Les Irremplaçables d’An’do Tissier : une matière à panser

Les Irremplaçables d’An’do Tissier : une matière à panser

FOCUS / An’do Tissier par Romain Arazm

Présentées dans le cadre de l’exposition Matière à penser1 qui aura lieu au Centre Tignous d’Art contemporain de Montreuil cet automne, les silhouettes évanescentes de la série des Irremplaçables ne discourent pas mais évoquent avec grâce la fonction curative de l’art. Traductions poétiques des concepts philosophiques d’Emmanuel Levinas, elles naissent dans l’esprit mais surtout dans le cœur de la plasticienne An’Do Tissier qui en est l’auteure.  

     Contournant l’architecture cotonneuse des nuages, un soleil timide éclabousse la campagne berrichonne et s’invite à travers les fenêtres de l’atelier d’An’Do Tissier. Sa lumière ricoche sur la surface diaphane de ses silhouettes. Leur peau en papier devient un albâtre aux miroitements éclatants. 

Initialement apposée sur une terre modelé, cette enveloppe est constituée par le papier dont les restaurateurs se servent pour soigner les manuscrits abîmés par l’action parfois prédatrice du temps et des vicissitudes qu’il lui arrive de charrier. Le matériau devient le symbole de la fonction que la plasticienne assigne à l’art. Suivant la phrase de Francis Ponge qu’An’Do Tisser élève depuis des années en véritable credo, « l’artiste doit prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient ». 

Prendre en réparation un monde, celui des hommes, qui, bien des fois, dysfonctionne. Car les Irremplaçables ne se contentent d’être beaux. Ils rendent visibles ceux que l’indifférence condamne au silence : les réfugiés et à travers eux tous ceux que le Centre repousse à la marge. 

Inspirés par les portraits illustrant les campagnes d’Amnesty International, les visages de ses sculptures aériennes agissent comme autant de révélations imprimant dans le cœur du spectateur une trace indélébile. Pour l’artiste, chaque visage est une source d’émotion que son talent parvient à transformer en œuvre d’art. 

La série des Irremplaçables, dont le titre sonne comme un écho de celui de l’ouvrage de la psychanalyste Cynthia Fleury2, est une métaphore visuelle du concept de vulnérabilité que le philosophe Emmanuel Levinas définissait justement comme « le fait pour l’être de se vider de son être ».  Elle exprime avec la puissance de la douceur l’irréductibilité de celui qu’on appelle l’Autre. Chacun des faces à faces est le théâtre de la rencontre véritable avec celui que l’antique thaumaturge nommait le prochain et que d’obscurs contemporains se plairaient à renvoyer dans les lointains.  

Transporté quelque part à mi-chemin entre la tranquillité de belles formes qui semblent flotter dans l’espace et l’intranquillité du message dont elles sont porteuses, le spectateur ne ressort pas indemne de cette expérience, l’artiste non plus d’ailleurs. 

Cette série, existentielle au sens le plus propre du terme, ne pose pas la question de la responsabilité, dans ce monde et pour ce monde, mais nous pousse à se la poser comme le fît en son temps Dostoïevski écrivant dans Les Frères Karamazov que « chacun de nous est coupable devant tous pour tous et pour tout, et moi plus que les autres ». 

L’esthétique d’An’Do Tissier est une éthique qui se voit. Que l’on admire. Que l’on contemple. La chose est suffisamment peu commune pour devoir être mentionnée.  

1 Matière à penser, Centre Tignous d’Art contemporain de Montreuil du 10 octobre au 14 décembre 2019. 
2 Cynthia Fleury, Irremplaçables, Paris, Gallimard, 2015.

Romain Arazm

An’do Tissier, Les Irremplaçables, papier, 2016-2019
An’do Tissier, Les Irremplaçables, papier, 2016-2019
An’do Tissier, Les Irremplaçables, papier, 2016-2019
An’do Tissier, Les Irremplaçables, papier, 2016-2019
An’do Tissier, Les Irremplaçables, papier, 2016-2019
An’do Tissier, Les Irremplaçables, papier, 2016-2019

An’do Tissier
Née en 1960 dans le Rhône