LE MAT, LA TEMPÉRANCE, LE PAPE ET LE SOLEIL

LE MAT, LA TEMPÉRANCE, LE PAPE ET LE SOLEIL

EN DIRECT / Exposition Le Mat, La Tempérance, Le Pape et Le Soleil avec Alexis Chrun, Tania Gheerbrant, Laure Mathieu, Paul Mignard, Riccardo Olerhead, Lucie Planty et Marianne Vieulès à In.Plano, L’île-Saint-Denis Commissariat Adrien Elie

Dans son essai L’image écrite ou la déraison graphique (1995), Anne-Marie Christin démontre que l’écriture tire son origine de l’image – la combinaison de deux éléments, la figure et le support –, qui elle-même née de sa surface. Cette généalogie est le point de départ de ce que l’auteure nomme « la pensée de l’écran », soit une interprétation des traces présentes sur la surface. L’écriture idéographique, résultat de l’alliance de la langue et de l’image, atteste de cette réalité. Les signes qui la composent sont des figures ouvertes à l’interrogation. Leur nature changeante est par conséquent inhérente à leur contexte d’apparition. Anne-Marie Christin prend pour exemple-type de pensée de l’écran la divination qui « [se fonde] sur l’examen de supports particuliers où sont inscrits, destinés à être déchiffrés puisqu’il s’agit de messages adressés par eux aux hommes, les signes de la langue des dieux. » À la lumière de cette hypothèse, la cartomancie n’est en réalité rien d’autre que la projection d’une pensée écrite et oralisée sur des images devenues signes. D’un point de vue rationnel, le tirage de cartes divinatoires n’a pas pour objectif concret de prédire l’avenir mais d’établir un questionnement sur un sujet à travers des images et des mots venant conditionner le point de vue de celui ou celle à qui l’augure est destiné.

 L’exposition Le Mat, la Tempérance, le Pape et le Soleil est née d’un concours de circonstance. À la suite d’un premier échange pour une proposition de collaboration indéterminée avec l’artist-run space in.plano, je participe à une séance de tarot dont le sujet principal du tirage est cet énigmatique projet. Quatre cartes sont sélectionnées au hasard : le Mat, la Tempérance, le Pape et le Soleil. Cette séance de cartomancie aurait pu rester une simple anecdote si les événements qui s’en suivirent n’en avaient pas décidés autrement. Tania Gheerbrant, membre de l’association in.plano et artiste invitée, me suggère le jour suivant le tirage de réfléchir à une exposition questionnant le rapport texte et image. Cette proposition induit une résonnance toute particulière au tarot, les cartes choisies à l’aveugle ayant défini une existence à la fois visuelle et orale à l’exposition bien avant qu’elle ne soit concrètement actée.

La démarche artistique des artistes résidents à l’artist-run space in.plano et de ceux invités à l’occasion de cet événement s’inscrit de manière plus ou moins forte dans un héritage de l’art conceptuel des années 1970, notamment par l’emploi du texte, du livre, du document d’archives, etc. Leurs œuvres sont des tentatives de traduction du monde par les images et les mots, à l’instar des cartes du tarot et du récit né de l’interprétation du tireur. La séance de cartomancie et les éléments qui s’y rattachent forment un contexte à l’exposition dont découle une réflexion sur le temps, le langage et l’image.

Le Mat, la Tempérance, le Pape et le Soleil. Cet ensemble de mots qui semble évoquer l’intitulé d’une fable fait office de titre de l’exposition. Il ne fait explicitement référence à aucun sujet défini, mais seulement à des personnages à la portée symbolique, dessinant tout au plus qu’une vague narration au contenu obscur. Si de possibles corrélations entre ce titre devenu signe et les œuvres de l’exposition peuvent apparaître, l’objectif ici n’est pas d’adjoindre à ces dernières une interprétation autoritaire par le prisme d’une thématique précise. Cette proposition curatoriale est une tentative d’examen de la manière dont les signes émergent, évoluent, nous traversent et nous influencent.

Nous sommes perpétuellement traversé·e·s par les signes. Les données visuelles, textuelles et sonores qui les constituent émanant d’innombrables sources aussi diverses que variées nous pénètrent et nous contaminent. Ils s’encrent dans nos corps, nos esprits et nos mémoires, nous poussant à agir, à ressentir et à penser de telle ou telle manière. Impossible d’y échapper, nous devenons les hôte·sse·s  et les relais plus ou moins conscients des signes. Partant de cet état de fait, nous pouvons considérer l’œuvre d’art comme un signe constitué d’une image et d’un discours. S’il semble aisé de créer et de diffuser des images et des textes venant s’ajouter à l’amas vertigineux d’informations qui compose notre environnement, savoir prendre à revers le phénomène s’avère être une entreprise plus complexe. C’est cette stratégie de débusquement que les artistes ont choisi de mettre en place à travers leurs œuvres dans le but de cerner les modalités de fonctionnement et de propagation du signe tout en révélant et en analysant notre rapport à ce dernier.Avant même d’entrer  dans in.plano, notre regard se confronte à un rideau gris transparent sur lequel sont gravés en marge des annotations de corrections de fautes d’orthographe. Tel un filtre numérique apposé sur l’exposition, la surface plastifiée modifie notre perception de l’espace, tandis que le texte qui en perce la couche devient une ouverture sur la réalité. Cette première œuvre de Tania Gheerbrant amorce un thème central de son installation vidéo : la coquille. À  travers la figure d’un âne anthropomorphique photocopiant inlassablement des pages, cette fable filmique à l’humour grinçant montre l’influence préjudiciable de la faute d’orthographe sur nos systèmes de communication. Un bras de métal sert de support physique à la fiction dont le script est diffusé via un imposant haut-parleur, créant ainsi une disproportion entre le texte oral et l’image. Ce dispositif sculptural suggère un obscur circuit derrière le mur semblable à celui d’une machine. La narration anomale se poursuit avec I think it was you, (Table basse fontaine), deux tables-miroir inondées qui transcendent un objet domestique. La qualité réflexive de ce mobilier-écran surréaliste noie notre image dans un environnement submergé devenu lui-même signe.

Laure Mathieu convoque elle aussi la fiction et l’écran pour s’interroger sur le pouvoir manipulatoire de l’information. Elle relate une biographie fictive de Robert Plutchick, psychologue américain auteur d’une roue des émotions primaires et secondaires. Prenant formellement pour modèles les cercles chromatiques de Moses Harris et de Johan Wolgang von Goethe, la théorie de Plutchick dessine dans sa forme close un pendule et une fleur japonaise dans sa version ouverte. Dans la continuité de Wassili Kandinsky, The many lives of Robert Plutchick fait de la couleur le support des faux récits de vie du scientifique et un écran de projection irisé de nos émotions. En parallèle de ces sculptures textuelles, Laure Matthieu orchestre avec la participation de Simon Tilche-Échasseriaud une séance de Feldenkrais autour du pied. Une fiction centrée sur les voyages temporels et la mémoire, distillée durant ce cours de méditation oral et physique, influence le corps et le comportement des participants invités à revenir au fondement de la biologie humaine.

Le signe ne s’appréhende pas de manière univoque. Son interprétation et sa destination varient en fonction de celui ou celle qui s’attèle à le déchiffrer.  Depuis deux ans, Lucie Planty développe le projet de recherche Bretschneider, collection privée portant sur Michael Bretschneider, peintre mineur allemand de Bohème du XVIIème siècle ayant peint sept tableaux de galeries comportant chacun une centaine de fausses peintures. À l’occasion d’expositions ou d’autres événements, l’artiste invite une personne de son choix à écrire sur un tableau peint de Bretschneider. Pour Le Mat, la Tempérance, le Pape et le Soleil, le·la spectateur·rice peut lire une collaboration entre Lucie Planty et moi-même au sujet d’une image oscillant entre figuration et abstraction. Chaque nouveau récit intègre une constellation de regards portés sur un fragment d’une œuvre qui reste – et qui demeurera sans doute – une énigme dans l’histoire de l’art.

Associé à une image, le texte en fait varier le message, qu’il soit intrinsèque ou extrinsèque. Un pan de la pratique artistique de Marianne Vieulès s’articule autour de la poésie programmatique. Les œuvres réalisées au moyen de ce système d’écriture se génèrent et évoluent de façon autonome, à l’instar de Penguins TV. Des passages du Dépeupleur de Samuel Beckett servent aléatoirement de sous-titres à une vidéo d’un enclos de pingouins d’un zoo parisien diffusée en temps réel par une caméra de surveillance. Le texte de la pièce narre la vie d’un peuple emprisonné dans un cylindre fait écho à la condition de ces animaux. L’œil mécanique voyeur est le narrateur de la réalité des pingouins ignorants leur statut de personnages d’une fiction chaotique dès plus inquiétante. 

Le tarot est une manœuvre d’appréhension du temps, ce flux continu similaire à celui de l’information dont l’origine et la finalité sont inconnues. Le temps s’incarne dans les images et la parole pour ensuite s’écouler en nous par la croyance dans les signes. Les cartes, les nombres, les mots, le ciel sont autant de moyens de se saisir, de réifier et de réinterpréter le monde et ses fluctuations intangibles qui nous cernent. Nous ne sommes plus assailli·e·s uniquement par le temps lui-même, les représentations que nous en avons fait nous entourent également et nous obligent à faire face à son passage. Comme pour la communauté captive du Dépeupleur, la fuite devient impossible.

L’installation Ceci est un reflet, vous êtes une phrase écrite d’Alexis Chrun met en lumière cette conséquence perverse due à la matérialisation du temps. Une succession de slogans issus de la publicité ayant pour dénominateur commun le temps est projetée dans un espace vitré et sur un mur. Ces messages, isolés de leur contexte d’origine, deviennent des mantras harceleurs apparaissant et disparaissant au rythme de la luminosité d’un néon et de l’espace. Dans la vitre, cette variation de l’éclairage fait tour à tour émerger les slogans et le reflet du regardeur. Le calendrier sous blister qui accompagne les deux dispositifs vidéo se joue lui aussi de la présence de celui ou celle qui l’observe. Les illustrations accompagnant habituellement chaque mois ont été remplacées par un carré noir dans lequel il est possible de se mirer. Le·la spectateur·rice devient une nouvelle image du temps,  et l’œuvre une vanité lui renvoyant sa propre condition d’être éphémère.

Les peintures de Paul Mignard prennent également pour source le calendrier. Inspirées du livre Tradition orale Tchouktche de Charles Weinstein, les deux œuvres présentées dans l’exposition font partie d’une série de douze toiles réinterprétant librement les noms des mois du calendrier Tchouktche, un peuple paléo-sibérien. Chaque intitulé des douze mois de l’année renvoie à un phénomène climatique, un élément naturel, une plante ou un animal – en particulier le renne, omniprésent dans le quotidien des Tchouktches – propres à la saison. Le mois du pis qui grêle présente un passage extrait d’Histoire vraie, premier texte de Tradition orale Tchouktche relatant une rivalité entre éleveurs. La phrase est peinte une première fois, puis recouverte d’une représentation d’une peau de bête avant d’être inscrite de nouveau sur cette nouvelle surface. Le récit semble surgir des entrailles de l’image. Le mois de l’écorchement des bois de rennes, à l’instar de la peinture précédente, fait appel au motif du renne et à ses attributs, notamment les bois. Ces peintures et leurs sujets sont les maillons d’une chaîne d’interprétations du langage et de la nature donnant naissance, à travers le regard de l’artiste et la tradition orale Tchouktche, à des images du temps.Les gravures sur laiton de la série Grâce de Riccardo Olerhead sont issues de captures d’écran du téléphone de l’artiste à l’instant où les heures et la date concordent numériquement. Ces autres images du temps en état de grâce, ces heureux hasards, révèlent une numérologie mystérieuse au sein de l’espace intime du téléphone. L’accord des signes distille une interprétation occulte de la réalité, un temps suspendu qui peut façonner la manière d’appréhender l’espace. Dans la photographie issue de la série Still life, les pommes, la fleur et la plume de paon sont agencés dans une succession de surfaces, sorte de collage spatial à la logique incertaine dont l’équilibre précaire suggère un bouleversement de la perception.

Tania Gheerbrant, Gélatine, 2019
Tania Gheerbrant, Gélatine, 2019
Tania Gheerbrant, Gélatine, 2019
Tania Gheerbrant, Gélatine, 2019
Vue d'exposition Le Mat, La Tempérance, Le Pape et Le Soleil
Vue d’exposition Le Mat, La Tempérance, Le Pape et Le Soleil
Riccardo Olerhead, \ɡɹeɪs\, 2017-2018-2019
Riccardo Olerhead, \ɡɹeɪs\, 2017-2018-2019
Paul Mignard, Série Le calendrier révolutionnaire Tchouktche, 2019, courtesy galerie Poggi
Paul Mignard, Série Le calendrier révolutionnaire Tchouktche, 2019, courtesy galerie Poggi
Vue d'exposition Le Mat, La Tempérance, Le Pape et Le Soleil
Vue d’exposition Le Mat, La Tempérance, Le Pape et Le Soleil
Laure Mathieu, The many lives of Robert Plutchick §1, 2019
Laure Mathieu, The many lives of Robert Plutchick §1, 2019
Laure Mathieu et Simon Tilche-Échasseriaud, Seesaw Breathing, 2019
Laure Mathieu et Simon Tilche-Échasseriaud, Seesaw Breathing, 2019