TOMASO BINGA, CORPS-POÉSIE

Vues de l’exposition « Corps – poésie », 2023
La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec
Courtesy Archives Menna-Binga, galerie Tiziana Di Caro, Naples et galerie Frittelli arte contemporanea, Florence
© Aurélien Mole
EN DIRECT / Exposition Tomaso Binga, Corps-poésie, La Galerie CAC, Noisy-le-Sec
par Camille Velluet
La première rétrospective française de Tomaso Binga (née Bianca Pucciarelli Menna en 1931), retrace le parcours de cette figure encore méconnue hors de son pays natal. Puisant presque exclusivement dans les archives personnelles de l’artiste italienne, Marc Bembekoff, commissaire de l’exposition et directeur de La Galerie, CAC de Noisy-le-Sec, présente ici ce qui fait la singularité de cette personnalité aux deux visages, pionnière de la poésie visuelle.
S’imprégnant de l’univers domestique qui caractérise cet espace, l’exposition « Corps-Poésie », s’ouvre sur deux portraits en noir et blanc de 1976 de celle qui se faisait déjà appeler Tomaso Binga, scellant ainsi un moment charnière de sa carrière. Ces clichés en miroir, où elle apparaît à la fois en costume et en robe de mariée, font partie des seules archives conservées de cette journée au cours de laquelle Bianca Pucciarelli Menna adoptait définitivement son pseudonyme masculin en épousant son alter ego artistique1. Non sans rappeler les recherches plastiques de Claude Cahun quelques décennies plus tôt, tant par l’emploi d’un nom d’emprunt que par le travestissement, Tomaso Binga interroge à son tour les notions d’identité et de genre. Elle use de ce prénom – allant jusqu’à en modifier la graphie usuelle par l’élision de la lettre “m” – comme d’un levier pour contester avec ironie les privilèges accordés aux hommes dans l’Italie des années 1970 de même que dans le milieu artistique. Ce geste fort témoigne déjà d’une volonté de mettre à mal le langage, pied de nez aux normes académiques établies par une société patriarcale et conservatrice.
Cette entreprise systématique à laquelle s’emploie dès lors l’artiste trouve notamment ses prémices sur les papiers peints reproduits dans l’exposition, références directes à la Casa Malangone à Rome sur les murs de laquelle Tomaso Binga s’essaie pour la première fois à l’écriture assémique2 comme sur les lignes d’un cahier. Dans les interstices de ces lès tapissés, se distingue au cœur des frises florales, le tracé d’un dialecte abstrait fait de motifs qui ne cesseront de reparaître en arrière-plan dans son œuvre. Cette expérience graphique qui donne lieu à une performance dans laquelle l’artiste porte une robe confectionnée dans ce même papier peint, fait écho au poème iO sOnO unA cArtA [Je suis un papier], diffusé dans l’espace de La Galerie. Cet extrait, qui laisse entendre la voix de l’artiste, résonne avec l’univers domestique traditionnellement assigné au genre féminin, jouant sémantiquement avec la formule selon laquelle celui-ci serait souvent contraint de « faire tapisserie ». Relique de cette performance fondatrice, cette parure de papier n’est pas sans rappeler la Donna in gabbia [Femme en cage], modèle miniature suspendu au centre de l’exposition. Également arboré par l’artiste lors d’un happening, ce vêtement-cage donne littéralement à voir les carcans qui assujettissent le corps féminin. Dans une même perspective, Tomaso Binga pointe aussi le caractère sexiste des règles orthographiques, intrinsèquement liées à une forme d’aliénation.
Si l’on reconnaît des symboles ayant trait à l’apprentissage du tracé des lettres dans son iconique abécédaire mural3, c’est avant tout le corps de l’artiste qui se change en typographie, comme pour mettre en lumière la dimension oppressive du langage. Sciemment désexualisé, celui-ci se contente de reproduire physiquement les 21 lettres de l’alphabet italien dans une économie de moyens caractéristique du travail de Tomaso Binga. On retrouve ce dénuement dans la série des Dattilocodice [Codes dactylographiés], présentée lors de la dernière Biennale de Venise en 2022. Cette série consiste en une superposition de lettres dactylographiées à la machine à écrire qui dessinent un nouveau réseau de signes indéchiffrables. À partir de cette langue sibylline, l’artiste imagine des compositions visuelles pouvant notamment rappeler le poème mallarméen Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897). Ces agencements à teneur humoristique incarnent un aboutissement de ses travaux où fusionnent texte et image.
Cette logique de collage, déclinée sous toutes ses formes, met en lumière la variété des techniques expérimentées par Tomaso Binga qui n’a de cesse de s’emparer des matériaux et technologies symptomatiques des époques qu’elle a traversées. Ses assemblages en polystyrène des années 1980, associés à des visuels prélevés dans la presse, sont mis en regard avec des toiles réalisées en 2017 sur lesquelles sont imprimés des collages digitaux. Faits à partir d’énigmatiques photographies de bords de mer envoyées à l’artiste par une admiratrice secrète, les paysages dans lesquels sont insérés des yeux en larmes semblent hériter de ses portraits analogiques. Revisitant ce genre historique, elle représente certain·es de ses ami·es, ici réduit·es à des fragments de corps, de motifs divers et de lettres, parodiant cette fois-ci l’univers codifié de la publicité.
Le soir du vernissage, Tomaso Binga décidait d’accrocher au mur une ultime pièce, qui bien qu’elle s’intègre sans dénoter dans l’exposition, n’est pourtant pas signée de sa main. Cette action qui faisait suite à sa lecture performée est significative d’une volonté de transmission intergénérationnelle. La pièce de Paola Quilici, jeune artiste poétesse également engagée dans des questionnements autour de la mise en espace du texte, vient ainsi trouver sa place dans un parcours qui rend compte de plusieurs décennies.
Si l’idée de filiation est mise à l’honneur dans ce geste de passation, il paraît pour autant difficile de replacer Tomaso Binga au sein d’un courant artistique contestataire et féministe dans lequel elle pourrait légitimement s’inscrire. De l’abécédaire de Martha Rosler, Semitiotics of the Kitchen (1975) qui mettait à la fois en cause le langage et la place de la femme dans l’univers domestique à la performance Kooi/Cage (1978) de Lydia Schouten – pour ne citer qu’elles – on retrouve une partie des réflexions qui infusent l’œuvre de l’artiste italienne. Pour autant, c’est sans doute par son désir profond d’échapper aux cases constituées par l’histoire de l’art et par l’invention d’une langue à soi que Tomaso Binga s’impose comme une figure parfaitement hors norme. L’écriture, exemptée de sa portée sémantique, déclamée sous forme de poésie performée ou affirmée comme pur acte visuel, revêt dans son œuvre une dimension émancipatrice, empreinte d’humour et de critique sociale, preuve d’une révolte à la fois joyeuse et détonante.
1 Bianca Menna e Tomaso Binga Oggi Spose [Bianca Menna et Tomaso Binga, Vive les mariées], 1977.
2 L’écriture asémique ou non-sémantique est une écriture dénuée de sens qui a pour singularité de laisser à son lecteur une totale liberté d’interprétation.
3 Alfabetiere murale [Alphabet mural], 1976.











