DOMINIQUE DE BEIR, ACCROC ET CARACTÈRE

Dominique De Beir, Parti-pris couleur (Acroc et Caractère1), Avril 2022, Galerie Jean Fournier, photo Alberto Ricci
FOCUS / Cycle d’expositions Accroc et Caractère de Dominique De Beir
par Edith Doove
Accroc et Caractère, regarder et découvrir à l’intérieur
Edith Doove
Depuis plus de 30 ans, l’artiste française Dominique De Beir creuse, fait des trous, des points en creux, en relief, dans toutes sortes de matériaux, papiers d’archives, papiers recyclés, cartons d’emballage et plus récemment polystyrène isolant. Cette gestuelle radicale manifeste « l’affirmation d’un manque, d’une césure, une présence corporelle qui cherche à débusquer l’épaisseur de la matière et qui refuse l’opacité et l’image lisse du monde » [DDB, septembre 2023]. Récemment, l’artiste s’est lancée dans un nouveau et impressionnant cycle de six expositions dans diverses institutions françaises sous le titre générique Accroc et Caractère, une hymne aux surfaces usées, altérées, entre torture et ornement. Avec l’accroc il s’agit d’une petite rupture, mais néanmoins significative, avec le caractère, c’est davantage une affaire de tempérament mais aussi dans un tout autre contexte un intérêt pour l’écriture et le livre.
L’ensemble de ces expositions n’est pas tant une rétrospective qu’une forme de revisite d’un corpus d’œuvres extrêmement stratifié dans tous les sens du terme et qui depuis 1996 forme en fait un ensemble continu. Pour l’artiste, tout, et donc son travail, est d’aujourd’hui. Revisiter l’ensemble de ses œuvres s’inscrit dans une quête constante de l’inattendu, de la coïncidence et du non-planifié mais aussi de la remise en question et de l’utilisation des résultats pour constituer ou poursuivre le travail. C’est le déploiement de la recherche qui est à l’œuvre ici.
Accroc et Caractère a débuté en mai 2022 à la Galerie Jean Fournier avec Parti-pris couleur (Accroc et Caractère 1), sa troisième exposition personnelle à la galerie. Le communiqué de presse, à juste titre, fait part d’une chronologie en spirale qui est en fait une bien meilleure façon d’aborder le travail de nombreux artistes, et particulièrement celui de Dominique De Beir. Cette exposition mettait l’accent sur la présence de la couleur dans ses recherches depuis les années 90. Incarnée dans le matériau lui-même la couleur s’affirmait pleinement aussi en tant qu’habillage du support.
Répétition et reproduction
L’exposition qui a suivi en juin 2022, De Beir, Volailles de plein air (Accroc et Caractère 2) au centre d’art Les Tanneries d’Amilly avait une connotation plus autobiographique. À l’arrière de la ferme de ses parents, le père de l’artiste élevait des poulets qu’il allait vendre au marché sur l’eau d’Amiens. Dominique De Beir a conservé précieusement quelques sacs plastiques publicitaires que ce dernier avait fait fabriquer en grande série pour son commerce et qui portaient l’inscription : « De Beir, Volaille de plein air ». Comme elle l’écrit, « j’avais 15 ans, c’était mon premier rapport avec le monde du multiple et de la reproduction mais je ne le savais pas encore ». Il n’est donc peut-être pas surprenant que les notions de répétition et reproduction soient devenues cruciales dans le travail de Dominique De Beir, tout comme la révision, la refonte et la réutilisation.
Dans la Galerie Haute des Tanneries, tout à la fois espace d’exposition, salle des archives, matériauthèque et prolongement de l’atelier, elle a combiné œuvres passées et nouvelles productions au sein d’une même installation modulaire. Pour cette exposition, bien documentée par un film de Sébastien Denis où on la voit au travail dans son atelier en baie de Somme, elle a réactivé plusieurs œuvres anciennes sous la forme d’impressions papier pour ensuite les coudre entre elles et les suspendre à l’image de peaux séchées. Elle remet ainsi continuellement en question le statut de son travail, sa reproduction au sein des livres, jouant avec les notions d’archivage, de conservation, de réinterprétation et de reconstitution.
La riche actualité de l’artiste se poursuit par deux expositions majeures inaugurées au cours de l’été 2023. Tout d’abord à Caen au Musée des Beaux-Arts Sans fin (mais pas sans début). Le point de départ est le moment où, dans l’atelier, une nouvelle expérimentation se révèle être une découverte qui engendre une nouvelle série (sans fin) pouvant prendre toutes sortes de formes et de formats, du petit et fragile au monumental qui peut aussi être fragile. Mais quel que soit le format ou la forme que Dominique De Beir choisit, il y a toujours le processus intense de percer, de creuser, de révéler. Pour ce faire, l’artiste peut utiliser différents outils en lien à de multiples corps de métier. Elle s’attribue de nombreux jeux de rôle : dentellière, chirurgienne, agricultrice, couturière, jardinière, cuisinière, étalagiste, maçonne, écrivaine … Dans ses gestes, elle peut aussi bien, selon la nature du réceptacle et de son format, utiliser une boucharde, une échelle à 8 piques, une roulette à pizza, une griffe en argent fabriquée par un orfèvre de Palerme que des bottes personnalisées avec une semelle en cube qui gaufre la surface. Mais il y a toujours cet intérêt à retourner le matériau, qu’il s’agisse d’une feuille de papier usagée ou d’un livre, la matière est interrogée de tous les côtés. Dominique De Beir tient à quitter la surface des choses et à regarder à l’intérieur, découvrant de nouvelles formes et de nouvelles significations.
Une approche curatoriale particulière
Les salles du musée qui présentent habituellement l’art des XXe et XXIe siècles, ainsi que le cabinet d’arts graphiques construisent une forme labyrinthique, ce qui incite à tourner en permanence autour des murs autoportants. Comme Dominique De Beir cherche à être extrêmement proche dans un sens haptique du matériau lorsqu’elle le travaille, le visiteur fait presque automatiquement un mouvement alternatif supplémentaire d’approche et d’éloignement de ses oeuvres. C’est notamment le cas pour une impressionnante installation centrale dans l’atrium composée de longues bandes de papier de 10 mètres de haut, pliées et roulées par le bas. Leur face intérieure aux couleurs vives produit un effet radieux et le visiteur est inévitablement attiré. La curiosité de Dominique De Beir pour ce qui se trouve à l’intérieur et au-delà de la surface est ainsi transmise au spectateur qui devient à son tour un joueur pris à son propre jeu.
Une autre caractéristique remarquable est l’utilisation d’un jaune vif et chaud RAL 1023 que l’artiste a choisi pour accentuer certains murs qu’elle nomme les coins des approbations. Le dispositif scénographique faisant partie intégrante de son travail conduit à une découverte quasi ininterrompue de nouvelles approches dans lesquelles les travaux plus anciens et plus récents voisinent de manière transparente. Le travail de Dominique De Beir est donc celui d’une apparition et d’une disparition continues de formes, de matériaux, d’informations et de temps.
Ensuite, la deuxième étape des expositions inaugurées au cours de l’été se déroule au centre départemental de l’Abbaye Royale de Saint-Riquier où l’exposition des doigts au bout des yeux, une proposition de Dominique De Beir et de Pascal Neveux, directeur du Frac Picardie Hauts-de-France, rend hommage au livre dans sa forme comme son contenu. Le titre fait référence à l’effet de points de couleur que l’on obtient en appuyant sur ses globes oculaires suscitant ainsi un rapport à la couleur aussi fantasmé que physique.
Au fil de ces nouvelles investigations qui cherchent à revitaliser le passé à l’infini, à inventorier, hybrider, décloisonner, Dominique De Beir revient sur ses terres d’origine dont l’histoire est intimement liée au livre, à l’écriture et à la copie. L’Abbaye de Saint-Riquier est un symbole en tant que lieu créatif et pédagogique créé par Charlemagne. En plus de son important scriptorium, c’est à Saint-Riquier que la partition musicale et les nouvelles formes d’archivage ont pris forme. La présentation de l’exposition, qui mêle les œuvres de Dominique De Beir et celles d’autres artistes, rend explicitement hommage à l’histoire de ce lieu. Tout comme à Caen, l’exposition est parsemée de murs d’un jaune vif. De plus, Dominique De Beir utilise ici, comme dans les Tanneries d’Amilly ses œuvres comme des accessoires. Il y a les étagères réalisés par l’artiste qui reviennent régulièrement, dessus des rouleaux, à l’origine des bobines servant à reproduire mécaniquement des motifs pour la fabrication de textiles, mais aussi un papier peint de macules d’imprimerie, un mur de cartons percées, réminiscence d’une ancienne installation placée dans l’espace vidéo ou encore un coin salon de lecture avec une table basse et des sièges en carton et polystyrène.
Le livre comme fil conducteur
Le format de l’exposition est structuré en différents chapitres sur la base de sept livres « inclassables » qui ont été réalisés par ou avec Dominique De Beir depuis 1996 : Oh le beau livre !, Poésie administrative, Un aller-retour en Timbres, Annexes et Digressions, Les Cyclopédies, Illuminazione et Ruminatio. « Fermé, le livre est une énigme ; ouvert, le livre devient un espace aux attraits optiques et tactiles infinis. Le livre peut être un espace de réflexion où il est encore possible de conserver une forme d’indépendance par rapport à la manière dont il est produit, fabriqué et distribué ». [DDB, notes de studio 2022]
Le chapitre Oh le beau livre ! occupe la bibliothèque où sont donnés à voir des ouvrages extrêmement variés. Ici nous ne trouvons pas seulement les nombreux livres d’artiste de Dominique De Beir. De façon surprenante des dessins de Glenn Baxter qui illustre à sa manière des couvertures de que sais-je côtoient l’oeuvre Cap Gris Nez de Thibault Brunet dans lequel l’artiste a capturé les contours des falaises du Nord à l’aide d’un laser de télédétection. Les tranches sculptées reprennent point par point les reliefs des versants des deux falaises éponymes déployés sur des milliers de pages.
Le bloc Poésie administrative édité chez Friville éditions en 20111 réunit un ensemble de notes prises lors d’un stage sur l’aptitude du fonctionnaire à exercer ses fonctions.Il est le point de départ pour le deuxième chapitre de l’exposition dans lequel le service public, son mode d’organisation et sa mission sont questionnés. Sous la comptabilité, les chiffres, les nombres, le langage administratif, les abréviations et les majuscules, il y a la grille du papier, les zéros qui se répètent, le brouillon sale et ses ratures. Depuis longtemps, Dominique de Beir collecte des documents, des registres administratifs anciens. Ce sont en général des livres de raison ou de comptes transmis de génération en génération. Ils représentent pour elle une mémoire des supports, des techniques et bine sûr du monde du travail.
Collaboration
Cet intérêt encyclopédique pour toutes les facettes du travail et de l’administration a quelque chose de la frénésie de collection du Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Cette association n’est pas surprenante vue la collaboration que Dominique De Beir a entrepris en tant que professeure avec Tania Vladova et Samuel Etienne, géomorphologue de formation. Durant une année, ils ont revisité avec les étudiant.e.s à l’école des Beaux-arts de Rouen le roman Bouvard et Pécuchet, personnages progressivement transformés suivant une logique de détournement à la fois ludique et réfléchi, en « Buvard et Pichet ». Ainsi, dans l’exposition de Saint-Riquier, nous pouvons croiser les choses les plus inattendues qui cohabitent parfaitement. Par exemple, dans une vitrine, déposé sur un lutrin futon, une sorte de petit sac de couchage sur mesure en velours bleu réalisé par Anne De Beir, un registre énigmatique s’ouvre au public, venant s’associer à une tablette d’argile faussement pré-sumérienne d’Hélène Launois.
Le travail attentif avec les autres semble naturel pour Dominique De Beir qui n’a pas seulement une relation (de travail) étroite avec sa sœur Anne mais donc aussi avec d’autres personnes qui selon les projets collaborent avec elle. Pour Saint-Riquier, cela se traduit par une constellation dans laquelle chaque chapitre ouvre un autre aspect de l’univers dense et riche de l’artiste, interagissant généreusement avec le travail des autres.
Le son du travail
Bien que toutes ses expositions existent « silencieuses » jusqu’à présent, Dominique De Beir parle à juste titre de la place qu’occupe le son dans l’élaboration de ses œuvres. On peut imaginer un son frénétique, turbulent, mais aussi un rythme de creusement, de percement, d’excavation des outils et des corps au travail. Ce son est audible lorsque nous entrons dans l’exposition à Saint-Riquier – bizarre et quelque peu dérangeant au début, ces origines deviennent claires lorsque nous tombons sur la vidéo dans laquelle elle explique l’utilisation de ses différents outils.2 Souvent il s’agit d’une vraie partition à quatre-mains, dans laquelle différentes formes d’énergie peuvent se rencontrer. Selon la morphologie des acteurs, actrices, un même outil est manié différemment et engage donc un résultat autre. C’est ce qui fait la qualité même de ce travail collectif.
En écrivant ce texte juste après avoir assisté aux conférences du congrès annuel du Centre allemand d’histoire de l’art à Paris, intitulé « Message ou bruit ? La lisibilité des images » qui m’a fortement inspiré, je ne peux m’empêcher de penser que le bruit de l’œuvre de Dominique De Beir est à la fois « dérangeant » et « constructif ». Son travail est écrit dans un alphabet illisible, comme elle le dit elle-même, formant ainsi un code ou un rythme, une partition, qui invite le visiteur à creuser lui-même et à s’étonner des significations possibles cachées sous la surface. L’énergie illimitée et sans fin que dégage son travail vaut le détour.
Edith Doove est critique d’art et curatrice.
À l’été 2023, elle a été curatrice des arts visuels au festival d’arts Watou en Belgique.
1 Maison d’édition dont Dominique De Beir est co-fondatrice avec 5 autres artistes.
2 En dehors du cycle mais lié à son œuvre, elle présente prochainement dans les vitrines du Frac Hauts de France Picardie d’Amiens, l’ensemble de ses outils accompagnés de leur son respectif, l’outil au travail, cet inventaire sonore se fait avec la complicité de Didier Debril, compositeur.
Dominique De Beir – BIOGRAPHIE
Née en 1964
Vit à Paris et en baie de Somme, elle enseigne à l’école d’art et de design de Rouen.
Cycle des expositions Accroc et Caractère :
Parti-pris couleur – Galerie Jean Fournier, Paris, 14 mai16 juillet 2022
De Beir, Volailles de plein air – Centre d’art Les Tanneries à Amilly, 25 juin-28 août 2022
Sans fin mais pas sans début – Musée des Beaux-Arts de Caen, 8 avril-8 octobre 2023
Des doigts au bout des yeux – Centre départemental de l’Abbaye royale de Saint-Riquier, 13 mai-17 décembre 2023 (avec un prolongement à la maison de la culture d’Amiens et au Frac Hauts de France Picardie)
La cinquième exposition du cycle est prévue à la galerie Réjane Louin (Locquirec) en avril 2024. La série s’achève au musée Fabre de Montpellier en novembre 2024.
Une édition du cycle avec un texte de Camille Paulhan est prévu pour fin 2024.









