MARCO GODINHO
Marco Godinho – Vue de l’exposition Un vent permanent à l’intérieur de nous, Galerie Haute, Courtesy des Tanneries – CACIN, Amilly © Photo Aurélien Mole
PORTRAIT D’ARTISTE / Marco Godinho, un portait réalisé à l’occasion de l’exposition Un vent permanent à l’intérieur de nous, jusqu’au 21 janvier 2024, Les Tanneries, Amilly
par Valérie Toubas et Daniel Guionnet
Invité par Éric Degoutte, directeur du centre d’art contemporain – Les Tanneries, à investir l’ensemble des 2500 m2 des quatre espaces d’exposition, Marco Godinho propose un parcours nous amenant à vivre au plus profond de nous-mêmes une expérience intérieure telle que lui-même l’a éprouvée. Un vent permanent à l’intérieur de nous engage le visiteur à pénétrer une « géographie intime » composée d’espaces sensibles, de fragments de mémoire, où traces et empreintes viennent révéler la coexistence entre visible et invisible. Celle-là même qui fonde ce que C. G. Jung définit comme « l’homme total » qui passe par « l’exaltation de l’homme intérieur en chacun ». L’écriture est un élément-clé dans cette déambulation. Se composant de signes, de sédiments, elle constitue une matérialité sans cesse en devenir, à la différence de l’image qui n’est qu’illusion et surface réfléchissante qu’il faut traverser. L’écriture n’a pas la fixité ou le poids de l’affirmation, elle est une dissolution salvatrice, parfois même une dégradation. Elle donne accès à une forme d’universalité rendue possible par une relation poétique avec « la réalité de la vie ». L’encre faite de lave, d’eau de mer, d’écorce, de terre poudreuse, nous relie à l’immensité de l’univers, mais sans conteste aussi à ces vastes paysages intérieurs qui, selon les états d’âme, sont tour à tour méditatifs, tempétueux ou euphoriques.
La révélation du lieu
« Au centre d’art contemporain – Les Tanneries, tout comme dans les différentes résidences que j’ai effectuées, j’ai aimé retrouver ce sentiment d’arriver dans un lieu qui m’est inconnu, de m’y sentir d’abord étranger puis, en allant à la rencontre de l’espace et des personnes qui y travaillent, de progressivement m’y adapter et de l’intégrer. » M. G.
L’oeuvre de Marco Godinho est profondément marquée par la migration de ses parents, du Portugal vers le Luxembourg, alors qu’il était enfant. Il a su très tôt que la double nationalité n’est pas qu’administrative, mais qu’elle nécessite ce qu’il appelle « un lâcher prise », qui se manifeste par le déplacement à la fois du corps, mais aussi du langage et de la pensée. Un potentiel d’adaptabilité qui se manifeste chez l’artiste par l’attention particulière portée à des détails qu’un regard conditionné par l’habitude pourrait considérer comme insignifiants, mais qui, pourtant, portent les indices d’une identité. Ceux-là mêmes qui, dans le creuset de l’être, échafaudent l’individu dans sa globalité. Sa réflexion porte sur cette expérience originelle qui, à travers de nouvelles situations vécues qui sont autant physiques, matérielles qu’émotionnelles, lui permet de s’enrichir de nouvelles énergies et sensations. Une trajectoire de vie pensée en termes de « mélanges », d’un ensemble d’influences, de directions inconnues et empruntées que cette exposition aux Tanneries lui permet d’explorer simultanément.
Au-delà de l’horizon
Le Luxembourg est un espace qui, situé au coeur de l’Europe, ouvre sur un ailleurs. Un pays ceinturé par d’autres, comparable en cela à la Méditerranée, dont le pourtour, comme le relate Ulysse, est bordé de terres aux caractères multiples. Ulysse est pour moi une figure tutélaire, par ce voyage à la découverte de contrées aux particularités très marquées, et par sa manière de les raconter. Lorsqu’il investit un lieu, Marco Godinho nous dit ne jamais vraiment connaître la forme que prendra au final l’exposition car il sait que vont s’ajouter à ses propres forces, celles du lieu. Celles de son bâti, de son passé et de son environnement, des personnes qui le dirigent ou y travaillent. Des forces en présence vues non comme des contraintes mais comme des atouts puissants qui viennent la nourrir, et au final seront parties constitutives des pièces présentées. Une part d’inconnu qui laisse son empreinte dans l’installation, l’orientation, les dimensions des oeuvres qui ne cessent d’amener le regard vers un ailleurs qui est celui de l’intériorité. Ce qui est vu, qui se matérialise devant soi, donne à voir un au-delà invisible, ou du moins qui n’est visible que, comme le suggère le titre de l’exposition, Un vent permanent à l’intérieur de nous, par une sensation intérieure ouverte à tout vent, à toutes les influences extérieures qui modèlent la construction de l’intime. Il évoque directement dans son installation Wandering With the Horizon at Your Fingertips, cette capacité de chacun à redéfinir cet horizon. La vidéo As Close as Possible to the Sun filmée au somment du Pic du Midi ou l’installation In Transit présente aux Tanneries, renvoient à cette idée de lointain et peut-être pourrait-on rajouter à celle de ligne de vie, et même de destinée. Une destinée imprévisible pouvant prendre toutes les directions possibles que l’on retrouve dans la mise en espace des oeuvres par des perspectives qui embrassent en même temps plusieurs installations. Une ouverture, éliminant toute frontière, constitutive de son travail.
Perception de l’infini
« En 2012, j’ai fait une copie conforme en métal de ce huit à l’horizontale. Souvent je remplace le numéro du lieu du centre d’art ou du musée par ce huit retourné. Le lieu devient un lieu de liaison entre l’espace public et l’espace privé. Ce qu’on pourrait appeler intérieur devient extérieur et vice-versa et surtout par ce geste le centre d’art et la maison de l’infini sont comme une accolade entre laquelle le monde se situe… Même si cela est une simple et heureuse coïncidence, le chiffre huit correspond aussi à la huitième saison artistique du centre d’art contemporain – Les Tanneries. »
Par la présence de ce signe le lieu investi devient comme « une maison secondaire » où se poursuit pour Marco Godinho une nouvelle part de son existence. Initialement formé par le chiffre huit qui est le numéro de son adresse au Luxembourg, il le couche à l’horizontale pour lui ôter la fixité du nombre. Dès lors, devenant le lemniscate, cette forme symbolise le mouvement perpétuel, ce flux vital qui anime sa vie et le monde. Un symbole dans lequel il identifie sa propre pratique, saisissant dans chacune de ses installations celui de l’univers, du cycle lunaire ou du soleil, du végétal et du minéral, mais aussi l’infini du chant de l’aède ou du vers poétique. Une façon pour lui de déplacer à l’infini les repères, de traverser ses propres identités artistiques, allant de la littérature vers la vidéo, le son, l’installation.
Le Nostos grec, figure du « retour » (ὁ νόστος)
« Venir à Amillly est, comme lorsque j’ai participé à la Biennale de Venise, un retour vers le Sud. J’effectue à nouveau une migration. Je vais voir avec mon corps, mon esprit, mes bagages, ce qui se passe là-bas. »
La figure homérique du « retour » prend une dimension multiple dans l’oeuvre de Marco Godinho. Que ce soit par les situations géographiques des expositions auxquelles il participe, ou par la mise en espace de ses installations au sein même de ses expositions, il est continuellement dans cet axe Nord-Sud constitutif de son identité. Déjà sensible à cette trajectoire lorsqu’il a représenté le Luxembourg à la Biennale de Venise, se rendre à Venise depuis le Luxembourg ayant pris le sens « d’un retour dans le Sud », il dit effectuer une « migration contemporaine à contre-courant dans le contexte européen actuel ». Il en est de même aux Tanneries où la configuration du lieu étant elle aussi dans cet axe, lui permet tout autant de répondre à la figure du Nostos. Une figure du retour, nous disent les philologues, qui est aussi une « observation intérieure ». Celle-ci se retrouve dans le travail de Marco Godinho par cette intériorisation de la perception extérieure, à travers le regard, le souvenir, la sensation.
Souvenirs du geste de la main
« Cette sensibilité aux gestes est la même que je porte au poème… dont son sens originel dérivé du grec ποιε ́ω, « fabriquer, faire, créer »
La figure du retour passe aussi par l’évocation du souvenir, de ce qui peut faire mémoire. Matthew B. Crawford rappelle que, pour les Grecs, la philosophie est d’abord l’expression d’un savoir-faire qui est celui de la main. Dans l’espace de la Verrière des Tanneries, l’installation utilisant comme matériaux les restes du chantier de rénovation de sa maison, est une évocation du métier de maçon de son père et une manière de donner corps au travail d’une vie, à ces milliers de gestes répétés jour après jour qui ont été son quotidien. Le métier de couturière de sa mère est aussi présent, de manière tout aussi allégorique, par l’installation en demi-cercle de tee-shirts floqués (See Another Sea, 2019), mais aussi par plusieurs installations qui témoignent dans leur mise en place, d’une minutie. Si Marco Godinho déclare « aimer lire de la philosophie, apprendre et dans ses oeuvres mettre en forme des idées », il s’attache à donner de l’importance à ces gestes, ceux du travailleur, de notre environnement domestique. Ceux de l’artiste ont cette capacité de les révéler, de les faire revivre dans de nouveaux contextes, de leur donner une forme de visibilité à l’évidence plus puissante, car pour l’installation sous la Verrière, il est possible de se rendre compte de l’effort fourni. C’est ici l’absence du résultat fini, l’invisible tâche accomplie, qui montre si justement, la somme des gestes effectués.
Présences fantômes
« Je travaille souvent sur des constellations d’oeuvres. Prévoir des installations dans la matérialité de l’espace, n’implique pas que toutes aient leur place dans l’exposition. Mais si je retire celles dont je sens la présence non appropriée, cela ne veut pas dire qu’elles n’existent pas car d’une certaine manière, demeure encore l’empreinte de leur existence. »
Les installations de Marco Godinho portent cette puissance de l’évocation proustienne, quand se reconstitue devant soi, par la présence d’un morceau de fer, de quelques poutres, d’un mot, d’une certaine lumière, toute une mémoire dans une sensation d’absolue plénitude. Même si l’installation se compose de matériaux bruts, imposants et lourds, comme dans la Petite Galerie, elle définit une « géographie intime ». Ayant perdu leur côté imposant et lourd, ils deviennent, dans cette nouvelle configuration au sol, un paysage à déambuler, un jardin à habiter… on est dans un rapport horizontal à l’espace sans trop de hiérarchie entre une poutre qui normalement sert à supporter du poids en hauteur et de la poussière ou des cheveux ou un nid d’oiseau… Il s’agit de capter ce qui a pu être, à un moment donné, ces traces d’existences qui laissent une empreinte définitive de leur passage. Il a conscience de ce caractère transitoire de toute chose, aussi attache-t-il autant d’importance à ce qui a pu être, à cette transformation de la matière qui, comme les copeaux de bois, la poussière, la limaille, ne meurt pas. Ses oeuvres ont aussi cette dimension inclusive, cette attention au changement. Il n’a pas peur de la dégradation, de la désagrégation, de l’oubli, car il ne s’agit que d’un changement d’état, c’est-à-dire d’une écriture nouvelle. En témoignent l’exposition The Memory of the Stateless Ghosts à la Fondation Salomon ou encore l’installation des cahiers aux Tanneries. Une ouverture sensible à une vision intérieure, à sentir ce feu à l’intérieur de nous, d’en sonder la profondeur pour atteindre un état de révélation, et de beauté révélée.
Espace poétique
Toute l’exposition s’appuie sur des gestes simples, que l’on pourrait même qualifier de dérisoires, comme celui de plonger des cahiers dans l’eau, de recueillir de la sciure de bois dans un chantier, ou des éléments de construction. Je n’ai jamais usé de gros moyens, préférant porter un regard attentif aux choses et d’essayer à travers presque rien, d’inventer des gestes. Le rapport à la poésie est présent dans toute l’exposition, dans l’évocation d’Homère, aède aveugle, dans celle d’ « itinéraires invisibles, dans l’idée de rêver les choses en les nommant » et de leur donner une existence. Jean Cocteau préconise le dénuement nécessaire pour faire advenir la poésie. Elle n’existe que dans une pureté, la simplicité des gestes. « Rêver d’une pierre suffit pour qu’elle existe » nous dit Marco Godinho. La marche, la lecture, le simple regard, sont les éléments à partir desquels il élabore ses oeuvres. Il fait surgir des émotions, des idées, en mettant en présence le visiteur avec « des petits fragments de choses », en portant une attention à l’infime, à ce qui est voué à disparaître, ajoutant à leur existence une étape supplémentaire, qui les fait vivre en nous, et en prolonge la mémoire. Il fait apparaître l’invisible en prononçant les mots, ce Verbe qui est « la preuve matérielle de la vie » (Saint-Pol-Roux) et la poésie qui, rappelle le poète, « veut dire étymologiquement ouvrage, construction ». Les installations de Marco Godinho ont ce rapport à l’écriture, celle immatérielle qu’il lance par SMS au volcan, en vers homérique qu’il adresse à la Méditerranée, en absence dans les empreintes négatives. Cette écriture, il la fait exister en nous car elle nous construit dans ses présences comme ses absences, celle des mots des poètes ou de nos proches, comme dans ces rencontres que nous faisons jour après jour.
Références bibliographiques
Jean Cocteau, Portraits-souvenir, Gallimard, 1935.
Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte Poche / Essais, 2016.
Saint-Pol-Roux (Pierre Paul Roux), Genèses, éditions Rougerie, Mortemart, oeuvre posthume 1976.
Edgar Morin, Histoire du futur, un entretien avec Michel Gonzalès, France Culture, 1985.
C.G. Jung, Psychologie et alchimie, Budet Chastel, 1944.
Valérie Toubas et Daniel Guionnet
Critiques d’art et commissaires d’exposition indépendants
Fondateurs et rédacteurs en chef de la revue Point contemporain