ELISA PÔNE, LA TROISIÈME NUQUE

ELISA PÔNE, LA TROISIÈME NUQUE

EN DIRECT / Exposition Elisa Pône, La troisième nuque, jusqu’au 10 septembre 2023, openspace pop-up, Nancy

Le travail d’Elisa Pône s’entend dans la durée, celle d’une recherche polymorphique dont les ramifications s’expriment dans une multiplicité de formes et de langages. Au contraire de son écriture complexe, le propos qui s’y déploie énonce une unité d’intentions, celle de rendre compte de l’état circonstancié d’une époque contemporaine aux temps déliés, où s’entremêlent a question, et les conséquences induites, de l’idée de mouvement, tant au sein de la société que du regard que l’on porte sur elle. Ou comment interroger ce « matérialisme désenchanté qui rend compte du progrès et de son corollaire, l’aliénation »1, comme a pu le faire Marco Ferreri dans son cinéma.

C’est d’ailleurs en se tournant vers un autre cinéaste que prend corps cette nouvelle étape de recherche. La troisième nuque fait ainsi référence au travail d’Alan Clarke, cinéaste britannique, dont le regard, porté sur la société anglaise, a cherché à expliciter sa structuration propre et ses enjeux liés, dans des films d’une grande expressivité formelle, où le mouvement libre de la caméra emporte avec lui celui du spectateur, dans le flux d’une lecture critique des contraintes comportementales que nous impose la structure même de la société et de ses institutions. Cette liberté de ton et de forme, Alan Clarke l’a mise en pratique au sein même de l’institution pour laquelle il travaillait, la BBC. Tout en respectant la structuration propre à la production audiovisuelle, il s’en empare pour créer une dynamique particulière, créant un corpus de films dense à un rythme soutenu. En ce sens, il fait sien ce précepte de Michel Foucault qu’évoque Maggie Nelson dans son essai De la liberté : « La libération ouvre un nouveau champ pour de nouveaux rapports de pouvoirs qu’il s’agit de contrôler par des pratiques de liberté »2.

Ce qu’interroge alors Elisa Pône dans cette exposition est ce qu’induit toute structure imposée ou posée par nous-même, reprenant par là-même la doctrine centrale de la théorie situationniste cherchant « la nature de la réalité sociale et les moyens de sa transformation non pas dans l’étude du pouvoir, mais dans l’observation […] de l’expérience ordinaire ». Il est donc question dans cette exposition d’autonomie et d’automatisation avec l’implémentation d’une structure dans laquelle les œuvres évoluent « par un léger déplacement des formules courantes »3.

Ce déplacement se situe ici dans des images, fixes comme animées, qui ont pour point commun une déambulation panopticale dans des lieux clos évoquant une double injonction à protéger et enfermer. Elles pointent un schéma de surveillance induit par le regard, ici démultiplié par les jeux de camera et de paroles. Elles questionnent ce regard et sa délimitation. En en contraignant l’amplitude, elles interrogent le rôle du cadrage, physique et mental, que nous impose l’évolution temporelle et ses corollaires, techniques et technologiques, qui œuvrent sourdement à modifier notre perception et tendent à nous conformer à l’unité du monde. Elisa Pône sonde ainsi notre rapport au mouvement, celui du temps, de sa mutation, qui dégradent ou upgradent notre regard tout comme les objets qui apparaissent en contrepoint dans l’espace de l’exposition.

Ceux-ci y développent une vie autonome, accessoireet indépendante, comme autant de fausses pistes qui viennent troubler le récit. Ils obligent le spectateur à approfondir son regard sur le monde construit par les hommes, là où règne l’énigme de l’existence quotidienne, et de nouveau à le décadrer et le réajuster et « à rejoindre cette zone impersonnelle d’indifférence où […] toute prétention d’originalité se vide[…] de sens »4. Comme des fantômes, des pièges, des peaux mortes, ces objets instaurent alors leur propre instabilité future et la nôtre, celle du corps regardant.

Se faisant, Elisa Pône questionne, tout comme le cinéma de Marco Ferreri, « le non-sens du monde fini des choses, parce qu’il met en scène les rapports de l’individu » avec notamment « des objets « emplis de vide, oubliés, réactivés » offerts à son désir, mais un désir sans objet »5. Elle tend de ses mains un fil entre tous ces objets, situations et la manière dont on les regarde, nous invitant à le suivre pour découvrir sa pensée en mouvement.

Lorsque nous avons commencé à discuter de ton projet dexposition pour openspace, tu as mentionné ton attrait pour les réalisations dAlan Clarke, quel intérêt portes-tu à son travail ?

Alan Clarke a travaillé durant une vingtaines d’années presque exclusivement dans le cadre télévisuel britannique. Il lui a notamment été demandé de réaliser de nombreuses adaptations de pièces de théâtre contemporaines pour la télévision, au sein de programmes aux formats dédiés. Il a collaboré régulièrement avec des auteurs particulièrement engagés comme David Leland, David Rudkin, Roy Minton, Alun Owen et Edna O’Brien. Son travail est souvent associé au réalisme social et il s’attache à filmer les interactions humaines dans le cadre précis de certaines institutions. Il articule ainsi extrêmement finement les conditions d’existence et de mobilité des individus dans celles plus global des institutions publiques de la Grande-Bretagne des années 70 et 80. C’est, je crois, cet enchâssement qui donne la dynamique de ses personnages mais aussi celle de l’ensemble des composantes de son travail. Il se produit comme une contamination entre objets/sujets et la mise en œuvre. Ainsi la rythmique dense des dialogues, rendue visible par des séries de plans courts et serrés au début de sa carrière, se déploie vers plus d’ampleur et de fluidité par l’usage de plans séquences, filmés caméra à l’épaule puis au steadycam.Il semble trouver au fil des ans la juste distance entre lui et ses sujets mais aussi entre son media et les spectateurs.

Quels aspects de son travail t’intéressent-ils ?

Plusieurs aspects de son travail m’intéressent particulièrement. Le premier relève de la performativité. Il semble que l’aspect « performatif » du texte de théâtre entre de plus en plus en adéquation avec le flux filmique d’Alan Clarke. Il donne de plus en plus de mobilité à ses sujets au fur et à mesure que ses opérateurs en gagnent techniquement (réduction de la taille et du poids des équipements, steadycam…) Ses personnages semblent contaminés par une impérieuse nécessité de se déplacer avec ou sans objectif factuel, en intérieur comme en extérieur. À ce titre il déploie quelque chose de l’ordre d’une pensée en mouvement, une dynamique qui me semble fondamentale. Cela permet de densifier et complexifier considérablement ce qu’il filme.

Le second aspect c’est ce qui permet et sous-tend cette dynamique performative ; il s’agit de lenchâssement dont je faisais mention plus haut, entre individus et institution. C’est ce qui produit et induit la mise en mouvement des personnages. Il y a ici un redoublement intéressant entre les institutions structurantes (et souvent dysfonctionnelles) que filme Clarke et la propre institution depuis laquelle il filme ; la télévision publique.

Enfin, l’aspect qui me touche peut-être le plus, c’est la chaine d’autonomisation qu’il met en place. Son œuvre n’est absolument pas démonstrative. Il ne cherche jamais à prouver quelque chose mais au contraire met en place des dispositifs qui permettent de considérer des situations dans toute leur complexité sans en imposer une résolution. C’est un activateur. Il semble parvenir par une étrange chaine de réactions allant de l’auteur au spectateur, à autonomiser à la fois ses personnages, leurs interprètes, les opérateurs et le spectateur. Vraisemblablement parce qu’il parvient à se tenir lui-même à bonne distance de ses sujets mais aussi de ses commanditaires et destinataires, affranchissant en premier lieu son propre regard sur lequel il ne projette rien par anticipation.

Quel lien fais-tu entre son travail et le tien? Je pense principalement aux trois notions dont tu parles : performativité, enchâssement et autonomisation. Comment les inclus-tu dans ton travail et peut-être plus particulièrement dans le projet que tu développes pour openspace?

Il s’agit peut-être d’une manière d’aborder les choses. J’ai plutôt une approche élargie des situations avec un intérêt particulier pour ce qui est ambivalent. Cela induit un certain goût du désordre et de la complexité dont je tente de rendre sensible l’hétérogénéité. Cela s’accompagne d’une certaine difficulté à figer ce que je travaille mais aussi ce avec quoi je travaille. Aussi j’utilise souvent des composants qui ont leur mouvement propre et une capacité de transformation (pyrotechnie ou ici la résine, le latex ou la cire) partant du principe que l’auteur.rice n’est que l’activateur.tice de matières et idées pré-existantes et en libre évolution.

1 Gabriela Trujillo, Marco Ferreri, le cinema ne sert à rien, Capricci, 2020, p 48
2 Maggie Nelson in De la liberté, Qu’âtres chants sur le soin et la contrainte, Editions du sous-sol, 2022, p18
3 Greil Marcus, Lipstick Traces, une histoire secrète du XXe siècle, Editions Allia, 1998, 2018, p 194
4 Giorgio Agamben in Création et anarchie, l’œuvre à l’âge de la religion capitaliste, Editions Payot & Rivages, 2019, p 30
5 Gabriela Trujillo in Marco Ferreri, le cinema ne sert à rien, Capricci, 2020, p 54

Elisa Pône - Vue exposition La troisième nuque, openspace pop-up, Nancy
Elisa Pône – Vue exposition La troisième nuque, openspace pop-up, Nancy
Elisa Pône, COPYLEFT 2023. Plâtre, latex, parafine, rivets et chaînes métal, 50 x 23cm environ
Elisa Pône, COPYLEFT 2023. Plâtre, latex, paraffine, rivets et chaînes métal, 50 x 23cm environ
Elisa Pône, INSERT 
2023. Matériaux divers, résine d’inclusion et accroches murales profilé acier, 40 x 29 cm
Elisa Pône, INSERT 2023. Matériaux divers, résine d’inclusion et accroches murales profilé acier, 40 x 29 cm
Elisa Pône, INSERT 
2023. Matériaux divers, résine d’inclusion et accroches murales profilé acier, 40 x 29 cm
Elisa Pône, INSERT 2023. Matériaux divers, résine d’inclusion et accroches murales profilé acier, 40 x 29 cm
Elisa Pône, À L’OS
2023. Impression numériques sur papier Translucent, encadrement céramique, 46 x 23cm
Elisa Pône, À L’OS 2023. Impression numériques sur papier Translucent, encadrement céramique, 46 x 23cm
Elisa Pône - Vue exposition La troisième nuque, openspace pop-up, Nancy
Elisa Pône – Vue exposition La troisième nuque, openspace pop-up, Nancy
Elisa Pône, OS ESTIMADOS (Les estimés)
2022 
vidéo, 8’
Elisa Pône, OS ESTIMADOS (Les estimés) 2022 vidéo, 8’
Elisa Pône, OS ESTIMADOS (Les estimés) 2022 vidéo, 8’
Elisa Pône, OS ESTIMADOS (Les estimés) 2022 vidéo, 8’
Elisa Pône - Vue exposition La troisième nuque, openspace pop-up, Nancy
Elisa Pône – Vue exposition La troisième nuque, openspace pop-up, Nancy
Elisa Pône, INSERT 2023. Matériaux divers, résine d’inclusion et accroches murales profilé acier, 40 x 29 cm
Elisa Pône, INSERT 2023. Matériaux divers, résine d’inclusion et accroches murales profilé acier, 40 x 29 cm
Elisa Pône, INSERT 2023. Matériaux divers, résine d’inclusion et accroches murales profilé acier, 40 x 29 cm
Elisa Pône, INSERT 2023. Matériaux divers, résine d’inclusion et accroches murales profilé acier, 40 x 29 cm
Elisa Pône - Vue exposition La troisième nuque, openspace pop-up, Nancy
Elisa Pône – Vue exposition La troisième nuque, openspace pop-up, Nancy
Elisa Pône, INSERT 2023. Matériaux divers, résine d’inclusion et accroches murales profilé acier, 40 x 29 cm
Elisa Pône, INSERT 2023. Matériaux divers, résine d’inclusion et accroches murales profilé acier, 40 x 29 cm
Elisa Pône, COPYLEFT 2023. Plâtre, latex, parafine, rivets et chaînes métal, 50 x 23cm environ
Elisa Pône, COPYLEFT 2023. Plâtre, latex, paraffine, rivets et chaînes métal, 50 x 23cm environ

ELISA PONE – BIOGRAPHIE
Élisa Pône (née en 1979 en France, vit et travaille à Lisbonne, Portugal) est une artiste transdisciplinaire. Après des études artistiques en France, sa pratique se partage entre production de films, musique punk noise et feux d’artifice. Elle s’intéresse aux impacts contradictoires de l’évolution technologique et aux effets de vitesse du monde contemporain. Son travail est hanté par la perception sensible du temps et les processus d’émancipation sans but, appliqués dans des contextes inappropriés.
Son travail a notamment été présenté au Centre d’Art L’onde ( Vélizy-Villacoublay, France) en 2022, au BBB (Toulouse, France) et à la Galeria Pensença (Porto, Portugal) en 2021, à Quadrum, Galerias Municipais de Lisbonne (Lisbonne, Portugal) en 2020 et au MRAC Sérignan (Sérignan, France) en 2019.