Arno Gisinger

Arno Gisinger

Arno Gisinger dans les archives du Musée de Sismologie de Strasbourg, 2019 © Arno Gisinger, photo Nicolas Bailleul

ENTRETIEN / Conversation entre Arno Gisinger, artiste, et Felizitas Diering, directrice du FRAC Alsace et commissaire de l’exposition Les Bruits du Temps.

Felizitas Diering (FD) Dans le cadre de votre résidence de recherche-création, portée par l’Université de Strasbourg, vous avez eu carte blanche pour développer un projet artistique en lien avecles collections du patrimoine scientifique. Votre choix s’est porté sur la sismologie et vous avez travaillé avec certaines collections, dont celles conservées au Musée de sismologie et aux archives de l’Ecole et Observatoire des Sciences de la Terre (EOST).

Arno Gisinger (AG) Une question revient souvent dans mon travail : « Comment peut-on regarder, analyser et activer des archives visuelles ? » En tant que photographe je suis intimement lié à la question des images, à leur production et à leur réception, à leur effet sur nous. 

Dans le cadre de cette résidence, j’ai été confronté aux images scientifiques et à la manière dont les chercheuses et chercheurs les utilisent au quotidien. Si j’ai choisi de m’intéresser aux « images » sismologiques de l’Université de Strasbourg, c’est d’une part parce que la photographie a joué un rôle crucial dans le développement de cette nouvelle science à la fin du 19ème siècle et d’autre part car cette photothèque – sauvée par la sismologie Valérie Ansel – représente aujourd’hui un patrimoine très précieux. 

Les archives de l’EOST sont constituées de deux fonds : une collection historique de plaques de verre photographiques et les archives des sismogrammes. Le premier corpus rassemble de nombreuses images documentaires illustrant des appareils de mesure, des expéditions, des sismogrammes re-photographiés ou des mises en scène de scientifiques au travail, soit environ 4 000 images et documente l’activité de la sismologie à Strasbourg depuis les années 1890. Le second corpus, les archives des sismogrammes, est toujours en usage et réunit des images scientifiques grâce auxquelles les sismologues, depuis la fin du 19èmesiècle, conserve d’une certaine manière, une trace du « temps enregistré » ou le « bruit » des mouvements de la terre.

FD Les premiers sismogrammes enregistrés à Strasbourg témoignent d’une nouvelle vision du monde qui révèle, à travers l’image, un changement de paradigme dans les sciences : l’observation et la description des phénomènes naturels viennent alors d’être remplacées par la mesure et l’enregistrement de ces phénomènes.  Un autre changement à cette période concerne la politique et l’histoire de l’Alsace qui fut occupée par les allemands après la guerre de 1871. Ces derniers ont exploité mais aussi investi largement ce nouveau territoire. Le contexte franco-allemand a été récemment valorisé grâce à de grands projets comme le Laboratoire de l’Europe. Strasbourg, 1880-1930, et l’inscription du quartier de la Neustadt de Strasbourg sur la liste patrimoine mondial Unesco. De quelle manière la relation entre les sciences naturelles et les sciences humaines s’est-elle inscrite dans le contexte et l’histoire de l’Université de Strasbourg et de son département de sismologie ?

AG Avec la nouvelle fondation de l’Université de Strasbourg dans les années 1870, le Reich cherche à établir une université forte dans la tradition de Humboldt afin de montrer l’excellence des sciences allemandes. 

Avec la victoire des Alliées lors de la Première Guerre mondiale, ce projet prend fin : l’université de Strasbourg devient française, c’est alors aux Français de prouver l’excellence de leur système universitaire, et c’est avec cette ambition qu’ils sont d’ailleurs partis à la recherche de jeunes scientifiques capables de conduire des recherches à la hauteur de leurs attentes, et c’est ainsi que l’historien Marc Bloch a rejoint l’université de Strasbourg en 1919.

À cette époque, l’université de Strasbourg voit donc se superposer différentes traditions scientifiques, ancrées dans l’ancien modèle du 19ème siècle qui sépare les Geisteswissenschaften (les sciences humaines) et les Naturwissenschaften (les sciences naturelles). Or, si l’on s’intéresse à l’histoire et à la place de la photographie, je ne pense pas que cette distinction antagoniste puisse être valable car si l’on regarde de près les méthodologies utilisées, toutes les disciplines modernes du 19ème siècle utilisent déjà en abondance des images — notamment photographiques.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas d’images avant le 19ème siècle, au contraire, je pense par exemple à Athanasius Kircher et à son ouvrage intitulé Mundus Subterraneus, paru au 17ème siècle. Il y donne sa vision de l’intérieur de la Terre et de son fonctionnement à travers des illustrations baroques. Son hypothèse est purement spéculative et ne repose sur aucune mesure instrumentale. Cependant, son iconographie prouve que les sciences naturelles avaient besoin d’images pour expliquer et partager les savoirs. Puis, au 19ème siècle, on passera à la mesure des phénomènes naturels et à leur représentation, en grande partie grâce à l’invention de machines capables de produire des images. Cela provoquera un changement fondamental de l’usage et de la perception des images dans les sciences naturelles. À Strasbourg, les premiers scientifiques en sismologie – venant d’ailleurs d’Allemagne – établiront alors une science basée sur la mesure et la production d’images sous forme de « sismogrammes ».

FD Vous avez placé dans l’exposition un sismogramme agrandi à l’échelle du mur convexe qui domine cet espace, ce qui change fondamentalement la perception d’une image qui était à la base un document scientifique.

AG Il s’agit d’un sismogramme noir de fumée enregistré par un appareil qu’on appelle « Wiechert », du nom de son inventeur. Grâce à cette technique « Wiechert », le signal sortant du sismomètre peut être enregistré sur un papier couvert de noir de fumée recouvrant un tambour qui tourne de façon régulière.

Lors de ma première visite dans le bâtiment du FRAC, le mur convexe m’a fait penser à ce qui se passe dans le tambour de cette feuille qui est dans le sismomètre. J’ai donc eu l’idée de travailler la question de l’échelle. L’original de ce sismogramme se présente sur une feuille d’une dimension de 25 x 80 cm, il est donc relativement petit. Ainsi, en agrandissant photographiquement ce noir de fumée à un rapport 1 : 25, ce dernier est devenu un format monumental qui s’adapte à l’échelle du mur. Grâce aux vitres, le mur qui accueille cet agrandissement est visible de l’intérieur, mais aussi de l’extérieur. En tant que photographe, la beauté et la séduction des images ont beaucoup joué pour moi. C’est pour cela que le changement d’échelle me permet de jouer aussi avec la question de la nature, de la perception et de l’observation de ces images. Je peux ainsi les réinterpréter et les insérer dans un autre contexte, hors du domaine des sciences. Depuis l’extérieur, on a donc à nouveau l’impression de regarder un sismogramme relativement petit, car exposé loin de nous. Cependant, lorsqu’on est dans la salle, on se rend compte qu’il s’agit d’une très grande image, monumentale et agrandie. 

FD Au-delà de ses qualités esthétiques et graphiques, qui rappellent des partitions, ce sismogramme enregistré les 11 et 12 août 1944 rend visible un événement historique : le bombardement de Strasbourg. La photographie, l’historiographie ainsi que le sismographe partagent le suffixe « graphe » qui vient du grec gráphein (« écrire »). Ils sont donc liés à la notion d’inscription, d’écriture et d’enregistrement d’un moment en particulier. En même temps, cette exposition rend d’une certaine manière hommage au célèbre historien Marc Bloch (1886-1944), professeur à l’université de Strasbourg et un des premiers historiens à réfléchir aux sources visuelles comme possibles témoins de l’histoire, ainsi qu’aux croisements entre différentes disciplines. 

AG Parmi les dizaines de milliers de sismogrammes en noir de fumée conservés au Musée de sismologie, j’ai sélectionné un sismogramme bien particulier, qui correspond à une date marquante dans l’histoire de la ville de Strasbourg, que l’on désigne dans les sciences historiques comme étant un « événement historique ». 

En effet, ce sismogramme ne fait pas référence à un tremblement de terre, mais à une explosion enregistrée par les appareils de la station sismologique de Strasbourg en 1944. Il faut savoir que l’explosion mesurée a donné lieu à une courbe extrême, au point de faire sortir l’aiguille du tambour de la machine. Aujourd’hui, ce sismogramme me permet de faire un lien entre la réflexion de Marc Bloch sur les sources visuelles et sa philosophie de l’histoire. 

Il faut savoir qu’en règle générale il existe deux typologies d’images des bombardements : l’une dans une perspective venant « d’en bas », avec des images d’avions dans le ciel et l’autre, venant « d’en haut » associée à une iconographie de la destruction post bombardement. Finalement, avec ce sismogramme, une autre forme de représentation nous est donnée, à la fois concrète et à la fois abstraite, d’un bombardement dont on ne connaît traditionnellement que les images photographiques de l’après-évènement. Ici, nous sommes face à un tracé, ou une inscription avec des lignes, réalisé par une machine inventée par l’homme, et c’est cette notion d’écriture, ou d’inscription, qui m’intéresse puisqu’elle me permet d’établir un lien entre un sismographe et un appareil photographique, tous deux n’étant finalement rien d’autre qu’une machine à écrire, pour faire des images.

Qu’est-ce que c’est la photographie ? Qu’est-ce que c’est un tracé inscrit dans un noir de fumée ? Qu’est-ce que c’est un événement historique ? Toutes ces questions font écho à Marc Bloch. Dans le domaine de la philosophie de l’histoire, c’est un personnage très important du 20ème siècle, non seulement pour sa philosophie, mais aussi pour sa biographie. Cette dernière est évidemment liée à Strasbourg entre 1919 et 1936, mais son parcours est aussi marqué par son expérience des deux guerres mondiales, qui ont forgé sa réflexion. La première guerre mondiale est celle durant laquelle il a fabriqué un album de guerre qui documente et témoigne de son expérience des tranchées, et la seconde guerre mondiale celle durant laquelle il a rejoint la résistance, écrivant son fameux texte sur l’apologie de l’histoire. L’album de guerre qu’il réalise est le résultat de son intérêt, de ses observations et de son analyse au jour le jour de ce qui se passe dans les tranchées et de la vie quotidienne des soldats. Quels sont les phénomènes visuels ? Qu’est-ce qu’une explosion ?  

Il se comporte au même titre qu’un scientifique, commençant dans le présent, partant de l’observation des phénomènes, pour ensuite en venir à réfléchir aux supports qui garderont la trace de ces phénomènes qui deviennent alors des événements historiques. 

Le sismogramme que l’on peut observer dans cette exposition permet donc de lier les traces de l’histoire, des guerres avec la biographie de Marc Bloch, quand bien même si le 11 août 1944, celui-ci a déjà été assassiné – pour rappel, Marc Bloch meurt en juin 1944. Le but ici est de rendre hommage à un historien tel que Marc Bloch, qui a fait très attention au rôle des sources visuelles dans les sciences historiques, notamment la photographie et le cinéma. Il y a donc un lien extrêmement fort entre ces sismogrammes et la question du temps et de la temporalité de ce qu’on appelle un « événement ».

FD Le titre de l’exposition fait référence à l’écrivain russe Ossip Mandelstam et à son ouvrage Le Bruit du Temps, publié en 1923. Il y parle de ses souvenirs d’enfance et de la fin du siècle en Russie. En sismologie, le « bruit » décrit le temps enregistré sur un sismogramme dans lequel aucun tremblement de terre ne se produit, les heures sans incident. Le temps est également un facteur important dans la photographie, surtout dans la technique argentique. De quelle manière la question du temps est-elle présente dans cette exposition « temporaire » qui lie la photographie, la sismologie et l’histoire ? 

AG Ossip Mandelstam est une figure très importante de la poésie et de la littérature, mais il devient aussi victime de persécutions. Condamné par Staline, il est assassiné en 1938. Comme je l’ai dit, ce projet est un clin d’œil, presque un hommage, à Marc Bloch mais également à Ossip Mandelstam, deux figures du 20ème siècle qui représentent d’une certaine manière les deux grands totalitarismes qui nous ont amenés au bord du gouffre avec la Seconde Guerre mondiale. 

Le « noyau dur », si j’ose dire, de cette exposition est en effet la question du temps et de la temporalité, lesquelles sont à la base de la photographie. D’un point de vue technique, le photographie correspond à une écriture avec/de la lumière mais aussi à une écriture du temps. Ce que l’on appelle « le temps d’exposition », par exemple, est un fragment que l’on coupe dans le temps. Ce fragment peut correspondre à un temps très court, dans le cas d’une photographie dite « instantanée », mais il peut aussi correspondre à une exposition très longue. Les sismologues expliquent que chaque mouvement de l’être humain fait du « bruit » et est enregistré en permanence dans un sismogramme. Le défi des sismologues est donc de distinguer le « bruit » permanent de quelque chose de particulier, qui nous intéresse, c’est-à-dire d’un événement, un tremblement de terre par exemple. On voit alors rapidement se dessiner un parallèle possible, une similarité entre la sismologie et l’histoire, et son fonctionnement, car il s’agit en Histoire de déterminer ce qui a de l’importance et ce qui n’est pas pertinent. 

Qu’est-ce qu’un événement et qu’est-ce qui distingue tel ou tel événement d’une permanence/constance dans notre vie ?

FD Vos projets de recherche et d’exposition sont souvent ce que l’on appelle « in situ » ou en allemand « ortsspezifisch ». Ils s’adaptent aux caractéristiques de l’espace qui les accueille ainsi qu’à son contexte historique, géographique et social. Dans le cadre de l’exposition Les Bruits du Temps, vous utilisez différents dispositifs de présentation d’images : du papier peint, des vitrophanies ou encore des images en mouvement avec le film Réplique. Comment l’architecture du FRAC Alsace a-t-elle influencé le processus de production des œuvres ? 

AG Ces dernières années j’ai beaucoup travaillé en réaction face aux espaces d’exposition et, en même temps, j’ai essayé de transformer l’expérience classique que l’on peut avoir dans une salle d’exposition. Pour citer quelques exemples : j’ai utilisé de grandes installations sur papier au Palais de Tokyo dans le cadre de l’exposition Nouvelles histoires de fantômes (2014). Pour la Biennale für aktuelle Fotografie (2017), j’ai activé les fonds photographiques de la Kunsthalle de Mannheim sous forme de projections dans l’ancien château d’eau de la ville. Pour cette exposition, l’idée était de transformer le bâtiment du FRAC Alsace en une sorte d’espace d’expérience, de laboratoire. L’idée m’est venue en pensant au bâtiment du Musée de sismologie à Strasbourg, un bâtiment-instrument en lui-même. Lorsque cette station de Sismologie a été construite en 1899, il fallait créer des conditions spécifiques pour y installer des instruments capables d’enregistrer des séismes lointains. Afin que ces sismomètres puissent fonctionner correctement, il a fallu adapter le bâtiment pour l’isoler et le protéger des changements de températures ou de tout autre mouvement extérieur. On peut alors considérer le sismomètre comme une machine capable de produire des images, mais cela doit s’effectuer à l’intérieur d’un bâtiment-machine ou bâtiment-instrument. L’architecture du FRAC Alsace m’a beaucoup impressionné, notamment la façade en verre qui ouvre le bâtiment et le met en relation directe avec la ville de Sélestat. Puis, j’ai aussi trouvé des contraintes, telles que le mur convexe qui domine l’espace d’exposition, qui ne facilite pas la conception de la scénographie d’une exposition classique. Cependant, au lieu de voir dans cette architecture un problème, mon geste a été d’essayer de voir les avantages et les qualités de cette architecture. J’ai donc décidé de travailler la question de l’agrandissement d’échelle et la double perception des images depuis l’intérieur ou l’extérieur du bâtiment, afin de mettre à profit le mur convexe et la façade vitrée.

FD La sonorisation de l’espace, le mur convexe et la façade vitrée, sont très importants dans la conception spatiale de l’exposition ainsi que le lien du bâtiment avec son entourage. 

AG Tout à fait et pour moi, les vitres sont une membrane qui permet un dialogue entre l’intérieur et l’extérieur, donnant une vue panoramique de la ville, avec la rivière, l’Ill, la végétation, les reflets et les façades des maisons. 

Cependant, la perception de ces éléments ne s’arrête pas à l’intérieur de cet espace. Au contraire, il s’agit d’un espace qui dialogue véritablement avec son entourage et c’est pourquoi, nous avons créé, à l’intérieur, un espace sonore produit par des enregistrements que les étudiants du Centre de formation des musiciens intervenants de Sélestat, ont réalisé à l’extérieur du FRAC Alsace, c’est-à-dire dans la ville de Sélestat elle-même.

Puis, pour poursuivre ma réflexion sur le rapport « intérieur/extérieur », j’ai choisi de présenter des images photographiques de lieux parcourus par l’historien Marc Bloch mais sous forme de vitrophanies produisant un double effet de transparence : pendant la journée, l’image est éclairée par la lumière naturelle de l’extérieur, la nuit en revanche, lorsqu’il fait noir à l’extérieur, l’image sera rétro-éclairée par les lumières du bâtiment du FRAC qui resteront allumées. De manière subtile, une sorte de superposition visuelle entre les bio-topographies de Marc Bloch sur la façade vitrée et le sismogramme sur le mur qui se trouve derrière se dessinera alors.

FD Dans votre travail, vous menez une réflexion autour des lieux : le lieu d’exposition, le lieu où un événement s’est passé… Ainsi, votre dernier catalogue d’exposition s’intitule également Topoï (du grec Tópos : lieu, place). 

AG Le topos, en allemand, c’est aussi le propos. Je travaille beaucoup sur les questions de liaison avec la topographie, la présence physique des objets, des bâtiments, des corps et de l’histoire. Je m’intéresse au concept de « lieux de mémoire » ou encore de « non-lieux de mémoire », dont nous avons beaucoup entendu parler dans les années 1980. Cela remonte à la philosophie antique avec des personnages tels que le poète grec Simonide de Céos, inventeur de la méthode des lieux – méthode des loci –  qui met en relation la représentation topographique avec la mémoire visuelle. Cela amènera à ce qu’on appelle « l’art de la mémoire ».

FD Entre 2005 et 2009, vous avez réalisé Konstellation Benjamin, un projet photographique autour du philosophe Walter Benjamin, ainsi que de la notion de lieux de mémoire et de non-lieux. Au sein de ce projet, vous avez retracé les années d’exil de Benjamin lorsque celui-ci refusa en 1933 de retourner dans une Allemagne dirigée par le régime nazi. Le résultat est une série d’images panoramiques de chaque lieu visité. Dans le projet Les Bruits du Temps, vous utilisez également le concept des « topographies photographiques » pour recomposer l’histoire de Marc Bloch. Pourquoi ce concept ?   

AG Dans mon travail, le principe des bio-topographies est à comprendre comme une méthode avec l’idée d’aller voir des lieux, parfois en vain, dans l’espoir de trouver la trace de quelqu’un. J’essaie plutôt d’examiner, de chercher, de regarder si à certains endroits il y a la trace de quelqu’un. En arrivant à Paris en 2004, avec mes valises pleines des œuvres complètes de Benjamin et de sa correspondance, j’ai eu l’idée d’aller à la recherche des endroits qu’il a parcourus pendant ses années d’exil, entre 1930 et 1940. Je me suis concentré sur sa correspondance et, avec Nathalie Raoux, nous avons découvert qu’à chaque fois que Benjamin écrivait une lettre, il annotait l’endroit dans lequel il l’avait écrite.  C’est grâce à cela que l’on a pu retrouver tous les lieux que Benjamin a fréquentés en Europe entre 1933 et 1940. Cependant, la plupart du temps, lorsque l’on arrivait sur le lieu, il ne restait aucune trace de l’histoire, de l’histoire à l’époque de Benjamin, nous n’observions que des marques du présent. Dans les deux projets, c’est donc bien l’observation du présent qui amène vers le passé et cela est aussi, en effet, une idée très Benjaminienne et Blochienne. Dans les deux projets je confronte la recherche historique avec un travail de photographe, mais non pas pour restituer ou montrer la trace, mais plutôt pour relever l’absence et la disparition.

FD Si le projet Konstellation Benjamin a été consacré à Walter Benjamin, en 2014, l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, historien de l’art ayant également vécu à Strasbourg, était l’objet de votre exposition Nouvelles histoires de fantômes au Palais de Tokyo. 

AG Il y a une sorte de connexion intrinsèque — certainement pas par hasard — entre Benjamin, Bloch et Warburg, car tous trois étaient très intéressés par la question des images dans l’histoire mais aussi car d’une certaine manière, ils ont tous été des victimes du national-socialisme et de la Seconde Guerre mondiale. Même si Warburg meurt un peu avant, sa bibliothèque et sa pensée seront forcées à l’exil après 1933. Tous trois sont de grandes figures intellectuelles de l’univers franco-allemand et ont, pour moi, fondamentalement marqué le 20ème siècle en provocant des ruptures épistémologiques dans leur métier, dans leur façon de regarder l’histoire et dans leur positionnement sur la fonction des images dans l’histoire. Benjamin est mort en 1940 et Bloch en 1944 : ce sont deux grandes figures, l’une dans l’univers germanique et l’autre dans l’univers français, qui se sont intéressées à la question de la philosophie de l’histoire. Warburg est quant à lui à l’origine de la théorie de survivance des images (Nachleben der Bilder).

FD Concernant les bio-topographies de Marc Bloch, vous avez commencé un travail de prises de vues de certains endroits avec un appareil très spécifique, un appareil panoramique que vous avez utilisé en position verticale pour vous adapter aux vitres et à la structure de la façade du bâtiment du FRAC Alsace. Vous avez également travaillé avec des doubles expositions. Ce qui apparaît au premier regard comme une image floue est en vérité constitué de deux images superposées sur le même film. Cette apparente instabilité de l’image fait référence aux tremblements de terre en tant que métaphore de l’instabilité de la conditio humana.

AG Cette série de photographies en noir et blanc montre des lieux emblématiques de la présence de Marc Bloch à Strasbourg, parfois de façon explicite, comme par exemple la maison où il a vécu en arrivant à Strasbourg, et parfois de façon indirecte comme la photographie d’une sculpture d’Alfred Marzolff (1867-1936) représentant un pelleteur — qui est en fait une réplique. Ces prolétaires, installés en plein cœur des quartiers chics de Strasbourg, ont beaucoup choqué la bourgeoisie de la belle époque.

J’ai en effet utilisé un appareil très spécifique qui balaie sur un cylindre — en effet deux fois avec un léger décalage — avec un champ de vision très large d’environ 200 degrés. En utilisant cet appareil photographique à la verticale, je l’adapte au format des vitres du bâtiment, en écho aux sismogrammes qui tournent verticalement sur un tambour. Les temps d’enregistrement entre une photographie et un sismogramme ne sont bien évidemment pas les mêmes : à l’opposé de l’« instant décisif » en photographie, les sismogrammes conservent le temps en continu. Le tremblement de terre surgit subitement de la permanence/constance du bruit : l’ondulation de la courbe change alors radicalement et dévient « événement ».

FD Cette exposition associe la perception visuelle et la perception sonore. Au-delà des différentes formes de monstration des images, vous avez travaillé en collaboration avec le compositeur Thierry Blondeau et la classe d’électroacoustique du Centre de formation des musiciens intervenants de Sélestat (CFMI) qui ont créé une installation sonore. Quels sont les rapports entre musique et sismologie que vous avez pu observer au cours de cette coproduction ? 

AG Nous avions déjà réalisé une installation sonore pour le projet d’exposition Nouvelles Histoires de fantômes avec Georges Didi-Huberman, mais en l’occurrence, nous avions utilisé des bandes sonores extraites de films. Ce qui change dans le cadre du projet Les Bruits du Temps c’est qu’il s’agit d’une création sonore originale face à une proposition visuelle et spatiale. Cette très belle collaboration avec Thierry Blondeau et ses étudiant.e.s dépasse la simple anecdote, dans la mesure où il y a beaucoup de rapports entre la musique et la sismologie, à savoir notamment le changement radical de la musique au 19ème siècle grâce au passage à l’enregistrement et la standardisation de la notation, par le biais de la partition.

En effet, on peut très vite établir une relation entre une partition musicale et un sismogramme. Le langage visuel développé par la sismologie ressemble beaucoup à d’autres représentations, telles qu’un électrocardiogramme. Pour moi le sismogramme du 11 août 1944, au sein de l’espace d’exposition, pourrait aussi être vu comme la courbe d’une partition, ou la représentation de la fréquence sonore d’une musique. Il est aussi intéressant d’observer la proximité de ces formes visuelles qui se ressemblent mais sans que leur but soit le même. La question de l’expérience est elle aussi très importante, cette installation sonore est à la fois auditive et physique. Elle utilise à la fois des haut-parleurs qui étaient déjà installés au FRAC, mais aussi deux autres posés au sol pour les basses fréquences. Dans cette installation, nous trouvons d’un côté des sonorités d’aujourd’hui, issues de la ville de Sélestat et donc enregistrées par les étudiant.e.s, et de l’autre côté, des basses fréquences qui ne sont pas audibles en tant que telles mais perceptibles par le corps permettant de faire le lien avec l’idée d’un tremblement de terre. Un tel phénomène devient très physique, car il fait vibrer le sol et l’expérience passe entre l’ouïe et le corps, en alternance, en fonction des fréquences.

FD Le film Réplique révèle le processus de ce projet, allant à la rencontre de lieux emblématiques et de personnes importantes au cours de ces recherches. Une « réplique » dans le monde de l’art est une copie sans être un faux ; dans la sismologie, c’est un tremblement de terre secondaire, un deuxième tremblement de terre qui arrive un peu plus tard, un « après-tremblement ». L’idée du film était de trouver un moyen de représenter et de transmettre ce qui n’était pas directement visible dans l’exposition. 

AG Dans une partition pour un orchestre par exemple, on retrouve l’ensemble des instruments mais certains instruments ont souvent de longues pauses. Parfois, un musicien doit attendre dix minutes ou un quart d’heure avant de produire une nouvelle note, et pour savoir à quel moment il va jouer, il indique sur sa partition une « réplique » d’un autre instrument. On retrouve là aussi cette idée de réponse.

La notion de « réplique » est essentielle dans la photographie, qui est un art reproductible, un art de la reproduction, mais il y a plusieurs autres significations sémantiques du terme « réplique ». On le retrouve en musique, en sismologie mais également au théâtre ou dans le cinéma où la réplique est la réponse d’un personnage à un autre dans un dialogue. C’est d’ailleurs peut-être ce sens qui est le plus beau et le plus proche pour le film Réplique composé avec le jeune plasticien et cinéaste Nicolas Bailleul et présenté ici car il est lui aussi une réplique car on refait le projet en quelque sorte. On rencontre à nouveau des personnes avec lesquelles on a déjà travaillé, on revisite des lieux que l’on va aussi redécouvrir… En tout cas, c’est un retour pour moi, et bien évidemment c’est une réplique pour le public. 

C’est un film qui est intégré dans l’exposition et qui peut permettre au public de comprendre et de visualiser certains thèmes. Il a une vocation de transmission et de facilitateur pour creuser la question de la sismologie et a presque le rôle d’un catalogue d’exposition. 

Le film Réplique correspond à une sorte d’étude visuelle qui examine, qui scrute et analyse avec la caméra les documents, les paysages, les objets, les machines, les photographies du projet dans son ensemble. Il revisite donc ces surfaces en regardant de très près les choses. Il faut savoir que le projet de résidence et l’exposition Les Bruits du Temps a pris la forme d’une grande collaboration collective, qui ressemble à celle des scientifiques qui travaillent ensemble dans un laboratoire. Nous avons en effet souhaité intégrer différentes personnes, fédérer les forces et trouver un dialogue entre les différentes disciplines pour mettre en perspectives nos regards, nos méthodes et nos approches et c’est pour moi le sens même de ce projet, de la résidence et de cette invitation. 

Les Bruits du Temps doit refléter la générosité dans le partage des savoirs et c’est ce que ce film a permis de mettre en lumière également.

Dans les archives du musée de Sismologie, image tirée du film Réplique (c) Arno Gisinger et Nicolas Bailleul
Dans les archives du musée de Sismologie
image tirée du film Réplique (c) Arno Gisinger et Nicolas Bailleul
archives, image tirée du film Réplique (c) Arno Gisinger et Nicolas Bailleul
archives, image tirée du film Réplique (c) Arno Gisinger et Nicolas Bailleul
Archives sismologie © EOST, Université de Strasbourg, photo Arno Gisinger
Archives sismologie © EOST, Université de Strasbourg, photo Arno Gisinger