JEAN-FRANÇOIS KREBS

Jean-François Krebs, Amniov, 2018, installation, 8ème Biennale Internationale d’Art Contemporain de Melle. Photo : Origins Studio
ENTRETIEN / Jean-François Krebs à l’occasion de son exposition personnelle au centre d’art KOMMET à Lyon du 1er décembre 2023 au 03 février 2024
par Émilie d’Ornano (octobre 2023)
Jean-François Krebs est un artiste français vivant à Londres. Iel a étudié l’horticulture à l’École du Breuil, l’architecture du paysage à Edinburgh College of Art et à l’École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles et l’art à Goldsmiths University of London ainsi que Maumaus à Lisbonne. Sa pratique transdisciplinaire s’articule autour du verre, de la botanique, l’installation, la tactilité ou encore la performance.
Jean-François Krebs a notamment exposé lors de la 8ème Biennale internationale d’Art Contemporain de Melle (2018), à la Triennale Art et Industrie de Dunkerque (2023-2024), à la galerie Sherbet Green à Londres (2023), à Ugly Duck à Londres (2022) ou encore à la Galerie Municipale Jean-Collet à Vitry-sur-Seine (2022). Iel a bénéficié d’une résidence à la fondation Martell axée sur le travail du verre en 2021. En 2023, iel est l’un des lauréats du Fluxus Art Project. Plus récemment, Jean-François a achevé une résidence à la Factatory (Lyon) dans le cadre de la préparation de sa prochaine exposition personnelle prévue en décembre 2023 au centre d’art KOMMET (Lyon).

Émilie d’Ornano : Peux-tu nous parler de ton parcours, notamment comment les plantes ont eu un impact sur ta réflexion sur la temporalité ? Comment les plantes ont influencé ta manière de concevoir le temps et l’existence ?
Jean-François Krebs : J’ai vécu en Chine pendant trois ans étant enfant et le retour en France a été brutal. J’étais en grand décalage avec mes camarades de collège parce que je n’avais pas du tout les mêmes références vestimentaires, musicales et culturelles. Ce sentiment de décalage ne m’a jamais quitté, il s’est même intensifié au fil des années. J’ai fait plusieurs séjours à l’hôpital. Pendant de nombreuses années le temps s’est comme arrêté et je n’étais pas vraiment vivant. J’étais perdu pendant toute mon adolescence et je pensais que les études n’étaient pas du tout faites pour moi mais, finalement, je me suis décidé un peu par hasard à étudier l’horticulture. Je me souviens être arrivé super en retard à l’entretien. On m’a quand même donné ma chance.
J’ai donc arpenté pendant deux ans les jardins pleins de vie de l’École du Breuil et l’arboretum adjacent. Je me souviens de la joie éprouvée tous les mercredis matin pendant les cours de reco (reconnaissance des végétaux). Au fil des mois j’ai senti que ma sensation d’être en retard dans la vie, le trou noir dans lequel s’était engouffrée mon adolescence, se dissipait. Et que ce décalage que je ressentais facilitait une connivence avec les plantes. J’apprenais que certains arbustes mettaient des années avant de fleurir, qu’une même essence pouvait être complètement différente d’un environnement à l’autre. J’ai vraiment reconnu mes déracinements, les différents environnements que j’avais traversé, certains plus propices aux floraisons et aux fructifications que d’autres. J’ai l’impression d’avoir capté dans ces jardins l’énergie nécessaire pour reprendre des forces, peut-être ce qu’Hildegard von Bingen appelle la viridité, la force verdoyante.
Ensuite je me suis tourné vers les plantes médicinales, sans projet très clair, et je me suis de nouveau un peu perdu. C’est en arrivant à Édimbourg pour étudier l’architecture du paysage que j’ai vraiment commencé ma vie d’artiste. J’avais une approche du paysage très charnelle, j’ai développé une pratique de la performance comme outil d’analyse de site mais aussi en dehors des cours, performant dans les milieux queers écossais et avec des amis poètes et artistes d’Édimbourg. C’est à ce moment qu’est née Wanda.

E.O : Tu as mentionné que les plantes ont joué un rôle dans ton cheminement de guérison. Peux-tu nous partager comment ce lien entre les plantes et la guérison s’est développé et comment il a affecté ton travail ?
J-F.K : Au cours de mes études d’horticulture, les plantes m’ont surtout affecté sur le plan émotionnel et la vitalité. Quand je suis parti à Édimbourg pour étudier l’architecture du paysage, le végétal est passé au second plan, il est devenu plus lointain, plutôt comme une masse, une étendue, un simple outil. Mon attention s’est portée davantage sur l’espace, sur les vides et j’ai appris à concevoir des projets qui impliquent plusieurs acteurs, à grande échelle. Des années plus tard, lors de mes études à Goldsmiths j’ai renoué avec le monde végétal. J’ai compris son inscription dans le temps long et dans le temps cyclique. J’ai commencé à réfléchir à cette temporalité alternative que je souhaitais fusionner avec ma propre temporalité animale, linéaire. J’ai réalisé que dans notre vision périphérique malgré cette plant blindness qui nous affecte sur le plan biologique et intellectuel, il y a un espace de liberté immense. Dans cette marge, toutes les extravagances, botaniques et humaines, peuvent passer inaperçues. Des espaces arborés, les corps entre eux fusionnent, humains et ceux des plantes, et ceux d’autres humains. La marginalité des plantes dans notre pensée est aussi le lieu des grandes métamorphoses.
E.O : Lorsque j’ai découvert ton travail, les pièces en verre m’ont particulièrement intrigué. Pourrais-tu partager davantage d’informations sur cette matière ainsi que sur ce qui te pousse à travailler avec ?
J-F.K : Le verre a été une rencontre importante dans mon parcours d’artiste. C’est d’abord sa fragilité et sa transparence qui m’ont attiré bien que j’ai été surpris par la résistance et la force du verre que je ne considère plus vraiment comme un matériau fragile, mais plutôt exigeant. Le verre possède des qualités liquides que je cherchais à intégrer dans des performances et installations notamment en utilisant différentes sortes de lubrifiants, des linges-peaux en silicone que j’avais déposés dans un lavoir pour la Biennale de Melle en 2018 ainsi que des lessives rituelles.
L’une des difficultés avec certaines techniques du verre c’est de laisser une place à la spontanéité. J’ai pu assister à des accidents de fabrication où le verre en fusion s’est échappé de moules censés lui donner sa forme finale. Ces incidents ont donné lieu à des formes que je n’avais pas délibérément choisies, où seuls le souffle et le miel-verre se sont manifestés. Ces accidents liquides sont finalement devenus les pièces que j’apprécie le plus même s’il a d’abord fallu traverser une phase de deuil par rapport au projet initial.
La fluidité du verre m’attire profondément et me permet d’explorer et d’exprimer une fluidité entre les individus et leur environnement, qui fusionnent, se reflètent et s’habitent en transparence, mais aussi les fluidités intérieures, les espaces trans*, les espaces de médiumnité.
Plus tard, j’ai commencé à travailler avec du verre à l’uranium et j’ai vraiment découvert de nouvelles lumières dans ce matériau. Il y a déjà cette couleur si particulière, surnaturelle, qui évoque un peu la verdoyance fluorescente des très jeunes pousses de certaines plantes, et puis sa fluorescence explosive, kitsch, troublante, lorsqu’il est exposé à la lumière UV.
J’ai beaucoup utilisé ce verre dans mon installation triptyque Réaction claire / Réaction sombre / Photophilia, une installation modulable qui a été présentée à la Fondation Fiminco à Romainville, la Galerie Municipale Jean-Collet à Vitry-sur-Seine et à Goldsmiths University of London. Le potentiel lumineux du verre a été exploité en pleine lumière du jour puis dans une salle plongée dans le noir et enfin dans une version hybride. Pour mon installation Guérit-tout à Dunkerque, le verre à l’uranium est omniprésent, uniquement dans sa forme fluorescente la plus intense, caché dans des cuves en verre ou plongé dans un bassin.

E.O : La photosynthèse et la lumière sont des sujets centraux dans ton travail. Peux-tu nous expliquer comment tu explores ce mécanisme biologique et quelles sont les significations que tu y associes ?
J-F.K : Dans Réaction claire / Réaction sombre / Photophilia, la lumière était une affaire plutôt joyeuse, efficace, une symbiose parfaite dans la photosynthèse. Il y avait quelque chose d’évident et de rassurant dans cette relation si particulière entre la lumière et la chlorophylle. Dans mon installation Guérit-tout à Dunkerque, j’ai voulu poursuivre cette recherche sur la lumière, mais en la dissociant brutalement du règne végétal.
Tout à coup, la lumière est devenue cette chose étrange avec laquelle nous n’avons pas su développer une complicité aussi complète, une source à partir de laquelle nous ne savons pas nous nourrir. On essaye de la reproduire mais ce faisant elle perd une partie de sa substance et devient fantomatique ou blafarde. Les balises lumineuses qui éclairent Guérit-tout autrefois flottaient sur la mer du Nord pour indiquer des directions, donner des instructions aux bateaux. Leur lumière était fonctionnelle et, transposées à mon installation où elles éclairent l’espace du Chai, on peut imaginer qu’elles guident à présent des entités égarées, des presque-morts qui cherchent une direction, peut-être celle du retour au rivage.

Les pièces en verre à l’uranium dans le bassin au fond du Chai évoquent les pratiques votives si importantes dans les régions côtières où l’on cherche une protection face à la mer et à ses dangers. Cependant, la lueur émanant de ces ex-votos fluorescents n’est pas rassurante. Elle rappelle plutôt des symboles d’enfance lointaine dont l’insouciance a volé en éclat. J’ai même brisé l’une des pièces en la plongeant dans le bassin lors de l’installation. Les Restez-avec-nous, des autoportraits en balise marine et en verre, sont des injonctions à rester en vie, mais aussi l’aveu d’un fantasme de bioluminescence.

E.O : Peux-tu nous expliquer davantage ce que tu veux dire lorsque tu te décris comme un artiste guérisseur et comment cette facette de ton identité se manifeste dans ta pratique artistique ?
J-F.K : C’est ainsi que je conçois mon rôle en tant qu’artiste, c’est la signification que je donne à ma pratique, son intention profonde. Je ne peux pas affirmer que cela fonctionne à chaque fois, mais c’est la force motrice derrière mon travail. Parfois, les chemins que je propose sont toxiques, sinueux, angoissants, mais mon objectif est d’amener les personnes qui rencontrent mon travail vers une élévation.
L’aspect de guérison a joué un rôle essentiel dans mon travail de performance avec Défense t. J’ai reçu des retours de certains participants qui ont ressenti un soulagement de leurs douleurs après la performance. Ces performances tactiles et liquides étaient très intenses pour moi. Elles impliquaient toujours le port d’un costume transparent ou translucide conçu de telle sorte que je ne pouvais pas bien respirer. Je laissais mon corps à Défense le temps de la performance, puis elle repartait.

Certaines sculptures que je produis, pas toutes, sont des talismans, mais je ne m’en rends compte qu’après coup, je ne peux pas décider à l’avance de ce statut spécial. C’est notamment le cas d’une série de pare-battages en verre et, plus récemment, d’une serpillère.
E.O : Tu as évoqué te reconnaître dans la vrille de certaines plantes grimpantes. Pourrais-tu approfondir cette métaphore et nous expliquer comment elle se manifeste concrètement dans ta pratique ?

J-F.K : La vrille c’est cet organe qui s’entortille autour d’un support pour permettre à certaines plantes grimpantes de se fixer et de s’élever. Il y a quelque chose de délicat et de tactile dans cet organe ainsi que dans la stratégie de croissance qu’il représente. J’aime concevoir mes projets de cette manière, en les envisageant comme une co-création avec un lieu ou un organisme existant en utilisant ce qui est déjà là comme support à ma création.
Mon approche a été fortement influencée par mes études en architecture du paysage. Aujourd’hui, il n’est plus envisageable de tout détruire et de construire à partir de zéro avec des espèces qui ne s’intègrent pas dans les écosystèmes locaux. Travailler en harmonie avec le genius loci, l’esprit du lieu, exige une grande attention, une observation quasiment médiumnique, ainsi qu’une certaine humilité et une acceptation du fait que le lieu où nous intervenons existait bien avant nous.
Dans ma pratique, cette attention se manifeste par des phases assez longues d’immersion, de recherche et parfois des productions en co-création avec les lieux, comme dans le lavoir de Villiers à Melle ou le Chai à Dunkerque. C’est aussi accepter de bouleverser ma pratique en fonction du projet, quitte à prendre le risque de ne plus être immédiatement reconnaissable en tant qu’artiste. J’ai essayé de développer cette approche lors de ma résidence à la Factatory à Lyon, dans le cadre de la préparation de mon exposition personnelle à KOMMET prévue en décembre 2023. La phase de circumnutation dans la ville a été assez longue mais j’ai trouvé quelques points d’accroche avec Lyon et avec la transparence et la luminosité du centre d’art, le projet se développe.
