KIND OF KIN, FAITES DES PARENTS, PAS DES BÉBÉS !

KIND OF KIN, FAITES DES PARENTS, PAS DES BÉBÉS !

Axelle Rossini, Visible Earths, 2018. Vidéo 167′, 140 x 250 cm

 

« Le sens est obscurci lorsque l’on ne considère de l’existence que des petits fragments isolés et clos » Tchouang-tseu, contemporain de Platon.

Les propositions présentées par les artistes de l’exposition Kind of Kin, qui a débuté le 20 octobre dernier au metaxu, espace d’artistes à Toulon, pourraient faire penser à des fragments de concepts isolés, mais liés discursivement. Liés non par une volonté subjective des artistes — non celle de créer un parcours, car cela conclurait à un déterminisme volontariste —mais plutôt par une mise en espace qui serait propriété du regardeur.

Le travail conceptuel de recherche et de création des artistes a engendré en filigrane, et en marge des travaux présentés, une maïeutique particulière, une proposition dans la proposition, une invitation à l’étude.

À la porte de l’exposition, l’installation d’Antoine Proux, Usuels(s), Usuelle(s) explore la relation entre êtres et objets. Elle interroge la place du spectateur et le statut de l’objet à partir de leurs usages. Le spectateur est invité à manipuler cette « boîte à outils » de sorte à multiplier les scénarios pour inventer d’autres possibles.

 La tentation de multiplier le scénario de l’exposition, le discours conceptuel créateur, est grande. Toute oeuvre d’art a deux pôles : « il y a le pôle de celui qui fait une oeuvre [le pôle artistique] et le pôle de celui qui la regarde. Je donne à celui qui la regarde autant d’importance qu’à celui qui la fait », remarquait Marcel Duchamp.

Le pôle artistique qui se réfère au discours de l’exposition est un appel à la découverte de travaux de recherche singuliers. L’exposition Kind of Kin « sortes, types de parents, de proches, de présences » formalise les recherches théoriques et les expérimentations plastiques de six artistes qui ont un intérêt commun autour d’axes de recherches sociétaux, écologiques et politiques. Ces travaux sondent l’héritage des générations précédentes, tout en essayant d’écarter, de s’approprier et de réinventer les idées et les gestes qui nous ont été transmis. Le projet se définit ainsi comme une entité malléable, qui tendrait à multiplier ses formes au cours du temps, des espaces et des rencontres.

L’exposition s’inspire librement d’un article de 2015 de Donna Haraway, « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents ». Quiconque est un peu familier des théories de Donna Haraway et de Vladimir Vernadski, une autre référence des artistes, en comprendra les enjeux civilisationnels et générationnels. En effet, l’apport de ces deux penseurs en philosophie post-structuraliste, biosphère, histoire culturelle de la science, féminisme socialiste et littérature cyberpunk est éminemment moderne. Pour ceux qui ne les connaissent pas, cette exposition s’avère être une excellente porte d’entrée vers une dimension de réflexion atypique, qui invite à l’exploration de concepts pré et post contemporains.

Comme le signifie le théâtre d’objets proposé par Antoine Proux, la tentation est grande pour influencer et transformer les scénarios de l’exposition. En prolongement de la proposition expographique, je serai tenté d’apporter un « supplément d’âme », qui, selon Bergson, tente de dévoiler ce qui est imperceptible.

L’exposition Kind of Kin me fait penser à une poésie, une poésie conceptuelle, voire une poésie conceptuelle « Cyclique » car on y trouve certains ingrédients de la narration qui font penser aux poètes épiques de la Grèce archaïque Kind of Kin constate l’héritage d’une Ère, celle de l’anthropocène, et les rapports de force entre le global et le local, entre l’individu et la collectivité, entre l’Homme et la Terre. Les poètes épiques hellénistes racontaient aussi une ère liée à des événements purement traditionnels arrivés depuis l’union d’Ouranos et de Gaïa, Terre-Mère.

Dans l’article de Donna Haraway, texte tutélaire de l’exposition, ce qu’elle appelle « les puissances génératrices du Chtulucène » sont parentes de la Gaïa de Bruno Latour et d’Isabelle Stengers — clin d’oeil aux divinités grecques telluriques majoritairement féminines. Ici, au-delà du nom mythologique, Gaïa est pour ces penseurs un concept bien construit qui propose un cadre pour penser, sans la dichotomie nature/culture, pour éviter la catastrophe écologique. Une démarche qui se rapproche de la dialectique des artistes qui ne pensent pas le rapport Homme/nature comme un rapport binaire.

Dans cette exposition, huit oeuvres sont présentées au public qui parlent du cycle de l’anthropocène, l’Ère de l’Homme, un terme relatif à la chronologie de la géologie proposé pour caractériser l’époque de l’histoire de la Terre. Une ère qui aurait, selon certains scientifiques, débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l’écosystème terrestre. Huit oeuvres qui parlent de « l’épopée de l’Homme » sous l’anthropocène qui rappellent les huit poésies mythologies qui formaient le cycle épique, le cycle troyen : Cypriaques, Iliade, Ethiopide, Petite Iliade, Destruction d’Ilion, Les retours, Odyssée et Télégonie.

Dans une parodie, Achille, héros de la guerre de Troie, serait la métaphore d’un idéal moral, une conscience que l’Homme devrait cultiver pour gagner la guerre contre Agamemnon, un nom synonyme en grec d’immuabilité et d’obstination. L’arrogance industrielle et l’égoïsme social sont des compositions mortelles. Vaincre l’égoïsme et l’obstination patriarcale nécessiterait-il de faire des sacrifices difficiles ? Ne pas faire d’enfants à l’heure de la surpopulation, mais faire des êtres conscients, des « parents » qui prendraient soin de cultiver leur conscience ? Ici, parent signifie plus que des entités liées par l’ascendance ou la généalogie. Making Kin Not Babies (faire des parents, des proches, pas des bébés) pour en finir avec le cycle « mortel » de l’anthropocène ; une citation de Donna Haraway qui a inspiré le nom et la démarche artistique de l’exposition.

Kind of Kin sonde l’héritage des générations précédentes, écarte, s’approprie et réinvente des idées et des gestes qui ont été transmise d’individu en individu. Dans une volonté d’écarter également les rapports normatifs du spectateur à l’oeuvre, aucune indication n’a été proposée dans le parcours. Selon les artistes, la démarche serait de donner libre cours aux spectateurs d’approcher les oeuvres. Cela dit, ils ont créé, en marge de leurs démarches, un itinéraire tout à fait surprenant.

L’espace de l’exposition est relativement restreint, mais les oeuvres foisonnent, prennent des dimensions singulières, et on ne saurait par quoi commencer ; libre à chacun de se retrouver dans ce « labyrinthe ». Une technique pour trouver sa voie dans un dédale consiste à longer en continu le mur de gauche, jusqu’à accéder au centre du labyrinthe dit « à îlots ». Selon cette technique, et dans de telles situations, le centre « l’îlot » n’est pas rattaché au reste du labyrinthe, et on tourne donc en rond lorsque l’on longe les murs, un itinéraire « samsarique » qui rappellerait le parcours de l’exposition.

Ainsi, en longeant le mur de gauche, nous tombons sur l’oeuvre plastique de l’artiste et critique d’art Ida Simon-Raynaud, une proposition qui rassemble des fragments de galon sur lesquels sont brodées des réflexions et des citations glanées librement au cours du projet. Une oeuvre qui forme un discours subjectif, plurivoque et non linéaire sur ses lectures de l’anthropocène, de l’éco féminisme et des oeuvres présentées dans l’exposition.
Cette installation qui interroge entre autre le système discursif de l’exposition n’est pas anodine non plus car l’oeuvre donne le ton et souhaiterait guider le spectateur émancipé ; selon ma lecture de l’installation, vers « l’îlot » du labyrinthe, le coeur de l’exposition.

Se laissant guider par ses phrases labyrinthiques, ingénieusement brodées et soigneusement épinglées sur le mur de gauche, comme s’il s’agissait de papillons exposés dans un musée d’histoire naturelle, nous atteignons, par synchronicité, « le centre de l’exposition » : un ready-made en forme d’îlot, la proposition de l’artiste plasticienne Axelle Rossini : L’impossibilité d’une île. Ce n’était pas l’intention de l’artiste de placer cette pièce au centre de l’exposition, mais le parallèle avec le labyrinthe est tentant. 

Cette installation, que je qualifierai de « poésie ready-made », présente deux objets distincts dans leur forme et leur façon : une île, un palmier en plastique, aux côtés d’une épreuve en résine d’un sac à dos de voyage. « Un frottement sémiologique s’opère » selon Axelle Rossini. Pour l’artiste, l’installation symbolise les réseaux de signes et de représentations qui permettent de s’extraire du réel pour mieux filtrer et maîtriser l’existant, les artefacts présentés font retour sur un état de l’existant au caractère dystopique.

Symbole du déplacement physique, du voyage, le sac à dos se présente dans une réification sculpturale tandis que le palmier, symbole d’un désir d’exotisme témoigne de sa production rapide, massive et délétère. Ces derniers interrogent pour l’artiste les désirs d’émancipation à partir de conduites artificielles.

Une autre lecture pourrait être faite de l’installation : l’épreuve en résine, le sac à dos, est une invitation au voyage introspectif ; à interroger la démarche sémiologique de l’ exposition. Dans la linguistique, la sémiologie est une science qui étudie les systèmes de signes, dans la médecine, il s’agit d’une discipline médicale qui étudie les signes, symptômes, des maladies. Dans une autre proposition d’Axelle Rossini, les deux définitions de la sémiologie se rejoignent. La Terre est en mutation. L’ère de l’anthropocène est caractérisée selon les scientifiques par l’urbanisation et l’étalement urbain. Les villes transforment les Hommes et inversement ; une altération des processus sédimentaires, grâce aux nombreux signes susceptibles qui témoignent de l’influence humaine.

Axelle Rossini, dans sa seconde proposition, invite le regardeur à voyager dans l’espace, à contempler l’emprunte humaine sur la terre à travers des « symptômes » visibles. Son installation vidéo Visibles Earths, un essai filmique, est une carte symptomatique des technologies, des humains, qui la fabriquent. L’artiste propose un déplacement virtuel dans la carte composite globale communément appelée Night Lights, publiée en 2017 par la NASA.

Haraway, dans son essai référence Cyborg Manifesto, estime que les transformations du corps par les technologies entraînent une mutation des sociétés. Des mutations visibles dans l’essai filmique de l’artiste qui renvoient à de nouvelles formes d’organisation, vers une organisation qui serait qualifiée de Noosphérique , soit une couche pensante (humaine) de la Terre, constituant un règne nouveau, un tout spécifique et organique.

La présence lumineuse dans le film fait signe des relations entre les activités humaines et l’écosystème terrestre. Visibles Earths interroge le basculement dans l’ordre des représentations de la planète et plus largement des mondes qui la composent. Une carte de l’activité humaine qui fait penser à un réseau, à un cerveau composé de neurones interconnectés.

Remarquablement, c’est ce qu’interroge l’artiste Vidya-Kélie Juganaikloo, en parallèle de la proposition d’Axelle Rossini, dans son installation atypique WE ARE NOT GOD VII. L’artiste, aux origines indiennes, ferait-elle ici un rappel aux concepts akashiques et samsariques / cycliques propres aux philosophies de l’Inde ? L’artiste a fait le choix de s’inspirer librement du concept de noosphère, une théorie de Vladimir Vernadsky et Pierre Teilhard de Chardin, selon laquelle il pourrait y avoir une sphère perceptible de la pensée humaine.

Dans une de ces installations, WE ARE NOT GOD III, l’artiste détourne des objets ordinaires : des tasses à café et des leds lumineuses pour créer une association inattendue. Une connexion qui met en tension l’histoire du café, une épice des colonies symbole de voyage – la condition de l’Homme nomade, au mercure des leds, un matériau polluant et volatile, symbole de l’emprunte de l’Homme sur la nature.

Dans l’obscurité, le scintillement des leds disposées dans les tasses évoque une nappe de conscience collective, une noosphère. L’artiste interroge avec « humour et poésie » les relations entre les êtres et leurs propensions idéelles, soit leur capacité à fabriquer et échanger des idées. Une fonction créatrice qui produirait un réseau artificiel de perception ?

L’exposition Kind of Kin nous interpelle sur une idée fondamentale : l’émergence de la cognition humaine transforme fondamentalement la biosphère ; une idée soutenue depuis longtemps par Verdansky et proposée aujourd’hui, en imagerie symbolique, en symbolique imaginaire, au metaxu, espace d’artiste à Toulon, jusqu’au 17 novembre. La connexion des images est censée produire un double effet : l’émergence d’une conscience humaine peut changer les conséquences de l’activité humaine sur l’environnement, la biosphère, l’espace et modifier les mutations politiques et sociales.

Texte Samir Taouaou © Metaxu Toulon

 

 

Oussama Tabti, Fake (détail), 2018. Cartes postales sur présentoirs
Oussama Tabti, Fake (détail), 2018. Cartes postales sur présentoirs

 

Vidya-Kélie Juganaikloo, WE ARE NOT GOD III, 2018. Installation au sol, 200 cm x 200 cm
Vidya-Kélie Juganaikloo, WE ARE NOT GOD III, 2018. Installation au sol, 200 cm x 200 cm