ABSENCE ET PRÉSENCE – « THIS AND MORE » D’HERVÉ GUIBERT

ABSENCE ET PRÉSENCE – « THIS AND MORE » D’HERVÉ GUIBERT

Hervé Guibert, Chambre de Mathieu, c. 1989; © Christine Guibert/Courtesy Les Douches la Galerie, Paris.

EN DIRECT / Exposition Hervé Guibert – This and More, exposition personnelle présentant une sélection de photographies de l’artiste, écrivain et activiste français Hervé Guibert (né en 1955, FR, décédé en 1991, FR) organisée par Anthony Huberman, directeur du CCA Wattis Institute for Contemporary Arts à San Francisco, jusqu’au 20 août 2023, KW Institute for Contemporary Art, Berlin

Par Francis Haselden

Consacrée aux photographies d’Hervé Guibert de lieux clos, souvent vides et dans lesquels apparaissent seulement quelques objets, l’exposition This and More au KW Institute for Contemporary Art de Berlin montre la tentative du photographe de retrouver une émotion passée. Les lieux, apparemment impersonnels, deviennent des visages indirects de personnes absentes.

Dans La chambre de Mathieu (1989) un canapé recouvert d’un drap blanc se trouve au centre de la pièce et un portrait est accroché au mur. Le lieu est presque vide. De la lumière en provenance d’une fenêtre à gauche traverse la pièce dénuée de présence humaine. Cette simplicité du lieu et l’absence d’êtres humains se retrouvent dans l’ensemble des photographies en noir et blanc d’Hervé Guibert (1955-1991), alignées symétriquement le long des murs du KW à Berlin dans le cadre de l’exposition This and More, organisée par Anthony Huberman. 

On pourrait se contenter d’être en présence des choses visibles. On se tiendrait à la seule surface de l’image qui ne renverrait à rien d’autre qu’à ce qu’elle montre de fait : objets, surfaces, jeux de lumière. Dès lors, l’impersonnalité des lieux sans présence humaine en appellerait à un regard tout aussi impersonnel. On contemple, c’est-à-dire qu’un sujet sans individualité, indistinctement pluriel et singulier, dénué d’affect propre serait le spectateur, calme miroir d’une scène immobile. La tranquillité et la douceur caractérisent les lieux : aucun objet ne se trouve sur le point de tomber – même les billes placées sur le canapé dans l’image Les billes (1983), qui devraient risquer à tout moment de rouler sur le sol, se trouvent au repos sans pourtant donner l’impression de pesanteur excessive. Le travail de Guibert serait dans ce cas une appréciation des choses dans leur simple nudité. Le terme « personne » vient du latin persona, signifiant « masque », de sorte que si les choses apparaissent comme impersonnelles, elles ne sont masquées par rien et ne sont masques de rien. 

Seulement la chambre est bien celle de Mathieu, une personne que l’on ne voit manifestement pas. Tout à coup, la présence des choses est creusée par une absence. Les objets photographiés se mettent à devenir des signes d’une présence qui n’est pas là ou plutôt qui n’est plus là et qui ne reviendra peut-être pas. Manteau sur canapé (non daté) représente, conformément à son titre, un manteau sur un canapé, mais il semble jeté là, négligemment ou soigneusement, sans indiquer l’identité de son propriétaire. Certes, sa forme moule celle du canapé et non le corps de celui ou celle qui le portait, comme s’il pouvait se satisfaire des objets dans la pièce pour justifier sa présence. Toujours est-il que se pose inévitablement la question de savoir qui portait ce manteau. Cette absence suggérée par les objets visibles est comme mise en abyme par la disposition des pièces. Un certain nombre de photographies, comme Vertiges(non daté) ou La boule d’Yvonne (1983), ont été prises de telle sorte que l’on voit les angles des pièces ou des ouvertures vers d’autres pièces, indiquant par là les lieux invisibles de l’appartement que l’œil ne peut parcourir. Un dispositif de présentation récurrent choisi par Guibert est l’objet posé sur le canapé blanc dont le creux entre la dossier et l’assise forme un pli, cet espace qui à la fois ouvre et ferme, petit gouffre d’obscurité où les choses, comme des pièces de monnaie, se glissent et réapparaissent des années plus tard.

Absence de présence humaine pourtant signifiée, invisibilité évidente de certains espaces, plis, à ces formes de l’absence s’ajoutent les traces d’une émotion. Dans « L’image parfaite », publié dans L’Image fantôme, un recueil d’essais et de textes personnels sur la photographie, Guibert relate l’expérience d’une photographie parfaite mais non réalisée : sur la plage à l’île d’Elbe en 1979, quatre jeunes garçons se trouvent au bord de l’eau offrant une composition naturellement parfaite. Mais ce moment n’a pu être fixé par l’image photographique, Guibert n’ayant pas son appareil avec lui. Néanmoins il sait que le fait de photographier la scène n’aurait pas pour autant permis de fixer l’émotion ressentie : « Si je l’avais photographiée immédiatement, et si la photo s’était révélée « bonne » (c’est-à-dire fidèle au souvenir de l’émotion), elle m’appartiendrait, mais l’acte photographique aurait oblitéré, justement, tout souvenir de l’émotion, car la photographie est une pratique englobeuse et oublieuse ». L’image photographique est donc traversée par une ambiguïté : elle vise à fixer l’émotion d’une scène, mais ce faisant elle la jette dans l’oubli, la réalisation d’un objet physique, tel un monument destiné à conserver un souvenir, ayant pour effet paradoxal de détruire l’émotion. L’image rappelle une émotion mais la voile simultanément, si bien que l’émotion devient le fantôme de l’image : comme un spectre dont l’existence ne se laisse pas aisément percevoir, à la fois dans ce monde sans être un corps identique aux choses saisissables, présent sans être vraiment là, l’émotion de la scène est recouverte par l’image qui pourtant cherche à l’exprimer. Cette impossibilité de conserver l’émotion dans l’image est mise en évidence dans Le rêve du désert (1982), photographie dans laquelle Guibert a placé sur le canapé blanc une carte postale d’une peinture représentant un dromadaire et un homme agenouillé : l’orientalisme de la carte postale, témoignant du fantasme d’un ailleurs qui détonne avec le caractère anonyme de la pièce, met en scène l’écart entre l’image et l’émotion qui était censée être rattachée à un moment du passé. La carte postale se présente comme le rêve d’une émotion qui de toute évidence n’est plus ressentie. C’est pourquoi la composition soignée des images qui résulte du placement des objets dans la pièce (boule posée sur une colonne, manteau étendu sur un canapé, billes étalées sur un canapé) transforme les photographies en natures mortes, où les objets sont tournés non pas vers l’avenir pour annoncer que ce qui est présent n’existera plus mais vers le passé pour montrer que ce qui existe n’est pas ce qui existait autrefois.

L’image photographique devient le signe d’une absence, ce qui permet de la distinguer de l’image cinématographique qu’utilisera Guibert dans son œuvre La Pudeur ou l’impudeur (1992). Le film se clôt par les mots suivants de Guibert : « Il faut déjà avoir vécu les choses une première fois avant de les filmer en vidéo. Sinon on ne les comprend pas, on ne le vit pas. La vidéo absorbe tout de suite et bêtement cette vie pas vécue, mais elle peut aussi faire le lien entre photo, écriture et cinéma. Avec la vidéo, on s’approche d’un autre instant, de l’instant nouveau avec, comme en superposition, dans un fondu-enchaîné purement mental, les souvenirs du premier instant. Alors, l’instant présent a aussi la richesse du passé. » À ces remarques, il faut ajouter la suite de l’extrait déjà mentionné, tiré du paragraphe « L’image parfaite » (L’Image fantôme) : « la photographie est une pratique englobeuse et oublieuse, tandis que l’écriture, qu’elle ne peut que bloquer, est une pratique mélancolique ». Ainsi l’image photographique se démarque de l’image photographique et de l’écriture pour deux raisons : l’image cinématographique incorpore le passé, dans la mesure où le mouvement d’une image à une autre est un geste de conservation. L’image cinématographique est à la fois neuve, en ce qu’elle n’est pas identique à celle qui la précède, et ancienne, puisqu’elle contient par « superposition » l’ensemble des images précédentes. Bien que non réductible à l’écriture, l’image cinématographique se rapproche davantage de celle-ci que de l’image photographique car, selon Guibert, l’écriture se caractérise par la mélancolie de son acte : à défaut d’incorporer son passé, l’écriture tend vers le passé, contrairement à la photographie qui « oublie » le passé. L’opposition entre l’image photographique et l’image cinématographique est clairement mise en scène dans l’image Le rêve du cinéma (1982) dans laquelle Guibert a disposé un appareil à filmer face à l’appareil photographique avec, entre les deux machines, deux plantes dont les feuilles se déploient dans tous les sens. Tout se passe comme si la photographie signalait sa faiblesse par rapport à l’image cinématographique : le mouvement des plantes est figé dans l’image, tandis que l’image de l’appareil à filmer, que l’on ne peut qu’imaginer, parviendrait à capturer la poussée des feuilles et donc le mouvement qui incorpore le passé en s’avançant vers un avenir.

This and More serait-elle alors une exposition sur l’impuissance de l’image photographique, production artistique condamnée à exposer une absence ? Répondre positivement reviendrait à négliger les bribes de présence humaine dans les images, à l’instar de Deux pieds sur banquette (1981) où l’on voit deux pieds appartenant à deux personnes différentes, et de Message incompréhensible (1990) où Guibert se prend lui-même en photo dans le miroir d’une salle de bain, caché toutefois par la mousse à raser qui recouvre la quasi totalité du miroir. Le corps d’autrui et de soi est donc présent sans apparaître dans sa totalité. Selon Guibert, le geste de photographier n’est jamais de l’ordre d’une frontalité pure où autrui apparaît immédiatement dans toute son étendue, car entre le photographe et la personne s’interposent des couches de « diapositives » : « Nous avons, pour évoquer des visages, des sortes de diapositives mentales, plus ou moins immédiates, plus ou moins floues, plus ou moins passées. Nous avons dans la tête, juste derrière les yeux, là où il semble y avoir un autre écran, des paniers, des magasins de clichés, plus ou moins familiers, plus ou moins prêts à fonctionner, et puis des magasins plus éloignés, haut perchés, où nous allons de temps en temps chercher une diapositive plus ancienne et un peu oubliée, un visage qui glisse imperceptiblement de l’autre côté, avant de tomber tout à fait dans une trappe, ou dans un feu, et parfois nous ne retrouvons plus la diapo, nous n’avons plus que le numéro de magasin, mais elle est égarée, nous n’avons plus qu’un nom » (« Diapositives », L’Image fantôme). La métaphore spatiale de la mémoire qui localise le visage d’autrui dans plusieurs lieux, couvert par plusieurs autres images, jamais directement face à soi mais présent à de multiples endroits de la mémoire, rappelle l’omniprésence des images de lieux de l’exposition où les objets renvoient à une personne absente ou semi-présente, comme La boule d’Yvonne, l’objet servant de médiateur transparent du visage invisible d’Yvonne. Loin de présenter une série de portraits classiques, où autrui serait clairement identifiable, Guibert choisit d’exposer la présence d’autrui telle qu’elle est vécue dans la mémoire, c’est-à-dire en tant que présence fragmentée, associée à des objets, des lieux, des mots, de sorte que l’espace physique que représentent les images sont avant tout des espaces mentaux. Dès lors, alors que les lieux apparaissaient au premier abord comme impersonnels – des masques de rien –, l’origine grecque du mot personavient mettre en doute cette impersonnalité : persona est la traduction du mot prosopôn, signifiant à la fois « masque » et « visage ». Les objets, les lieux presque vides, deviennent des visages de personnes absentes, le geste de Guibert consistant à « faire visage » des simples objets – prosopôn poiein –, ce qui donne lieu à la figure de rhétorique de la prosopopée par laquelle une personne absente, décédée, ou une chose qui n’a pas normalement la capacité de parler, se met à parler. 

Cet effort du photographe de rappeler la présence d’autrui en exposant les diapositives de sa propre mémoire se retrouve à deux reprises dans un geste simple qu’est celui de la main tendue. Plante sèche (non daté) et Le marionnettiste (non daté) montrent le bras du photographe, comme s’il sortait de l’appareil photo, tenant soit une plante soit une marionnette. « La main, donc, se tend aussi bien pour atteindre l’impossible que pour se donner la possibilité de prendre quelque chose ; aussi bien pour s’inquiéter d’une chose absente que pour se rassurer d’un objet présent. La main prend, mais la main perd aussi » écrit Georges Didi-Huberman dans Brouillards de peines et de désirs. Cette dualité de la main analysée par le philosophe caractérise également la main de Guibert, celle du photographe, qui tend vers la scène, signalant à la fois le désir de saisir le souvenir et l’impossibilité de cette saisie. Contrairement au rapport direct avec l’image que décrit Guibert dans L’Image fantôme lorsque, encore enfant, il pose ses lèvres sur les images d’acteurs ou de chanteurs célèbres ou son sexe sur l’image d’Hiram Keller dans Satyricon de Fellini, les photographies présentes dans l’exposition incarnent toutes ce mouvement de la main tendue, celui d’un effort d’approcher la présence d’autrui, présence enfouie dans le souvenir d’une émotion, mais qui n’aboutit jamais au contact. 

Ainsi, de la tentation de se contenter de ce qui est visible à l’effort de retrouver une présence, en passant par la reconnaissance de l’absence, This and More, exposition sobre et discrète, éclaire d’un jour nouveau l’intimité de Guibert, intimité non plus autobiographique que l’on peut lire dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie où le « je » s’expose, mais une intimité extime, celle où l’absence manifeste d’autrui et de soi et l’omniprésence des objets et des lieux constituent des couches de mémoire rappelant une émotion ou une personne absente.

Francis Haselden