JULIEN CREUZET, LA PLUIE A RENDU CELA POSSIBLE…, BÉTONSALON

JULIEN CREUZET, LA PLUIE A RENDU CELA POSSIBLE…, BÉTONSALON

« An ka tchimbé »

Après la Biennale de Lyon en 2017, Julien Creuzet expose à Bétonsalon (une autre exposition se tient au même moment à la Fondation d’entreprise Ricard). Véritable conteur, il dissémine dans l’espace du centre d’art plusieurs installations et sculptures qui résonnent avec un de ses poèmes, lui-aussi exposé.

Cou coupé

« Cou coupé », comme ce dernier vers de Zone1 d’Apollinaire ; comme le recueil poétique d’Aimé Césaire du même nom ; comme cet oiseau, l’Amadine cou-coupé. Cette belle formule inventée par Apollinaire renvoie à l’idée de coupure, soit, à l’action de séparer, de diviser. Et la première coupure pour l’artiste plasticien et poète Julien Creuzet – qui a investi les lieux du centre d’art Bétonsalon avec une installation à l’apparence chaotique –, le « tout début, c’est la division de la tribu ». C’est ce premier arrachement, opéré par la Traite négrière qui est le « transbord » d’une population. C’est cette population transbordée « qui ailleurs se change en autre chose2», c’est-à-dire, qui devient ontologiquement autre chose à cause de cet exil. C’est de cette première coupure dont traite le poète guyanais Léon G. Damas dans son poème Limbe : « Rendez-les moi mes poupées noires / mes poupées noires / poupées noires / noires3». Et les poètes de la négritude donnaient une temporalité et un espace à cette première coupure, ils disaient « l’évènement » :

Le Blanc a tué mon père
Mon père était fier
Le Blanc a violé ma mère
Ma mère était belle
Le Blanc a courbé mon frère sous le soleil des routes
Mon frère était fort
Le Blanc a tourné vers moi
Ses mains rouges de sang
                Noir
Et de sa voix de Maître :
« Hé boy, un berger, une serviette, de l’eau4 ! »

Cette coupure a d’autres résonnances chez ces poètes et chez Julien Creuzet. Elle renvoie aussi aux châtiments opérés sur les esclaves ; comme ce « fouet qui siffle », qui arrache la peau de l’esclave ou comme ces membres littéralement coupés si l’esclave tentait de s’enfuir (cela pouvait être une jambe, un bras). On pense alors à ces vers de Julien Creuzet : « Vais-je oser dire / que j’ai les cicatrices de Cyparis. »

Enfin, l’artiste se réfère aussi à une troisième coupure, celle provoquée par la France du général de Gaulle à travers le projet du BUMIDOM (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer), projet consistant à favoriser et à organiser une nouvelle migration, des Antilles françaises vers la métropole (migration qui, pour Glissant dans le discours antillais, mettait en péril le peuple martiniquais, une deuxième fois coupé de lui-même). L’artiste jongle avec ces multiples coupures qui constituent l’Histoire créole (en particulier, française) avec ses installations qu’il égrène dans l’espace. Paradoxalement, c’est en coupant, soit, en mêlant plusieurs éléments hétérogènes tels que des bouts de banquettes d’avions avec des sculptures composites (ensembles de matériaux récupérés : vêtements, perles, bouts de plastiques, fils…) qu’il arrive à tracer une cartographie qui donne enfin sens à ces séries de coupures dans l’Histoire qui ont eu pour fonction de : « couper l’homme de lui-même, couper l’homme de ses racines, couper l’homme de l’univers, couper l’homme de l’humain, et l’isoler, en définitive […]5 » . Résidus de ces mouvements, allant de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion, de la Guyane vers la métropole, les banquettes d’avions que Julien Creuzet dissémine dans l’espace sont là, posées, chargées d’histoires. D’ailleurs Julien Creuzet raconte la sienne, d’histoire, dans ses poésies chantées, propulsées à l’aide de deux enceintes posées au centre de l’exposition. Le même refrain, la même boucle musicale se répète inlassablement. D’ailleurs, la boucle n’est-elle pas, elle aussi, une coupure ? En refusant de se continuer telle une ligne musicale, avec un début et une fin précise, la boucle se replie dans un coin, le coin d’une intimité, celle de l’artiste (la boucle musicale tout comme le sample semblent tous deux être des procédés de coupure).Alors qu’il voulait être rappeur, Julien Creuzet connait bien ces procédés et les utilisent pour créer des situations qui donnent un espace et une temporalité aux multiples blessures provoquées par l’Histoire, y compris celles d’aujourd’hui ( les catastrophes naturelles, le dérèglement climatique).

Tchimbé rèd, pa moli !

Cette expression créole, signifiant globalement « Tiens bon ! », ne fait nullement référence à une quelconque droiture religieuse. Plutôt, elle signifie une raideur, une infaillibilité. Celle de celui qui ne flanche pas, qui, à la stupeur générale se lève et reste debout : « La négraille assise / inattendument debout / debout dans la cale […]6 ». Cette « raideur » noble est presque devenue une pulsion, au moins une culture. On pense à ces derniers vers de David Diop : « Relève- toi et crie : Non !7 ». Et voilà que Julien Creuzet déclame à la fin de son poème : « an ka tchimbé » (« je tiens » ou « je vais bien »). Il tient, malgré cette insulte raciste qu’il raconte dans son poème : « hier on m’a traité de négro de service / janvier j’en pleure ». Ainsi, son oeuvre est comme un « tournoiement » opéré par un cri, lieu où se conjuguent encore rancune et colère. Et ce tournoiement, qui ne s’arrête pas mais repart toujours, renvoie les déchets des grandes métropoles qui viennent s’échouer sur les plages, les anses martiniquaises. Ce tournoiement renvoie à la ville ce pesticide disséminé notamment en Guadeloupe et en Martinique : le chlordécone. Pesticide qui est l’une des causes majeures de cancers de la prostate dans ces mêmes îles. Ce tourbillon est aussi le signe d’une créolité, d’un peuple qui se mélange et de peuples qui se mélangent. Ce métissage brutal opère comme une machine batteuse qui elle-même effectue un beau renversement dialectique. Debout, le cri ou le « crachat » de Creuzet renverse « l’ordre établi », il déjoue et modifie les lignes académiques. Fuck ! (suivi d’un majeur en l’air), voilà ce qu’on aimerait crier à la face d’un monde absurdement injuste. Et l’oeuvre exposée à Béton Salon est comme une plage après la tornade, après la tempête.

Déluge

Après le feu, celui d’un soleil incandescent et vengeur, la pluie. Celle du déluge, celle qui purifie. Le déluge chez Julien Creuzet est d’abord cet évènement qui fait virevolter la langue et la création plastique. Ensuite, Creuzet est un annonciateur. Tout comme Césaire ou le vieux papa Longué (personnage récurrent dans plusieurs oeuvres d’Edouard Glissant), il annonce des sortes de tourbillons, ou un déluge comme dans le titre de l’exposition à Bétonsalon : « La pluie a rendu cela possible depuis le morne en colère, la montagne est restée silencieuse. Des impacts de la guerre, des gouttes missile. Après tout cela, peut-être que le volcan protestera à son tour. – Toute la distance de la mer ». Habitant la Martinique, l’artiste habite avec, au-dessus de lui, une « mort latente », soit, une mort qui peut surgir à n’importe quel moment, le volcan : « Les volcans éclateront, l’eau nue emportera les taches mûres du soleil et il ne restera plus qu’un bouillonnement tiède picoré d’oiseaux marins8 ». Mais ce déluge est aussi la promesse d’autre chose, d’une nouvelle identité. L’oeuvre de Julien Creuzet est d’abord faite de connexions et de croisements pour à la fin se perdre dans un Tout-monde, dans un mélange décomplexé, dans un changement perpétuel, dans une ontologie fondamentalement insaisissable. Cette oeuvre, cette identité que l’artiste construit n’est pas une identité fixe, celle de l’« Être » qui même en se mouvant, reste le même, mais plutôt une « identité dévorante du monde » comme le précise Césaire, une identité créole.

Texte Chris Cyrille © 2018 Point contemporain

1 « Soleil Cou coupé »
2 Edouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997 (1981), p.40
3 Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de la langue française, Paris, Presses Universitaires de France, 2015 (1948), p.9
4 Ibid, p.174-175 
5  Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (suivi de Discours sur la Négritude), Paris, Présence Africaine, 2004 (1955), p.85
6  Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal,  Paris, Présence Africaine, 1983 (1939), p.61
7  Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de la langue française, Paris, Presses Universitaires de France, 2015 (1948), p.176
8  Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1983 (1939), p.8


Julien Creuzet
Né en 1986 à Le Blanc Mesnil.
Vit et travaille à Montreuil.

Représenté par la Galerie Dohyang Lee Paris

www.juliencreuzet.com

Détail de l’expo­­si­­tion de Julien Creuzet La pluie a rendu cela pos­si­ble à Bétonsalon - Centre d’art et de recher­­che, Paris, 2018. Image © Aurélien Mole.
Détail de l’expo­­si­­tion de Julien Creuzet La pluie a rendu cela pos­si­ble à Bétonsalon – Centre d’art et de recher­­che, Paris, 2018. Image © Aurélien Mole.
Détail de l’expo­­si­­tion de Julien Creuzet La pluie a rendu cela pos­si­ble à Bétonsalon - Centre d’art et de recher­­che, Paris, 2018. Image © Aurélien Mole.
Détail de l’expo­­si­­tion de Julien Creuzet La pluie a rendu cela pos­si­ble à Bétonsalon – Centre d’art et de recher­­che, Paris, 2018. Image © Aurélien Mole.
Détail de l’expo­­si­­tion de Julien Creuzet La pluie a rendu cela pos­si­ble à Bétonsalon - Centre d’art et de recher­­che, Paris, 2018. Image © Aurélien Mole.
Détail de l’expo­­si­­tion de Julien Creuzet La pluie a rendu cela pos­si­ble à Bétonsalon – Centre d’art et de recher­­che, Paris, 2018. Image © Aurélien Mole.
Détail de l’expo­­si­­tion de Julien Creuzet La pluie a rendu cela pos­si­ble à Bétonsalon - Centre d’art et de recher­­che, Paris, 2018. Image © Aurélien Mole.
Détail de l’expo­­si­­tion de Julien Creuzet La pluie a rendu cela pos­si­ble à Bétonsalon – Centre d’art et de recher­­che, Paris, 2018. Image © Aurélien Mole.
Vue de l’expo­­si­­tion de Julien Creuzet La pluie a rendu cela pos­si­ble à Bétonsalon - Centre d’art et de recher­­che, Paris, 2018. Image © Aurélien Mole.
Vue de l’expo­­si­­tion de Julien Creuzet La pluie a rendu cela pos­si­ble à Bétonsalon – Centre d’art et de recher­­che, Paris, 2018. Image © Aurélien Mole.

Visuel de présentation : Vue de l’expo­­si­­tion de Julien Creuzet La pluie a rendu cela pos­si­ble à Bétonsalon – Centre d’art et de recher­­che, Paris, 2018. Image © Aurélien Mole.