MAUDE MARIS, SEER AND SEEN
Vue d’exposition, Maude Maris, Seer and Seen, Praz-Delavallade Paris. Crédit photo Rebecca Fanuele
EN DIRECT / Exposition Maude Maris, Seer and Seen, jusqu’au 06 janvier 2024, Praz-Delavallade Paris
Les animaux qui flottent dans l’ambiance onirique des nouvelles peintures de Maude Maris sont principalement ceux qui peuplent les alentours de son atelier en Normandie : parmi eux un chat, une chauve-souris, un escargot. Chacun d’entre eux semble doté d’un caractère magique aux propriétés inaccessibles, comme s’il évoluait au centre d’un mythe de la création en plein développement. Le chat, vu du dessus, est allongé sur une couverture où se dévoile le ciel nocturne, les étoiles sont disposées devant lui, semblables à des jouets. La chauve-souris est suspendue devant un champ d’un bleu brossé, accompagné seulement d’un croissant de lune. L’escargot glisse, lui, à travers un ciel couvert, ne laissant entrevoir qu’une infime partie de terre. En regardant chacun de ces animaux, nous sommes désorientés ; il se peut que nous ne soyons pas le public visé.
Ces toiles diffèrent considérablement du dernier ensemble de l’artiste. Initialement, Maude Maris suivait un processus de transposition élaboré : elle commençait par mouler en plâtre de petites figurines– en particulier des animaux – trouvées. Puis, elle disposait les moulages, les photographiait et les représentait sur la toile, non sans les avoir au préalable agrandies à une échelle monumentale. Cette série de translations conférait aux objets originaux un pouvoir apparemment ancien et la juxtaposition de l’un ou de plusieurs d’entre eux suggérait une conversation silencieuse. Maris peignait les animaux, qui semblaient alors taillés dans du marbre blanc, dans des tonalités froides et irisées, comme extraits d’un écran à cristaux liquides.
Depuis son atelier en Normandie, Maude Maris a récemment choisi d’adopter une approche plus libre, plus incarnée, libérée de ses modèles sculpturaux. Les animaux semblent, eux aussi, libérés de leur statut d’objet rigide. Et pourtant ils possèdent encore une froideur, une distance, un silence. J’ai découvert Maris via une autre artiste, Lin May Saeed (1973-2023), une sculptrice germano-iraquienne qui a consacré sa carrière à la solidarité envers les animaux non-humains. Saeed avait compris que les animaux étaient dotés d’un langage, que nous le comprenions ou non, mais elle représentait leur silence et leur étrangeté par respect envers eux. À contre-courant de l’histoire de l’art occidental, Lin May Saeed considérait les animaux comme des sujets et non des objets. Qu’elles soient anciennes ou actuelles, les peintures d’animaux de Maude Maris explorent des thèmes similaires : la manière dont nous tentons de façonner les créatures non humaines qui nous entourent, créatures avec lesquelles nous pouvons partager une intimité profonde mais conflictuelle, et la manière dont elles résistent à ces contraintes ou s’en libèrent.
En 1970, le critique d’art John Berger posait cette célèbre question « Pourquoi regarder les animaux ? ». Selon lui, les humains entretiennent une longue histoire de parenté entre espèces, dont ils ne se sont éloignés que récemment : « Supposer que les animaux sont d’abord apparus dans l’imaginaire humain sous forme de viande, de cuir ou de corne, c’est projeter une attitude du XIXe siècle des millénaires en arrière. Les animaux ont d’abord pénétré dans l’imaginaire comme des messagers et des augures. » Pourtant, « l’absence de langage commun, le silence de l’animal, écrit Berger, garantissent sa distance, sa différence, son exclusion par l’homme ». Pour lui, ce n’est pas une coïncidence si les zoos (c’est-à-dire les endroits où l’on se rend pour entrer en contact avec le non-humain) sont apparus exactement au moment où la place des animaux a reculé dans la vie quotidienne, à l’ère du capitalisme industriel. Pourtant, le zoo, écrit Berger, « ne peut que décevoir », et ce parce que « vous regardez quelque chose qui a été rendu absolument marginal… L’espace [que les animaux] habitent est artificiel. ».
Dans les peintures aux atmosphères vibrantes de Maude Maris, les animaux occupent un espace abstrait, artificiel. Pourtant, ils ne sont pas marginaux, ou du moins pas plus que nous. Les forces décrites par Berger il y a plus d’un demi-siècle n’ont fait que continuer à aliéner les humains, à les rendre inutiles, à médiatiser et à monétiser notre expérience du monde. Pour beaucoup, le temps de travail et de loisir se passe sur des écrans. Dans l’espace artificiel de l’Internet, aucun type de contenu ne remporte plus de clics que les vidéos d’animaux. « Devrions-nous être gênés de regarder autant de vidéos d’animaux sur Instagram ? » m’a demandé Maude. Sont-ils un réconfort nostalgique, voire primordial, alors que nous naviguons dans notre propre aliénation ? Peut-être, mais la peinture pourrait l’être aussi. Et je n’ai pas l’intention d’y renoncer.
Robert Wiesenberger*
*Robert Wiesenberger est conservateur de la collection contemporaine au Clark Art Institute de Williamstown, Massachusetts, où il enseigne également dans le cadre du programme d’études supérieures en histoire de l’art du Williams College. De 2013 à 2018, il a été critique à la Yale School of Art, où il enseigne au programme MFA en design graphique. De 2014 à 2016, il a été responsable des collections Bauhaus desHarvard Art Museums. Il est titulaire d’un B.A. en histoire et en langue allemande de l’Université de Chicago ainsi que d’un doctorat en histoire de l’art de l’Université de Columbia.