ELI DE HAAS, I KNOW YOU

ELI DE HAAS, I KNOW YOU

Vue de l’exposition I know you, Eli de Haas – Photo Aurélien Mole – GALERIE CHLOE SALGADO

EN DIRECT / Exposition Eli de Haas, I know you, jusqu’au 21 octobre 2023, Galerie Chloé Salgado, Paris

Pour sa première exposition personnelle en France, Eli de Haas (1999, Rotterdam) a choisi comme titre une adresse directe et dirigée — presque intrusive. Un énoncé qui engage son locuteur et simultanément la présence d’un·e autre You. Qui est-ce ? Qu’est-ce que ?

I know you — Je te connais. Je te comprends. Je te reconnais. Je te sais.

Partir du titre est primaire, voire un peu inapproprié. On ne juge par un livre par sa couverture. Risqué est de vouloir comprendre le sens en un instant ; saisir le tout avant même d’en avoir frôlé le contenu. Mais la formule ici peut être considérée comme la première image, première clé signifiante, pour accéder au travail de l’artiste. En français, aucune phrase ne saurait tout à fait revêtir la densité des sens possibles de la formule originale, qui se charge d’une efficace ambiguïté. La question alors n’est pas de comprendre qui est I, qui est you, ni l’objet qui est à capturer dans le savoir du know, mais de sentir la tension à l’œuvre. Le chiasme alors induit — I know you / you know me — peut être compris comme la forme récurrente et nécessaire du travail d’Eli de Haas.

Avant de se consacrer à la peinture, Eli de Haas a d’abord étudié la photographie. Ce déplacement dans le médium marque la première rupture envers une forme de représentation d’une réalité qui se donnerait à voir comme vérité unique.

Une grande partie des œuvres récentes présentées dans l’exposition atteste une nouvelle évolution dans la pratique de l’artiste qui préfère désormais à la toile, une peinture sur bois. La rigidité de la surface lui permet ainsi de multiplier les couches, de gratter, de frotter, de faire et de défaire les apparitions sur la surface de l’image en maintenant la finesse de la matière et ainsi la vibration des couleurs. Par-là, il s’extrait encore un peu plus d’un schéma linéaire de la composition dont la construction séquentielle pourrait se lire à première vue. L’image vit d’elle-même, la main va plus vite que l’esprit et ce qui germe un instant dans la peinture deviendra peut-être un spectre imperceptible dans le paysage qui se dévoilera finalement sous nos yeux. La technique alors n’a rien d’un exercice de style. Elle est ici le moyen de donner la forme adéquate à la relation qui lie la main à son œuvre, permettant aux intentions réciproques de l’une et l’autre de coexister sur le même plan, à valeur égale.

Eli de Haas accorde ainsi à sa peinture une forme d’autonomie qui ne saurait être circonscrite à ses intentions d’auteur. I know you — C’est un geste de reconnaissance en même temps qu’un aveu d’irréductible méconnaissance — I know you (because I know that I will never fully know you… but I will never stop trying). Le titre alors, nous indique aussi le point de départ : reconnaitre l’existence de l’autre dans son être-autonome, pour laisser le produit de cette relation se réaliser. Le motif relationnel est récurrent à tous les niveaux du travail de l’artiste. Un dualisme persiste invariablement dans chacune de ses compositions. Il induit une tension systématique, qui suggère que le sujet est moins ce qui se figure devant nos yeux que ce qui se passe dans cet espace liminaire de la rencontre entre l’ego et son alter. Parfois dédoublement, parfois fantôme, désir ou menace, cette mise en relation s’opère par confrontation dans un jeu de miroir, par éloignement, ou par un rapprochement, voire par la confusion des corps qui se fondent l’un dans l’autre. Elle attrape notre attention pour la placer à l’endroit de l’indicible — entre-deux.

Compris ainsi, le travail d’Eli de Haas s’émancipe de quelconque procédé narratif au profit d’un langage pleinement poétique. Comment concevoir sans savoir ? Faire exister sans nommer ? Saisir sans toucher ?

Les univers colorés du travail d’Eli de Haas abritent des personnages aux corps discernables qu’on ne peut néanmoins identifier proprement. Ils sont peut-être homme, parfois femme, ou silhouettes molles ; des formes flottantes qui se fondent dans un paysage de textures. Cet habitacle aux perspectives minimales, faites d’une ligne d’horizon simple et de nuances de couleurs, devient l’organe de gestation d’une espèce d’humeur-rumeur. L’orange, le rose, le brun contrastent avec des teintes par ailleurs bleutées et noires, qui nous plongent dans une nouvelle ambiguïté quant à la teneur de l’atmosphère affective. Au rêve enfantin ou amoureux, se mêle un sentiment d’inquiétude et de trouble. Eli de Haas recherche effectivement cette confusion qui semble être la condition de formulation et de réception des émotions à l’œuvre dans l’image. Le calme joyeux peut se coupler d’une anxiété sourde et la main rassurante qui se pose sur une épaule peut, en même temps, devenir le signe d’une emprise étouffante.

Passé le premier filtre des couleurs, l’expressivité se concentre dans les détails. Elle se loge dans certains attributs des personnages qui reviennent d’une toile à l’autre. Les masses chevelues s’étendent parfois comme d’imposantes matières vivantes. Des petits visages réduits à quelques traits rigides s’ouvrent sur des grands yeux luisants ; les mains sont soulignées d’un halo vibrant, qui leur confère la charge symbolique du lien à l’autre. Les organes sensoriels qui nous permettent de toucher le monde deviennent, dans la peinture, les fenêtres d’accès à cette zone de contact, aux limites de la figuration et du langage.

Eli de Haas invite à l’exploration d’un monde par l’intérieur, via les canaux souterrains et complexes des affects qui l’animent en silence. Éprouvant notre capacité à concevoir sans comprendre, à imaginer sans voir ni toucher, il convoque notre esprit d’enfant à sentir bien plus qu’à faire sens. Les histoires que nous nous racontons alors face à ses images prennent davantage la forme de fragments de rêves ou de contes. Là où la vraisemblance est secondaire, et la gravité accessoire, où des corps deviennent montagnes, où des silhouettes s’esquissent dans l’ombre des arbres, et où chaque visage pourrait être celui de la personne que quiconque y projette. Sans jamais chercher à cerner une réalité valide, en faisant usage d’une figuration libre parfois naïve, il tente inlassablement de lui donner un corps plus vivant, plus dense.

Noémie Pacaud

Vue de l'exposition I know you, Eli de Haas - Photo Aurélien Mole - GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l’exposition I know you, Eli de Haas – Photo Aurélien Mole – GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l'exposition I know you, Eli de Haas - Photo Aurélien Mole - GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l’exposition I know you, Eli de Haas – Photo Aurélien Mole – GALERIE CHLOE SALGADO
Sans titre, huile sur lin encadrée, 71x66 cm, 2023 - Photo Aurélien Mole : GALERIE CHLOE SALGADO
Sans titre, huile sur lin encadrée, 71×66 cm, 2023 – Photo Aurélien Mole : GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l'exposition I know you, Eli de Haas - Photo Aurélien Mole - GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l’exposition I know you, Eli de Haas – Photo Aurélien Mole – GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l'exposition I know you, Eli de Haas - Photo Aurélien Mole - GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l’exposition I know you, Eli de Haas – Photo Aurélien Mole – GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l'exposition I know you, Eli de Haas - Photo Aurélien Mole - GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l’exposition I know you, Eli de Haas – Photo Aurélien Mole – GALERIE CHLOE SALGADO
Sans titre, huile sur lin encadrée, 81x66 cm, 2020 - Photo Aurélien Mole : GALERIE CHLOE SALGADO
Sans titre, huile sur lin encadrée, 81×66 cm, 2020 – Photo Aurélien Mole : GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l'exposition I know you, Eli de Haas - Photo Aurélien Mole - GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l’exposition I know you, Eli de Haas – Photo Aurélien Mole – GALERIE CHLOE SALGADO
Sans titre, huile sur bois, 49,5 x65 cm, 2023 - Photo Aurélien Mole : GALERIE CHLOE SALGADO
Sans titre, huile sur bois, 49,5 x65 cm, 2023 – Photo Aurélien Mole : GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l'exposition I know you, Eli de Haas - Photo Aurélien Mole - GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l’exposition I know you, Eli de Haas – Photo Aurélien Mole – GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l'exposition I know you, Eli de Haas - Photo Aurélien Mole - GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l’exposition I know you, Eli de Haas – Photo Aurélien Mole – GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l'exposition I know you, Eli de Haas - Photo Aurélien Mole - GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l’exposition I know you, Eli de Haas – Photo Aurélien Mole – GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l'exposition I know you, Eli de Haas - Photo Aurélien Mole - GALERIE CHLOE SALGADO
Vue de l’exposition I know you, Eli de Haas – Photo Aurélien Mole – GALERIE CHLOE SALGADO