JEAN-BAPTISTE GRANGIER, FLAG OF EARTH

JEAN-BAPTISTE GRANGIER, FLAG OF EARTH

Jean-Baptiste Grangier, Its anthem is the wind in her trees and the waves of her seas (extrait), 2018
captation vidéo de la performance qui a eu lieu le 5 juin 2018 au Centre Pompidou Metz, production la BF15

ENTRETIEN / Léo Marin s’entretient avec Jean-Baptiste Grangier à propos de son oeuvre Flag of Earth

Si on veut faire un geste symbolique, il ne faut pas brûler le drapeau, mais le laver.” Norman Thomas 

Il n’y a que deux choses à faire avec un drapeau : ou le brandir à bout de bras ou le serrer avec passion contre son cœur.” Paul Claudel / Positions et propositions

The Flag of Earth

Faire flotter un drapeau, c’est très souvent, historiquement en tout cas, la marque de l’assujettissement d’un territoire. Il est communément admis que lorsqu’un drapeau est planté et qu’enfin celui-ci flotte au vent, un transfert de possession vient d’être opéré. Par ce geste est manifesté l’appropriation ou la revendication d’appartenance, à une personne, à un pouvoir politique ou religieux ou bien à une idée.

C’est cette dernière option qui nous intéresse ici car il me semble que nous oublions trop souvent qu’un drapeau puisse être autre chose qu’un élément séparateur, promulguant une différence avec l’autre. Faire flotter un drapeau c’est aussi le geste qui permet de promouvoir et de répandre une nouvelle façon de penser. 

Une idée comme celle du drapeau de la Terre, non pas celui des Nations Unies, mais bien celui de la planète, l’idée d’un drapeau qui nous rassemblerait tous, et qui ne serait pas non plus un récit de science-fiction, c’est là que se trouve la suite de notre histoire, en fait la suite d’une histoire qui a commencé en 1967 et qui continue aujourd’hui puisqu’elle est en grande partie à la base du travail d’artiste de Jean-Baptiste Grangier. 

Baigné d’anticipation et empreint de l’espoir des récits de futurs qui pourraient vraisemblablement être le nôtre, Jean-Baptiste produit des œuvres engagées dans un combat pour l’éveil des consciences autour d’un habitat qui n’est autre que la planète sur laquelle nous vivons tous. Des œuvres partie prenante d’un combat écologique en cours mais non sans espoir pour la suite de notre Histoire à tous.

vue de l'exposition Jean-Baptiste Grangier, Mulhouse 019 la jeune création dans l'art contemporain, 2019 ( photographie : Emmanuel Selva ) de gauche à droite : Écogenèse, 2019 / Ici sont les terres australes inconnues, 2019 / Un monde concret, 2018 / Flag of Earth 1970, 2018 / Cadle's variations Mars, 2018
vue de l’exposition Jean-Baptiste Grangier, Mulhouse 019 la jeune création dans l’art contemporain, 2019
photographie : Emmanuel Selva
de gauche à droite : Écogenèse, 2019 / Ici sont les terres australes inconnues, 2019 / Un monde concret, 2018 / Flag of Earth 1970, 2018 / Cadle’s variations Mars, 2018

Léo Marin : Bonjour Jean-Baptiste. Pourrais-tu dans un premier temps nous raconter l’histoire du drapeau de la terre ?

Jean-Baptiste Grangier : Bonjour Léo. Le « Flag of Earth » trouve son origine dans les évènements qui ont eu lieu lors de la 2nd moitié du XXème siècle, dans le contexte de la Guerre Froide et de ses enjeux.

Le Traité de l’Espace[1] signé le 27 janvier 1967 interdit toute appropriation nationale par proclamation de souveraineté. Pourtant le 21 juillet 1969, l’Homme « américain » pose le pied sur la lune et y plante son drapeau. Un débat avait été mené afin de déterminer quel drapeau devrait être utilisé, il y avait été fait mention d’une création universelle, malheureusement les intérêts nationaux ont primé et l’idée n’a pas abouti. Un peu plus tard, James W. Cadle, un fermier de l’Illinois, voit en cet accomplissement le premier jalon de ce qu’il souhaiterait être une utopie de la conquête spatiale ; il rêve d’un futur où celle-ci ne serait plus l’affaire de nations dissidentes mais celle d’une humanité unie sous une même égide, un même drapeau, réactivant l’idée d’une création universelle. Il invente alors le « Flag of Earth » qui se veut être un drapeau pour l’humanité dans son entièreté, sans aucun lien avec une nation ou organisation. Les drapeaux sont fabriqués main, par lui et sa femme, dans leur cuisine et vendus au prix de fabrication. Ils distribuent des centaines de drapeaux à travers le monde et sa création trouve une reconnaissance officieuse de la part de la communauté scientifique au sens large, notamment auprès de la SETI (Search for Extra-Terrestrial Intelligence) qui a choisi son drapeau comme un emblème qui est encore utilisé parfois aujourd’hui. Le dernier lever officiel du drapeau serait daté au 19 juin 2004, jour de l’enterrement de Cadle.

En 2017, au détour d’archives en ligne je tombe sur l’histoire de cet homme qui imagine un drapeau pour les terriens. Immédiatement je suis touché par sa tentative, la beauté du geste et tout le paradoxe qu’elle soulève dans notre monde actuel avec cette question : Faut-il faire (re)vivre le « Flag of Earth » ?

LM : Quelles sont les raisons pour lesquelles tu as décidé de le réactiver, de le faire flotter à nouveau ?

JBG : Beaucoup trop de drapeaux flottent à l’heure actuelle pour souligner nos différences et bien peu pour représenter des valeurs d’unités. Je trouve dans le geste de Cadle une tentative d’espoir. Au-delà de la langue, des frontières invisibles, des nations et continents nous habitons tous le même sol, la même terre sans pour autant qu’elle nous appartienne. C’est ce qui fait de nous à une plus grande échelle des terriens, c’est ce qu’il a voulu nous dire avec ce drapeau et je crois comme lui, en ces valeurs. 

C’est pour cela que j’ai fait flotter à nouveau. D’une manière officielle, « Flag of Earth », rend visible cette croyance et ainsi son geste n’est pas oublié. Hisser à nouveau le drapeau de Cadle, c’est aussi interroger notre position actuelle vis-à-vis d’une « nouvelle » utopie de conquête spatiale. Une utopie que représente également Flag Of Earth mais qui est confrontée à un discours écologique, celui de la pérennité de notre unique habitat : la Terre. Faire écho à ces mots qu’il a prononcés et qui donnent le titre de la performance, its anthem is the wind in her trees and the waves of her seas[2][3].

Its anthem is the wind in her trees and the waves of her seas, 2018 — vidéo, HD, durée 32’ Production La BF15

LM : La science-fiction et la pédagogie écologique sont très présentes dans ton travail ! Comment se manifestent-elles ? Et à quelles fins ?

JBG : Effectivement et au-delà du terme « science-fiction » qui est trop générique je parle plus d’anticipation. J’ai cette envie, dans mon travail, de décrire le monde tel qu’il pourrait être dans un futur presque immédiat ou plus lointain. Le ressort principal de l’anticipation est l’utilisation de l’actualité et des faits de notre époque, et de la même manière que les auteurs, j’extrapole par mes œuvres les possibles évolutions futures afin de montrer un aperçu réaliste d’un futur sous forme de fragments. 

C’est au sein de ces anticipations que se situent mes œuvres. Elles traitent du paradoxe écologique entre autres. Par ce biais, je m’attribue une problématique majeure de notre temps et essaye d’en proposer un regard distancié de la réalité immédiate, sans jugement ; j’essaye par d’autres moyens que les mots de raconter à mon tour l’Histoire : celle de l’Homme et de ses rêves stellaires, celle de la Terre qui redeviendra un monde bleu, celle de l’équilibre du monde et de sa compréhension, etc. 

Je pense que le fait d’avoir toujours été un peu en retrait du monde m’a amené vers une posture d’observateur de celui-ci… Plus qu’une manifestation pédagogique c’est aussi une recherche personnelle, celle de l’Ici et Maintenant face à l’Ailleurs et Demain, qui se révèle sous forme de photographies, d’objets hétéroclites et d’installations comme autant de fragments de cette histoire.

LM : Peux-tu nous définir ce paradoxe écologique dont tu parles plus haut ?

JBG : On pourrait représenter une corde dont les deux extrémités sont tirées simultanément dans des directions opposées comme détruire/construire, ici/ailleurs, préserver/prospecter ; cette corde c’est nous les êtres humains (et je fais le distinguo avec le mot « terrien »), les tensions contradictoires qui traversent cette corde sont nos perceptions de l’écologie. 

Là peut se trouver la définition du paradoxe que je propose. 

On a tendance à souvent définir la crise écologique et les mots valises qu’elle engendre (Anthropocène, Capitalocène, Effondrement) comme si elle était la conséquence quasi-majoritaire de notre révolution industrielle des deux siècles précédents. Comme si on pouvait réduire l’histoire de l’humanité et de son impact sur notre habitat à quelques siècles d’histoire. Nous pourrions en fait retracer cette crise, que je préfère qualifier de prise de conscience, comme le découlement d’un long programme logistique qui trouverait ses origines en des temps bien plus anciens tels que le Néolithique. Alors se jouent sous nos yeux d’autres rapports de force et des tensions plus primitives dans ce programme que je restitue via mon travail avec le paradoxe comme outil comme dans les sculptures un monde concret (2018)kitkat (2019) ou encore dans la récente photographie symfeunie.

LM : SymfeunieKitkatConcrete world, il y a tout de même un point d’humour dans tout ça ? Peut-on y voir une note positive et volontaire de ta part ?

JBG : Oui même s’il s’agirait plus d’ironie. Les sujets dont traitent mes œuvres peuvent souvent flirter avec une perception plutôt pessimiste du monde et des choses, les titres viennent alors contrebalancer ce rapport, c’est ce regard distancié que je mentionnais précédemment. J’essaye à travers cette démarche, moi-même, de relativiser par rapport à tout cela.

De plus, je suis conscient que mon travail peut paraître hermétique au premier abord alors je joue avec les titres. Il est amusant de voir à quel point le langage et ses symboliques ont également un impact dans la construction de nos cultures d’hier à aujourd’hui. Comme dans ekvilibroj par exemple où le titre est en espéranto avec tout ce que cela peut entrainer comme interprétations. Par ce choix j’amène différents niveaux de lecture sur les œuvres et raconte alors de nouvelles histoires.

the_flag_of_earth

A la mort de Cadle, sa fille Judith a confié la mission au North American AstroPhysical Observatory (NAAPO) le stock restant de drapeaux réalisés par son père. 

Le NAAPO a alors conservé et diffusé l’héritage de Cadle à travers la plateforme flagofearth.org qui recense notamment les différents lever du drapeau qui ont été fait à travers le monde comme Jean-Baptiste Grangier a pu le faire avec ses œuvres ces dernières années. Il est actuellement en contact avec Russ Childers qui est en charge de la direction de l’Observatoire Radio d’Argus Ohio. Ses levées du Flag of Earth sont en cours d’enregistrement par l’organisation et feront l’objet de nouvelles œuvres … Le « Flag of Earth » doit flotter à nouveau en juin (date à déterminer) prochain à Luxembourg dans le cadre de la Triennale qui s’intitule « Brave New World Order »

[1] Ou traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes est un traité international ratifié en 1967 relatif à l’exploration et à l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique. 
Ce traité a permis de poser les fondements juridiques de l’exploration de l’espace à une époque où les États-Unis et l’URSS étaient tous deux lancés dans l’exploration de l’espace et la course à la Lune. 

[2] « son hymne est le vent dans ses arbres et les vagues de ses mers »

[3] Its anthem is the wind in her trees and the waves of her seas, 2018 — vidéo, HD, durée 32’ Production La BF15

Le travail de Jean-Baptiste Grangier est visible ici => jeanbaptistegrangier.earth

vue de l'exposition pour construire un monde...(encore faudrait-il préserver le nôtre), 2018, la BF15, Lyon, commissariat Perrine Lacroix de haut en bas : Its anthem is the wind in her trees and the waves of her seas, 2018, captation vidéo, performance 5 juin 2018, Centre Pompidou Metz / La poursuite des planètes, 2018, 200 boules de bois, peinture, réalisation dans le cadre de la résidence Ateliers Médicis
vue de l’exposition pour construire un monde…(encore faudrait-il préserver le nôtre), 2018, la BF15, Lyon, commissariat Perrine Lacroix
de haut en bas : Its anthem is the wind in her trees and the waves of her seas, 2018, captation vidéo, performance 5 juin 2018, Centre Pompidou Metz / La poursuite des planètes, 2018, 200 boules de bois, peinture, réalisation dans le cadre de la résidence Ateliers Médicis
Jean-Baptiste Grangier, Les autres plantes sous les autres soleils, 2018
Jean-Baptiste Grangier, Les autres plantes sous les autres soleils, 2018
Jean-Baptiste Grangier, Kitkat, 2019, rouleau d'aluminium, schiste - 75x65x20cm
Jean-Baptiste Grangier, Kitkat, 2019, rouleau d’aluminium, schiste – 75x65x20cm
vue de l'exposition la glue d'un astre isolé, 2020, Paris de gauche à droite : Symfeunie, 2020, photographie – 90 x 150cm / Comment j'ai appris à me tenir droit, 2020, modèle rachis, aluminium, pomme artificielle – 10x10x72cm
vue de l’exposition la glue d’un astre isolé, 2020, Paris
de gauche à droite : Symfeunie, 2020, photographie – 90 x 150cm / Comment j’ai appris à me tenir droit, 2020, modèle rachis, aluminium, pomme artificielle – 10x10x72cm
vue de l'exposition pour construire un monde...(encore faudrait-il préserver le nôtre), 2018, la BF15, Lyon, commissariat Perrine Lacroix
vue de l’exposition pour construire un monde…(encore faudrait-il préserver le nôtre), 2018, la BF15, Lyon, commissariat Perrine Lacroix
vue de l'exposition la glue d'un astre isolé, 2020, Paris Ekvilibroj, 2019, trépied aluminium, globe terrestre et son support, magnétisme, gravité – 80x80x169cm
vue de l’exposition la glue d’un astre isolé, 2020, Paris
Ekvilibroj, 2019, trépied aluminium, globe terrestre et son support, magnétisme, gravité – 80x80x169cm
Vue d'atelier, 2020
Vue d’atelier, 2020