliette-Andréa Elie, l’expérience du temps est un peu conceptuelle. Il ne faut pas hésiter à se perdre dans les immensités intemporelles comme dans les détails du paysage pour en prendre conscience.
Quel recul avons-nous vis-à-vis de nos propres existences ? Juliette-Andréa Elie crée en nous un profond trouble que l’on ressent lors de ses performances chuchotées aussi bien que face à ses œuvres embossées. Elle nous invite à traverser les images, à en rompre la fixité pour atteindre un « véritable moment de poésie », nous fait partager une expérience, ressentir ce moment où l’on est submergé par une émotion. Une mécanique de la perception que Juliette-Andréa Elie active en associant les techniques.

Entretien avec Juliette-Andréa Elie réalisé le 03 janvier 2016 :

Quelle expérience cherches-tu à partager avec les spectateurs qui découvrent ton travail ?
Je veux donner aux spectateurs l’expérience de la durée, avec toujours présente une idée de contemplation. Dans un environnement où la surabondance des images est telle qu’à un moment donné elle fatigue l’œil et que rares sont ceux qui s’attardent encore devant une image, j’interroge notre manière de regarder.

Une contemplation qui s’accompagnerait d’un sentiment de plénitude ?
Il faut se laisser absorber par le lieu afin qu’un dialogue puisse se créer. Nous avons besoin de paysages qui évoquent d’autres temps et non plus celui du quotidien, de l’urbanisation et de la vitesse. J’ai envie de transmettre l’expérience de paysages sans âge, impossible à localiser même s’ils comportent quelques éléments d’architecture.

Par mes travaux je veux rappeler que l’on est, dans ce vaste monde, que de passage, et que l’on est pris dans un souffle plus grand.

Juliette-Andrea Elie, gaufrage et impression photographique sur papier calque, 2015 ©J-A.Elie
Juliette-Andréa Elie, To see no light and see
gaufrage et impression photographique sur papier calque, 2015


Tes travaux s’éloignent du temps de l’instantané de la photographie…
Le moment où j’appuie sur le déclencheur n’est pas décisif pour moi. La prise de vue n’est que le commencement d’un long processus de combinaison car, dans une même œuvre, plusieurs lieux sont assemblés et se répondent.
Si l’on prend le temps d’observer un paysage, d’autres images viennent se superposer. Le temps présent et celui de la mémoire fusionnent tandis qu’en photographie, parce qu’il est saisi, le temps est celui de l’immédiateté. En retravaillant le support à la main par la technique l’embossage et par la superposition d’images, je vais à l’encontre de cette immédiateté. Le changement de support nous fait glisser dans un autre univers et, par l’association d’instants différents, je crée une durée.

 

Juliette-Andrea Elie Installation, vidéo-projecteur, lait, dimensions variables, 2008
Juliette-Andréa Elie, Off-Elie 
Installation, vidéo-projecteur, lait, dimensions variables, 2008


Peux-tu nous parler de tes thématiques qui sont liées à l’apparition, aux  phénomènes atmosphériques comme les nuages, le brouillard…
Les nuages, la brume sont des matières qui, comme tous les phénomènes aqueux, m’ont toujours beaucoup intéressée. Dans l’installation vidéo Off-Elie, une pièce qui date de mon diplôme, apparaît puis disparaît dans une flaque de lait, le visage d’une femme. Les matières, comme le papier calque ou les voiles dans les vidéos, permettent à l’image d’échapper aux spectateurs et de rendre compte de formes évanescentes insaisissables autrement. Ainsi, je cherche moins à montrer ce qui se cache derrière le brouillard que les formes qui apparaissent lors de sa traversée.

Mon travail est une invitation à suivre un cheminement, à se perdre un peu car ce qui est important ne se voit pas tout de suite. Même si elle est vaine, je mène une quête de l’insaisissable.

Cacher et donner à voir, apparaître ou disparaître, relèvent du même processus. Dans l’œuvre In The high see shadow, une forme surgit des montagnes sans que l’on puisse distinguer si elle est passe ou disparaît. Je laisse au spectateur la liberté d’interpréter son parcours, sans le lui imposer, ou sans le rendre trop immédiat. J’ai envie de susciter une forme de contemplation active entre image et spectateur et faire en sorte que la projection du spectateur participe à la création même de l’œuvre.

 

 

Juliette-Andrea Elie, In the high see shadow, impressions photographiques sur papier calque et gaufrage, 2015 ©J-A.Elie
Juliette-Andréa Elie, In the high see shadow,
impressions photographiques sur papier calque et gaufrage, 2015


Est-ce le processus même de la perception que tu tentes de modifier ?
En cachant ou voilant l’image, j’oblige le regard à se positionner différemment, j’augmente sa durée. Il se trouble et voit autrement. Parfois j’utilise l’embossage, parfois la vidéo ou la performance, l’équilibre est très fragile. Tous ces moyens communiquent entre-eux.

Je ne cesse de questionner cette mécanique de la perception et cherche à l’activer différemment.

Dans l’ensemble de tes séries, En voie d’apparitionThe CloudSomething about a storm, Fading Landscapes I et II,… se retrouve un pratique cohérente des médiums…
Beaucoup de travaux se sont récemment connectés. Dans l’installation The Cloud, je travaillais déjà sur du papier calque. J’avais constitué une base de données d’images envoyées par texto de plusieurs intimités.  Je reprenais à l’encre de Chine un fragment de ces images très personnelles qui sont brassées dans ce grand nuage numérique pour trouver des liens entre elles et constituer une nouvelle scène. j’avais l’impression que le flux annulait toute intimité dans le sens où le stockage de milliers d’images désactive notre mémoire, annihile tout effort de mémoire. Au final que nous reste-t-il de l’expérience des personnes que nous rencontrons et des lieux que nous découvrons ? En dessinant les contours, j’avais le sentiment qu’ils resteraient gravés, que ces fragments seraient vraiment éternels. C’était déjà un travail de combinaison et de superposition.

 

 

 

 

Juliette-Andrea Elie, Something about a storm Mine de plomb et embossement sur papier parchemin, 2014 ©J-A.Elie
Juliette-Andréa Elie, Something about a storm
Mine de plomb et embossement sur papier parchemin, 2014

 

Est-ce la volonté de fixer ces moments qui est à l’origine de ton travail d’embossage ?
La technique de l’embossage est liée au dessin qui a toujours une place très importante dans mon travail. Dans une de mes premières séries qu’agnès b. avait exposée, En voie d’apparition, mon geste était plus automatique et les motifs, inspirés d’animaux empaillés ou de corps humains, plus figuratifs qu’aujourd’hui, mais on retrouvait l’idée d’apparition. A la différence avec l’encre qui sert à contourner les formes, l’embossage qui est un travail de dessin à la pointe sèche , me permet de me détacher de cette matérialité que peuvent rendre les contours noirs. Car si l’embossage opacifient le papier calque presque translucide, on est en même temps dans des tons blanc sur blanc. Sachant que c’est l’image qui révèle la forme embossée, je fais tout un travail de recherche afin de trouver un entre-deux pour qu’elle ne soit pas immédiatement visible.

Comment définis-tu une œuvre issue de la technique de l’embossage : une image, une sculpture, un dessin ?
Il y a une forme de matérialité due à la technique même de l’embossage, avec son aspect tactile, qui fait que l’œuvre atteint le statut d’objet. Je cherche d’ailleurs plus à être dans l’objet que dans l’image car on est vraiment dans une forme de sculpture comme une frise de bas-relief. L’embossage est une ancienne technique italienne datant du XVe siècle qui servait à la décoration d’images pieuses. Le travail de la main rend l’objet unique, lui donne cette « aura » dont parle Walter Benjamin.

 

Juliette-Andrea Elie, The Cloud, Dessins à l'encre permanente sur papier calque sans acide, dimensions variables, 2012-2013 ©J-A.Elie
Juliette-Andrea Elie, The Cloud, Dessins à l’encre permanente sur papier calque sans acide, dimensions variables, 2012-2013

 

Te considères-tu comme une photographe ?
J’utilise le médium photographique dans une démarche de plasticienne. J’effectue moi même les photographies avant de les retravailler. C’est un médium qui est de l’ordre de l’intime, on utilise cette technique dans la vie quotidienne. Je l’utilisais déjà dans mes premières installations en photographiant des maquettes d’un angle qui changeait l’échelle du paysage comme pour l’exposition Les oiseaux du Lac Stymphale(1), et aujourd’hui je mets en place un processus qui se met en place après la prise photographique : impressions, choix de papier rare, gaufrage, coupe, combinaisons, superpositions d’images…
La photographie n’est alors plus reproductible, elle a un statut d’unicité.

As-tu déjà travaillé avec des photos trouvées dans tes revues ou autres ?
Dans chacune de mes œuvres, il y a toujours une photo qui m’est personnelle. Je n’ai utilisé qu’une seule fois une image extérieure comme fond d’une oeuvre de la série Fading Landscapes. J’ai un réel besoin de l’expérience des lieux, d’éprouver la sensation d’avoir été dans un lieu qui me dépasse, dans des paysages souvent intacts de la main de l’homme comme en Islande. Je fais partager aux spectateurs ce à quoi je me suis confrontée, ce qui dans ces lieux m’a touché.

Parfois le simple détail d’un paysage, une aile d’oiseau que le vent soulève ou le va et vient d’une vague, peut nous faire vivre l’expérience de la durée.

 

Juliette-Andrea Elie, Là où buissonnent les ombres, 2015 impression pigmentaire et embossage, ©J-A.Elie
Juliette-Andréa Elie, Là où buissonnent les ombres, 2015
impression pigmentaire et embossage

 

Peux-tu nous parler de la dimension narrative de tes oeuvres ?
Figer le récit empêche toute projection pour le spectateur. Je ne cherche pas à donner une dimension narrative linéaire ou trop précise. Au contraire, je la coupe et la décale à chaque fois par la superposition des images. Au lieu que la montagne forme une chaîne, j’inverse l’image pour en rompre la continuité. Je crée une narration qui, même si elle s’intéresse au vivant, n’est pas à échelle humaine. C’est la raison pour laquelle il y a peu de personnages dans mes oeuvres.

J’introduit une narration avec un angle de vue assez large pour parler de l’histoire du vivant qui, tout en restant en dialogue avec nos vies, n’est pas l’histoire de quelqu’un.

Juliette-Andrea Elie, Miracle II, en collaboration avec Laurent Derobert, extrait de démonstration mathématique, miroir, gaufrage et impression photographique sur papier calque, 2015 ©J-A.Elie
Juliette-Andréa Elie, Miracle II, en collaboration avec Laurent Derobert,
extrait de démonstration mathématique, miroir, gaufrage et impression photographique sur papier calque, 2015

 

Que cherches-tu à exprimer par l’introduction de chiffres et de formules mathématiques dans la série des Miracles ?
Le rapport des sciences avec l’art m’a toujours passionnée car j’y trouve une poétique incroyable. Nous essayons tous de comprendre le monde mais avec des outils différents. La recherche est similaire, seul le langage change. Les formules mathématiques des Miracles sont de Laurent Derobert qui a travaillé sur les mathématiques existentielles. Il s’agit d’équations modélisant les relations amoureuses. Il essaie de démontrer, comme je le fais par l’embossage, l’insaisissable et l’irrationnel. Il a travaillé sur les mondes impossibles qui adviennent, un travail dont je me sens proche car je donne moi-même, par les superpositions et inversions d’images, une existence à des paysages impossibles. D’une certaine manière, nos recherches parlent aussi du geste artistique et de ces quêtes impossibles.

 

Juliette-Andrea Elie, Le paradoxe de l'archifossile Dessin en embossement et photographie imprimée sur papier Pergamano, ©J-A.Elie
Juliette-Andréa Elie, Le paradoxe de l’archifossile
Dessin en embossement et photographie imprimée sur papier Pergamano

 

Une approche mathématique que tu explores aussi dans d’autres pièces …
Je me suis intéressée au travail de Quentin Meillassoux qui étudie les mathématiques expérimentales pour réaliser l’oeuvre Le Paradoxe de l’archifossile. J’ai associé l’image du glacier à une répétition de triangles, une forme géométrique très simple qui est celle de la cristallisation de la glace.  J’ai aussi présenté à Under Construction Gallery (2) un kakémono, Les sanctuaires cachés pour lequel j’ai repris les croquis de la cristallisation par Nicolas Sténon (1638-1686), un chercheur qui est à l’origine de la géologie. Une science qui me fascine puisqu’elle travaille avec les strates du sol terrestre, qui sont des strates temporelles.
Je confronte les temporalités et fait dialoguer ce qui est vu avec une forme élémentaire qui nous renvoie à des milliers d’années. Je ne suis pas géologue, ni dans une approche écologique, je reste sur ma position d’artiste, mais ces outils me semblent nécessaires pour penser le futur.

 

We appeared as a cloud – teaser

La performance prend une place de plus en plus importante dans ton travail. Que lui apporte-t-elle ?
Dans mes performances chuchotées, il a un dialogue entre les images et les fragments poétiques qui peuvent surgir à mi-parcours. Ils n’ont pas un simple caractère illustratif, ils participent à l’oeuvre. La part poétique est essentielle à mon travail. Les titres de mes œuvres sont des fragments de poèmes qui ont tout autant d’importance que le choix des images. Ils participent à cette combinaison. Je travaille sur les écrits du poète Wallace Steven pour les Cocoblue. Un poète dont la vision des choses entre en résonance avec la mienne. J’aime aussi le regard sur les paysages du Nord du poète suédois Tomas Tranströmer.
Avec Philippe Baden Powell j’ai travaillé sur des vidéos sur lesquelles j’ai eu envie de chuchoter. Le chuchotement laisse les pensées du spectateur exister. À un moment donné, j’ai pensé déclamer ou même crier les poèmes, mais le chuchotement crée un équilibre, évite tout envahissement. Le spectateur doit tendre l’oreille comme il doit tendre le regard face à un embossage.

Plus le temps passe, plus je crois la multiplicité des moyens d’expression : musique, vidéo, dessin, embossage, performance… qui, en se combinant, créent un objet, construisent une œuvre totale.

Dans les performances Cocoblue (3) et Nous sommes apparus comme le nuage, nous avons disparu comme le vent (4), le mouvement n’est pas linéaire. J’introduis l’idée de cycle mais toujours en léger décalage. Comme pour l’oiseau dans la vidéo, il persiste dans mon travail une répétition des gestes qui est naturelle mais intrigante et qui fait écho au concept nietzschéen de l’éternel retour : « Comment ? était-ce là la vie ? Allons ! Recommençons encore une fois « (5)

 

(1) Exposition Les oiseaux du lac Stymphale, Musée de Paléontologie Humaine de Terra Amata, Nice, 2011.
(2) Exposition À distance convenable, sous le commissariat de Point contemporain, du 05 au 26 septembre 2015, Under Construction Gallery, Paris.
(3) Cocoblue, Projection vidéo, poèmes chuchotés et musique composée par Philippe Baden Powell, Nuit Blanche 2015, square Paul Robin, Paris.
(4) Exposition-performance Nous sommes apparus comme le nuage, nous avons disparu comme le vent , Projection vidéo, poèmes chuchotés et musique composée par Philippe Baden Powell, du 25 juin au 05 juillet 2015, Cité Internationale des Arts, Galerie Corridor, Paris
(5)  Ainsi parlait Zarathoustra, « De la vision et de l’énigme », 1884, Nietzsche

Visuels tous droits réservés artiste. ©J-A.Elie

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