MARYLINE TERRIER, FAIRE DIVERSION !

MARYLINE TERRIER, FAIRE DIVERSION !

Maryline Terrier, Echappée des Sabines, crayon graphite sur papier, 50×70 cm, 2020. Courtesy H Gallery, Paris

EN DIRECT / Exposition Faire diversion ! de Maryline Terrier
jusqu’au 29 janvier 2022, H Gallery, Paris

par Valérie Toubas et Daniel Guionnet

Quand Maryline Terrier nous parle de son premier rapport à l’art, elle le définit en opposition avec les images stéréotypées qui défilaient en continu dans sa jeunesse sur l’écran de la télévision familiale. L’imagerie des années 80-90 et ses modèles de représentation entraient en contradiction avec l’apparente élégance féminine, tout en dentelle, en cheveu et en accessoires, des portraits peints de Louis XIV qu’elle découvrait par la peinture de Hyacinthe Rigaud. Dans cette recherche d’identité qui peut accompagner l’adolescence, ces peintures et les signes qu’elles véhiculaient l’ont troublée et ont été pour elle la seule alternative pour se soustraire à un conditionnement de la pensée mais aussi à la manière dont chaque individu est contraint de se définir. Elle prend ainsi conscience que seul l’art détient ce potentiel d’entraver ce formatage autant binaire que manichéen de l’esprit, pour l’amener dans une dimension symbolique, et que l’esthétique a ce pouvoir de transmettre un message, d’influencer ses contemporains jusqu’à changer la façon de vivre d’une époque. Elle s’est ainsi aperçue que la peinture, quelle que soit la période à laquelle elle a été faite, avait un caractère souvent plus actuel que les messages énoncés par les médias marqués par une forme de tradition et de vulgarisation. Une révélation qui a très tôt orienté sa pratique de la peinture.

Maryline Terrier, alors étudiante à La Cambre en section restauration, explore l’histoire de l’art pour amener dans ses travaux de peinture et de dessin une vision contemporaine des récits et des mythes qui y sont représentés en opérant un déplacement des signes et en les plaçant dans l’éclairage des débats actuels, comme ceux du féminisme, de la défense de la condition animale ou de l’environnement. Sa série de dessins Les équarisseurs semble emprunter à la peinture flamande son style et sa virtuosité notamment le caractère intimiste des œuvres de Jan van Eyck, à la nature morte de Chardin l’académisme de la représentation. Elle y engage une réflexion sur notre relation avec la nature et nous sensibilise à la nécessité de développer un rapport responsable avec les ressources de la planète. À la dénonciation et à l’apitoiement, elle préfère une vision plus positive et une mise en action, d’abord en se défaisant des représentations et en revisitant « ces grands systèmes de consommation institués depuis très longtemps et présents dans l’histoire de la peinture ». Un engagement essentiel pour entrer en interaction avec les êtres vivants destinés à être consommés. Ses dessins mettent en dialogue l’indissoluble relation entre la nature, l’être humain et l’animal.

Dans la série de dessins Portraits viraux le fond de ces « trophées » est composé des symboles des virus issus de l’élevage intensif, de l’anthrax Toxin pour le mouton à l’AH1N1 pour le cochon. Les combinaisons hermétiques anti-bactériologiques des équarrisseurs dont les plis rappellent les drapés sont immaculées, pointant ainsi la manière dont notre époque a tendance à aseptiser et effacer la mort au point que l’on peut se demander si ces animaux livrés à la consommation ont bien été vivants. Le récit biblique de Judith et Holopherne, ou celui de Salomé sont repensés par rapport à la relation suicidaire que l’humain entretient avec l’exploitation de son environnement, au prix parfois de sa propre survie. Le tableau devient le théâtre d’une passion, qu’elle veut aussi « radicale » qu’un Caravage qui exprime dans un jeu d’ombre et de lumière la plus intense des dramaturgies. Le fond noir des tableaux de Maryline Terrier fait surgir la figure, lui donne une présence lumineuse qui rappelle les représentations des saints martyrs ou bien celle, révélatrice, des tableaux de Rembrandt. Un fond qui lui permet, nous dit-elle,  de « concentrer l’attention sur très peu de paramètres ». 

Ses tableaux comme ses dessins, proposent plus qu’une simple relecture d’une histoire dont l’aboutissement seraient une évidence. Ils la réécrivent, la recomposent sans la réinventer car ils ne quittent pas le réel pour entrer dans la fiction. Le travail de Maryline Terrier est un travail de fond sur les représentations, l’attendu des figurations défini par une gangue tenace faite d’historicité, de condition sociale, de définitions multiples et de présupposés, pour reformuler dans un arrangement ou une composition qui se fait rieuse, sarcastique ou volontiers grinçante. Elle nous montre combien il est devenu impératif de nous reconstruire, de reprendre un à un les fondements de la pensée. Elle explique soumettre en permanence toutes les images qui l’habitent à un processus analytique pour en chercher d’abord la source et analyser ensuite la pertinence de leur persistance dans notre époque contemporaine. Il est important pour elle, nous dit-elle, de pouvoir identifier et authentifier ce qui la nourrit, qu’elles sont les lectures et les conversations qui construisent sa pensée : « La peinture est un moyen de réagencer ma pensée à ma manière car je ne réinvente rien, un cheminement de pensée que j’essaye de m’expliquer pour aussi désamorcer mes émotions ». Pour cela, il ne faut pas effacer de ces représentations les moments où l’humain est esclave de ses désirs, de son matérialisme, mais plutôt faire levier par des uchronies, c’est-à-dire changer un paramètre d’une histoire pour que celle-ci prenne une autre tournure. Aussi n’est ce pas un hasard si dans l’œuvre Échappée des Sabines (2020) issue de L’Enlèvement des Sabines de Pierre de Cortone, apparaît l’emblème romain de la louve allaitant, et que des pommes d’or tentent de ralentir la course d’Atalante dans Incorruptible Atalante. Maryline Terrier agit sur les images archaïques qui nous habitent, les légendes, mythes et récits qui nous ont été racontés, pour interroger et dès lors repositionner une vision centrée sur des questions de dominance, notamment celle de l’homme à travers les exactions des Dieux grecs. Elle est attachée à montrer cette mise en mouvement de la pensée que décrivent avec justesse les gestes des athlètes et notamment les épreuves de franchissements d’obstacles, l’échappée, mais aussi des gestes de force, de la course de haies au lancer du javelot. Atalante, sous les traits de la championne Caster Semenya, échappe à Zeus, à Apollon comme à Hippolyte, et les Sabines ne sont plus emportées comme un tribut par les Grecs mais parviennent à se soustraire à l’emprise des hommes. Un jeu de représentation qui s’amuse d’un art de la chute sans pour autant porter un regard dégradant sur les hommes ni effectuer un renversement qui ferait perdurer une dominance dans un autre sens, celle de la femme sur l’homme, se défendant ainsi de « verser dans un moralisme ».

Dans les œuvres de la série Faire diversion ! présentées à la H Gallery, rien n’arrête la femme, Amazone ou Sabine. Maryline Terrier y présente des athlètes femmes qui ont fait la reconquête de leur corps. Elles échappent à l’académisme des représentations malgré une peinture relevant d’un classicisme des Beaux-arts dans le soin porté à la figuration du corps. Maryline Terrier reprend à son compte le jeu de représentation idéalisée d’une Vénus de Cabanel ou de Bouguereau censée refléter un idéal féminin approchant la perfection grecque dans une outrance esthétique, pour offrir une vision de la femme dans ce qu’elle a de plus personnel, dans la possibilité de modeler son corps, ses muscles comme son mental, pour accomplir la destinée qu’elle s’est choisie. Une représentation ni édulcorée ou mystificatrice dans laquelle la femme recouvre sa réalité physique, reconquiert un corps qui n’est plus dans les alanguissements ou les convulsions, attitudes issues de l’imaginaire masculin hérité des Pères de l’église perpétué autant par Schopenhauer dans son fameux Sur les femmes (1851) qu’Otto Weininger dans Sexe et caractère (1903) définissant la femme comme dépourvue de tout sens analytique et de moralité. Pour Maryline Terrier, les femmes « sont des individus qui se construisent par leurs actions, leurs engagements dans la vie et leur subjectivité et non par le rôle qu’on leur assigne à la naissance ».

Une construction qui ouvre sur une nouvelle forme d’harmonie ne pouvant s’épanouir que hors des contraintes et des normes, hors de l’érotisation constante et de cette culpabilité qui accompagne la femme à travers les siècles définie comme tentatrice et destructrice pour l’homme. Lectrice de Paul B. Preciado, Maryline Terrier s’intéresse à ces corps qui ne répondent pas aux définitions et que la société impose dès la naissance de renormer. Une réflexion sur la liberté d’être, la possibilité de dépassement de la notion de binarité et de « tout ce que la société a mis en place depuis 10.000 ans » qui l’amène à porter son attention sur les corps androgynes, tels qu’Aristophane les décrit dans Le Banquet de Platon. Dans la série en cours sur la nature, Maryline Terrier représente des hermaphrodites, des personnages en transformation, des êtres chimériques entre l’humain et l’animal ou l’humain et le végétal. Elle explique « chercher une porosité ou comment un être peut entrer en interaction avec le reste du vivant ». Un espace d’entre-deux qui, pour elle, se définit comme un lieu de communion même s’il échappe à l’entendement, permettant d’être dans la reconnaissance d’une forme d’altérité que la société rend toujours difficile. Maryline Terrier montre dans cette série en cours, mais aussi dans les ensembles plus anciens Pendant que les humains dorment, Nemo ou encore Portraits de mes ancêtres, la possible existence d’un monde symbiotique où le vivant peut coexister en interaction. Une série sur la Nature qui rejoint un état premier, ante-civilisationnel, où la végétation non contrôlée et échappant à toute forme de programmation, peut de nouveau exulter et s’épanouir en toute indépendance, et s’adonner à une expansion sans limites.

La vision de Maryline Terrier se construit par l’échappée et l’émotion, et exprime que l’une ne peut avoir de réelle existence sans l’autre. Elle nous donne le sentiment que sa peinture se construit en même temps que sa pensée, hors de toute détermination et de toute autorité, ayant toujours à l’esprit que « les régimes autoritaires rejettent tout ce qui est informe et dérangeant pour l’œil, prônant un retour à la conception de la beauté à l’antique pour mieux réaffirmer la théorie des genres, redonner des rôles aux personnes.» Son travail académique brouille les genres et les techniques (photographie, peinture, dessin). En introduisant le flou dans sa peinture à la manière d’une mise au point photographique, elle rend compte des « changements de point de vue, des ajustements du regard, parce qu’en fonction de nos connaissances, de nos rencontres, on est amené à percevoir les choses différemment ».

Valérie Toubas et Daniel Guionnet,
Fondateurs et rédacteurs en chef de la revue Point contemporain

MARYLINE TERRIER – BIOGRAPHIE
Maryline Terrier a étudié aux Beaux-arts de Valenciennes puis à l’École de La Cambre à Bruxelles où elle s’est spécialisée dans la restauration d’œuvres d’art. Parallèlement à ses études de restauration, elle a été l’assistante de l’artiste plasticienne Joëlle Tuerlinckx qu’elle a accompagnée sur ses lieux d’exposition en Europe et aux États-Unis. De retour en France, elle a développé une pratique photographique autour de l’observation du vivant et a commencé à questionner les relations entre les vivants humains et non-humains. Le concours du Capes obtenu, elle s’est investie dans son métier d’enseignante tout en développant de manière confidentielle une pratique de dessin qui tisse des liens entre l’histoire de l’art, des sujets engagés et notre monde contemporain. Actuellement, son travail évolue autour des questions transféministes à travers différents médiums tels que la peinture, le dessin et la photographie. 
Maryline Terrier est représentée par H Gallery Paris.
http://www.h-gallery.fr