YOUNES BABA-ALI, DÉGRISEMENTS

YOUNES BABA-ALI, DÉGRISEMENTS

© Younes Baba-Ali, Panne de foi, 2021, photographie, vidéo, performance. Production La BF15/Centre Wallonie -Bruxelles / Paris

ENTRETIEN / Younes Baba-Ali à l’occasion de son exposition personnelle Dégrisements sous le commissariat de Perrine Lacroix, La BF15, Lyon

par Valérie Toubas et Daniel Guionnet, rédacteurs en chef de la revue Point contemporain

Les espaces publics sont le terrain d’observation et d’intervention privilégié de l’artiste Younes Baba-Ali. Ses actions, performances ou installations viennent en souligner les caractéristiques car sous une apparence de normativité, ils constituent un ensemble de signes qui indiquent la présence de communautés, de modes de pensée, de coutumes, et où se développent des pratiques et des spiritualités particulières. Nombreuses ont été les villes, de Bruxelles, Naples, Marrakech, jusqu’à Dakar, où l’artiste est venu interroger ces signes qui font langage, les réinterpréter, les porter à nouveau au regard. Glissements sémantiques, utilisation du rire et de l’ironie, déplacements des signes et des symboles, l’étude des formes du langage est au cœur de la pratique de Younes Baba-Ali dans ces villes qui s’uniformisent portées par le développement d’un urbanisme versé dans l’application des mêmes recettes politiques sociétales, économiques et migratoires. Celles-ci n’ont eu de cesse de soustraire au regard les signes identitaires, de dissoudre ce qui faisait l’originalité des quartiers, d’uniformiser les consciences. À l’invitation de La BF15, dans le cadre d’un partenariat avec le Centre Wallonie-Bruxelles/Paris à la faveur de la Saison Parallèle du CWB à Lyon, l’artiste, après un mois et demi en résidence dans le lieu d’exposition, présente dans cette ville regorgeant de secrets occultes et ésotériques, l’exposition Dégrisements sous le commissariat de Perrine Lacroix. Une exposition qui porte sur « toutes formes de croyances qui ne sont pas que religieuses » et qui trouve un prolongement à la Villa Gillet durant l’opération Occupation corruption & dilution, un week-end d’installations artistiques et de rencontres littéraires coprogrammé par Lucie campos, directrice de la Villa Gillet et Stéphanie Pécourt, directrice du Centre Wallonie-Bruxelles/Paris. 

Peut-on dire que ton exposition Dégrisements à La BF15 est centrée sur les questions des croyances et des superstitions ?
Cette exposition à La BF15 était un challenge parce que je ne connaissais pas du tout la ville de Lyon. L’idée a été de proposer un projet contextuel, une démarche immersive très présente dans tous mes projets. L’espace d’exposition est devenu mon atelier pendant un mois et demi. Le titre Dégrisements est une réflexion autour de la notion de croyances sous toutes ses formes. Une thématique que j’ai abordée à plusieurs reprises dans mon travail et qui, dans ce projet, est devenue centrale. Cette thématique est venue de la ville elle-même et de la situation de la galerie qui fait face à la « colline qui prie » couronnée par la Basilique Notre-Dame de Fourvière. Cette géographie est le point de départ de l’exposition. Un contexte très inspirant qui a abouti à de nouvelles productions mais aussi à des réadaptations d’oeuvres existantes avec des artistes et artisants locaux. 

Quel est ton rapport personnel à la croyance ?
Comme tout un chacun, je me pose des questions par rapport à la religion. Aborder la question de la croyance a forcément une résonance avec ma propre histoire personnelle et familiale. J’ai voulu la partager d’autant plus que j’ai eu la chance de traverser plusieurs religions. J’ai étudié à l’école catholique de Nantes, je me suis intéressé un moment à l’hindouisme, j’ai été élevé comme un musulman et il m’a été imposé de faire le ramadan. Je crois que finalement chacun crée d’une certaine manière sa propre religion. Si je ne me suis pas retrouvé dans aucune des religions conventionnelles, je me suis en revanche trouvé en tant qu’artiste. Cette exposition retrace d’une certaine manière les crises existentielles que l’on peut traverser et permet de partager des regards qui sont différents. La performance Panne de foi (2021) est l’expression de l’une de ces crises. L’artiste a longtemps été considéré comme un prophète de la société, une aura qu’il a aujourd’hui perdue. L’artiste contemporain a ses doutes, ses peurs. Il a le sentiment devant la difficulté d’exercer son métier d’être abandonné. La performance est une action très simple qui est de dépanner un artiste. L’esthétique religieuse de cette crucifixion qui s’accompagne d’un parcours vers les hauteurs de la ville de Lyon ouvre sur de multiples interprétations. Pour cette action, j’ai fait appel à l’artiste performeur congolais Androa Mindré Kolo, venu de Kinshasa, avec qui j’ai étudié à Strasbourg et avec qui je travaille régulièrement. Le parcours a débuté à La BF15 pour rejoindre la Villa Gillet où se trouve la pièce Call for Prayer – Morse (2011) qui diffuse l’appel à la prière en morse cinq fois par jour depuis la terrasse de la Villa.Si j’envisage la pièce comme le dépannage d’un artiste en galère sans chercher à en théâtraliser le geste mais en restant dans un certain pragmatisme, la pièce peut aussi être interprétée comme la crucifixion d’un Jésus noir ou, dans une veine plus politique, comme le supplice de l’Afrique. Je n’enferme jamais mon travail dans une unique interprétation. Je suis sensible au déplacement d’un contexte à un autre, au sens des mots, des symboles. 

© Younes Baba-Ali, Kit mains libres, 2014-2021. Photographies. Production La BF15/Centre Wallonie -Bruxelles / Paris
© Younes Baba-Ali, Kit mains libres (Hands-free kit), 2014-2021. Photographies. Production La BF15/Centre Wallonie -Bruxelles / Paris

La série de photographies Kit mains libres (2014-2021) évoque aussi la manière dont chacun use du signe religieux et de la manière dont cet usage apparaît au regard de l’autre.
J’ai commencé cette série en Belgique à partir d’un geste que j’ai vu dans la rue. Celui pour une femme d’insérer son téléphone entre sa tête et son voile afin d’avoir les mains libres quand elle passe un appel. Je ne savais pas s’il était choquant ou s’il était acceptable. Ayant eu une éducation musulmane à la maison, ce geste m’a intrigué, voire perturbé. Il est devenu désormais très commun au point qu’il s’est même répandu au Maroc alors que personne n’aurait osé le faire avant. Je l’ai perçu comme l’intrusion d’un objet de communication dans l’intimité, la spiritualité de la personne. Le voile est censé protéger la femme qui le porte de l’extérieur. Le téléphone crée une confusion, et même une sorte de court-circuitage. Dans le cadre de ma résidence à La BF15, j’ai poursuivi la série non pas en prenant des photos dans la ville de femmes qui faisaient ce geste, mais en collaborant avec Bruno Metra, un photographe de mode lyonnais pour lui donner une esthétique proche de la peinture. La représentation de la figure ainsi que la posture du corps et la position des mains font référence à des canons catholiques alors que les figures sont musulmanes. La réalisation en atelier avec des modèles m’a permis de travailler l’image, de manipuler les codes et d’aboutir à une figuration classique caravagesque qui renvoie au religieux mais dans un geste ultracontemporain. Quand j’ai installé ces images dans la galerie, je ne savais pas comment le public allait réagir, si la série allait être perçue comme une provocation, ou si le geste qu’il montre est devenu acceptable dans l’évolution de nos sociétés contemporaines. 

N’est-ce pas là le témoignage que chacun développe un rapport personnel, d’appropriation, avec la religion et le sacré en général ?
L’exposition approche les croyances avec des regards assez différents et même des points de vue différents. J’ai travaillé sur les déplacements de la croyance qui investit les objets du quotidien, prend la forme de superstitions. Une des superstitions les plus internationalement connues est celle du parapluie ouvert dans un espace intérieur. Je ne connais pas son origine mais peut-être est-ce simplement dû à sa mécanique qui pourrait être dangereuse. Dans la série Don’t Anger Ra (2021) j’ai insufflé une âme à des parapluies ouverts en les dotant d’une mécanique cachée qui se déclenche de façon aléatoire. Celui que je présente à La BF15 est petit à petit devenu particulièrement capricieux comme habité par les esprits, au point qu’il est possible de dire qu’il a gagné le combat. Dans ce travail sur la superstition j’ai investi la vitrine avec une nouvelle création, Sebbat (2021), liée au lexique qui accompagne le positionnement des chaussures que l’on ôte en entrant dans une habitation. Si cette lecture que m’a apprise ma grand-mère se perd avec le temps, elle reste toutefois très présente notamment dans la culture nord-africaine. Les chaussures disposées de manière intentionnelle font langage. Ce type de communication reste très important dans les sociétés où demeurent encore beaucoup de tabous, notamment sur les questions du divorce, de l’homosexualité, des difficultés rencontrées dans le couple. La position a une signification, et en dit beaucoup sur la personne. Certaines positions, par exemple les chaussures placées l’une sur l’autre annoncent un voyage, d’autres sont porteuses d’un mauvais présage ou encore ouvrent la porte au mauvais esprit. Travailler sur le langage des chaussures est aussi un moyen de créer une archive. Une pièce là aussi contextuelle car La BF15 est située juste à côté d’un magasin de chaussures… 

Le parcours de l’exposition mène aussi à ce point où la croyance se perd…
J’ai disposé dans l’espace d’art contemporain des dessins de la série Objets (dé)sacralisés (2021), représentant des objets religieux, crucifix, kippa, placés hors de leur contexte sacré et qui deviennent dans un usage quotidien des ustensiles, un grattoir à dos, une panière à fruits… D’une certaine manière l’objet perd de son âme pour devenir pratique. L’exposition à La BF15 a aussi été pour moi l’opportunité de présenter la pièce Ending Your Life Under the Sun (2012-2021), un assemblage de deux objets, un cercueil et une cabine UV. Une pièce conçue initialement à l’occasion de la Biennale de Marrakech en 2012 pour pointer la migration Nord-Sud, un phénomène qui passe inaperçu bien que problématique pour les habitants de Marrakech qui est devenue une sorte d’annexe de l’Europe où il fait bon vivre à la retraite sans trop dépenser. Cette migration rend difficile la vie des habitants en créant une forme d’inflation. Produite en 2012, cette pièce a été vandalisée. J’ai pu la reproduire dans le cadre de cette résidence et lui donner une nouvelle vie, une nouvelle chance d’exister en travaillant avec Thibault Cadoz, un menuisier ébéniste de la région de Lyon. Elle aborde aussi la question de beauté éternelle, car il possible de s’installer à l’intérieur et de bronzer toute la vie… 

© Younes Baba-Ali, Parabole, 2011-2021. Parabole, moteur, programme. Production La BF15/Centre Wallonie -Bruxelles / Paris
© Younes Baba-Ali, Parabole, 2011-2021. Parabole, moteur, programme. Production La BF15/Centre Wallonie -Bruxelles / Paris

Dans ce rapport contextuel à la ville tu présentes aussi la pièce Parabole (2011-2021) sur la façade de La BF15.
L’exposition commence en effet dès l’extérieur avec une parabole fixée en façade. Je travaille beaucoup dans l’espace public et le considère comme un atelier. Il est aussi souvent un espace d’exposition car j’ai fait nombre de pièces qui sont dans un entre-deux géographique, entre espace public et espace d’exposition. A la différence des précédentes installations composées de paraboles mécanisées comme à Namur, cette parabole placée au-dessus de la vitrine de La BF15 n’est pas activée, et nous sommes même mis en demeure par la copropriété à la retirer car nous n’avons pas demandé l’autorisation de l’installer. Sa présence est donc symbolique. La parabole cherche un signe, un signal dans le ciel. À Namur, les paraboles installées sur la cathédrale étaient dirigées vers La Mecque, le signal qu’elles cherchaient était spirituel. Ces installations peuvent avoir beaucoup de variantes, elles peuvent être liées aux déplacements des populations, à la délocalisation, aux adaptations culturelles. Je considère la parabole un peu comme un drapeau sans doute parce que lorsque je suis arrivé en France à l’âge de quatre ans et demi, la première chose qu’a faite ma mère a été d’installer une parabole sur le balcon pour garder contact avec notre pays d’origine. Les mesures d’urbanisme ont malheureusement fait disparaître les paraboles des balcons. Même si la révolution Internet, l’avancée des technologies ont aussi participé à cette disparition, il est indéniable qu’il y a une volonté de cacher les signes d’existence, et aussi de reconnaissance, d’une partie de la population notamment issue de l’immigration. En Belgique, les paraboles sont encore très présentes sur les façades. Ma réflexion à travers ce projet porte sur la mixité, la multiculturalité de la ville. 

Vue de l'exposition Younes Baba-Ali, Dégrisements, La BF15, 2021. Photo Aude Tournaye
Vue de l’exposition Younes Baba-Ali, Dégrisements, La BF15, 2021. Photo Aude Tournaye
Vue de l'exposition Younes Baba-Ali, Dégrisements, La BF15, 2021. Photo Aude Tournaye
Vue de l’exposition Younes Baba-Ali, Dégrisements, La BF15, 2021. Photo Aude Tournaye
Vue de l'exposition Younes Baba-Ali, Dégrisements, La BF15, 2021. Photo Aude Tournaye
Vue de l’exposition Younes Baba-Ali, Dégrisements, La BF15, 2021. Photo Aude Tournaye
© Younes Baba-Ali, Sebbat, 2021. Chaussures, verre, bois, velours. Production La BF15/Centre Wallonie -Bruxelles / Paris. Photo Aude Tournaye
© Younes Baba-Ali, Sebbat, 2021. Chaussures, verre, bois, velours. Production La BF15/Centre Wallonie -Bruxelles / Paris. Photo Aude Tournaye
© Younes Baba-Ali, Objets (dé)sacralisés, 2021. Dessins. Photographies. Production La BF15/Centre Wallonie -Bruxelles / Paris. Photo Aude Tournaye
© Younes Baba-Ali, Objets (dé)sacralisés, 2021. Dessins. Photographies. Production La BF15/Centre Wallonie -Bruxelles / Paris. Photo Aude Tournaye
© Younes Baba-Ali, Ending your life under the Sun, 2012-2021. Solarium, bois, métal. Production La BF15/Centre Wallonie -Bruxelles / Paris. Photo Aude Tournaye
© Younes Baba-Ali, Ending your Life under the Sun, 2012-2021. Solarium, bois, métal. Production La BF15/Centre Wallonie -Bruxelles / Paris. Photo Aude Tournaye