[ENTRETIEN] Émilie Duserre

[ENTRETIEN] Émilie Duserre

Conversation entre l’artiste plasticienne Émilie Duserre et une jeune passionnée d’art contemporain, Emmanuelle Oddo, invitée par Point Contemporain à partager cette rencontre :

« Qu’elles soient ruines ou fondations, solitude ou impulsion, les installations d’Emilie Duserre possèdent une dimension méditative saisissante. Privés de tout repère spatial ou temporel, des fragments de plâtre brisés se dressent et se répondent dans une logique architecturale, et portent en eux les sédiments de paysages marins ou terrestres qui semblent s’inscrire dans un fossé d’éternité.
A travers « Soak », c’est aussi l’histoire même de ses pièces que l’artiste raconte, laissant sous-entendre au spectateur attentif les gestes de leur accomplissement. Une volonté omniprésente de nous questionner sur l’empreinte, sa signification, son origine.

Emmanuelle Oddo : Bonjour Emilie, peux-tu d’abord nous raconter d’où tu viens, quel parcours t’a mené à la sculpture, l’installation ? Quels artistes, ou lieux t’ont inspiré ?
Émilie Duserre : J’ai fait mes études aux Beaux Arts de Rouen, d’où je suis sortie en 2011, alors que j’étais déjà installée à Paris. A l’époque, je faisais beaucoup de dessin. La sculpture et l’installation sont venues plus tard, il y a un an, c’est assez récent finalement. J’ai d’ailleurs du mal à affirmer que je fais de la sculpture, car je n’ai aucune connaissance technique de ce médium. Je me l’approprie de manière empirique, c’est vraiment de l’expérimentation : parfois ça fonctionne, parfois pas et à ce moment-là il faut trouver des solutions.

Sol Lewitt m’a beaucoup inspiré, de par les procédés de dessin qu’il a défini. Carl Andre également, toute cette branche autour de l’art minimal que j’aime particulièrement.
J’aime aussi me rendre à l’Atelier Brancusi. Son travail est très important pour moi, notamment dans la manière dont il répond à la question du socle et de la mise en scène de l’espace.

EO : Ta pratique artistique convoque les notions d’empreinte, d’agrégat, de stratification. Doit-on y voir les prémices d’une fondation, ou bien est-il au contraire question de ruines, de vide, de solitude, d’oubli ?
ED : Justement c’est toute la question, je crée, je construis quelque chose qui est déjà à l’état de ruine, je joue sur toute cette ambiguïté-là. Pour l’installation à Jeune Création, chaque morceau était cassé ou découpé, puis agencé d’une certaine manière, comme un rite : toujours en duo et perpendiculaire l’un à l’autre. Et cet agencement rappelle une logique empruntée à l’architecture, à l’idée de fondation.

Le matériau que j’utilise est du carreau de plâtre ; il est issu du bâtiment, il sert à l’isolation des salles de bain. Lorsqu’il est trempé, les lignes qui apparaissent évoquent le paysage. Une fois l’installation terminée, on peut y voir des maquettes, ou bien une idée du labyrinthe dans la construction.

EO : Cette logique selon laquelle tu as disposé tes sculptures… on dirait qu’elle forme un espace de silence, de méditation. Tu parles d’ailleurs de « rite ».
ED : C’est vrai, on ressent quelque chose de latent, assez sourd, et calme.
Quand je travaille, je suis d’abord dans la réflexion, dans l’expérimentation, puis une fois le processus établi j’entre dans un temps plus calme, plus lent, plus méditatif. Je répète mes gestes, je trace mes traits, c’est apaisant, parfois fatiguant quand le mouvement est ample et lent comme dans la série « Tracés », ça instaure une certaine torpeur.

Série « Soak», encre de chine sur plâtre, 2014. Crédit : Emilie Duserre
Série « Soak», encre de chine sur plâtre, 2014. Crédit : Emilie Duserre

EO : Si l’on se penche plus précisément sur le processus de création de la série « Soak », on a d’un côté l’utilisation du plâtre brisé, qui évoque une idée de destruction, de l’autre la douceur de l’encre de chine et le dégradé progressif des teintes : peut-on dire qu’il y a deux facettes, antagonistes, dans ton travail ?
ED : Je ne sais pas vraiment ce que cet antagonisme signifie, mais en tout cas il est recherché. Dans le cas de « Soak », le protocole est assez précis : je choisis le carreau de plâtre, je le casse puis le trempe et ça s’arrête là. A chaque fois, c’est un peu comme le résultat d’une expérience bien définie, mais avec une part d’aléatoire qui va survenir et qui transcrit une délicatesse, une légèreté.

A la base cette pièce est un raté, je voulais faire un volume en papier trempé dans de l’encre mais ça ne fonctionnait pas. Puis j’ai pensé au carreau de plâtre et ça a très bien marché car l’encre prend instantanément. Il n’y a pas de temps de séchage, ce qui me laisse la possibilité d’intervenir dessus autant de fois que je veux, et de jouer avec ces superpositions de couches tout en ayant un matériau vraiment blanc, immaculé.

EO : Chaque ruine porte en elle les traces d’un monde disparu. Dans ton travail, l’encre de chine représente-t-elle ces traces ou bien signifie-t-elle une action postérieure à la ruine véhiculant l’espoir, le renouveau ?
ED : L’encre est une empreinte que je réalise moi sur ce matériau. Elle viendrait comme une trace, un sédiment de quelque chose qui s’est retiré. Je pense parfois à une marée qui serait venue puis qui se serait retirée. Certains morceaux cassés ou découpés peuvent évoquer une falaise, ou une vague, donc encore un rapport à la mer. Mais ça pourrait aussi être un paysage terrestre. Ceci dit, tout ça vient après coup, mon intention est de saisir un geste.

Série « Soak», encre de chine sur papier, 2015. Crédit : Emilie Duserre
Série « Soak», encre de chine sur papier, 2015. Crédit : Emilie Duserre

EO : On observe un recyclage de ce thème qui se répète sous différentes formes entre les séries « Tracés » (dessin sur papier) et Soak (plâtre et encre de chine) : dans quelle mesure ces différents medium, et ce passage du volume à la surface servent-ils ton propos ou se complètent-ils ?
ED : En temps normal, un sculpteur dessine et esquisse son volume avant de le réaliser. Là, le processus est inversé : je pars du volume, « Soak », pour aller vers le dessin. « Tracés » n’est pas une parfaite illustration de « Soak », mais il reprend ses codes avec une autre forme de ligne.
Dans « Soak », la ligne est plutôt horizontale, elle évoque l’idée du paysage ; dans « Tracés » la ligne contredit cette forme, elle est totalement verticale, et là du coup ça appelle à un plan, une carte géographique, voire un continent.

EO : On dirait des faisceaux de lumière qui se reflètent sur un matériau.
ED : Oui, on retrouve l’idée du relief, du volume, mais sur papier. Même si c’est une accumulation de lignes qui sont tracées, il y a une profondeur qui se crée. Moi je trouve aussi qu’on peut voir des champs, comme quand on survole une plaine.

Série « Tracés », feutre à alcool sur papier, 2016. Crédit : Emmanuelle Oddo
Série « Tracés », feutre à alcool sur papier, 2016. Crédit : Emmanuelle Oddo

EO : Alors ton œuvre a un but purement esthétique ou est ce que tu tiens un discours à travers elle ?
ED : On a un peu des deux. Après avoir fait « Soak », j’avais envie de retourner vers le dessin, de passer à un autre temps. « Soak » c’est assez rapide, efficace : je casse, je trempe, je laisse poser.
Le dessin, lui, n’est pas instantané, je passe plus de temps à réfléchir, c’est plus fastidieux et en même temps, ça amène une autre concentration, c’est presque de la méditation, le rapport au corps dans le geste qui est lent, et ample, est aussi différent. Chaque pièce amène à réfléchir à la suivante. C’est comme un aller-retour constant qui s’opère dans l’atelier.

Série « Tracés », feutre à alcool sur papier, 2015. Crédit : Emilie Duserre
Série « Tracés », feutre à alcool sur papier, 2015. Crédit : Emilie Duserre

EO : On parle souvent de la « poétique des ruines », qui appelle justement l’homme à méditer sur le temps, sur son propre éphémère. Comment expliques-tu que nous soyons davantage touchés par le débris que par l’œuvre intacte, pourquoi préfères-tu toi-même travailler avec des fragments ?
ED : D’abord, il y a ce côté hyper romantique dans la ruine. Elle sous-entend une histoire et au sein même de l’œuvre peut être même une narration. Dans la plupart de mes pièces j’aime que l’on voit mes gestes, que l’on devine le processus de création. Mes œuvres racontent leur propre histoire, elles posent cette question du comment : comment sont-elles construites ? comment en arrive-t-on là ?

Série « Soak», encre de chine sur plâtre, 2014. Crédit : Emilie Duserre
Série « Soak», encre de chine sur plâtre, 2014. Crédit : Emilie Duserre

EO : Durant le salon Jeune Création, tu as été primée par Art-collector (avec Timothée Schelstraete) et la galerie du Haut Pavé, qui te consacreront chacune une exposition dans l’année à venir. Peux-tu nous en dire plus sur le travail que tu comptes y présenter ?
ED : Pour Art collector, nous allons faire une expo en duo avec Timothée, du 14 mai au 11 juin, dans les nouveaux locaux de Jeune Création, dans le 14e arrondissement de Paris. L’espace est plutôt jeune, c’est une friche qui héberge plusieurs associations et à laquelle nous nous identifions bien. L’exposition à la galerie du Haut Pavé aura lieu du 3 au 28 mai 2016.

EO : Hormis le fait que vous partagiez le même atelier, avez-vous l’habitude de travailler ensemble avec Timothée ?
ED : Jamais, en réalité ça sera la première fois mais c’est un projet que nous avions depuis un moment, avant même d’avoir été primés ensemble. Nous avons commencé à réfléchir, le concept est défini, maintenant il faut que nous fassions les pièces.

EO : Doit-on s’attendre à une symbiose ou bien à une confrontation de vos travaux respectifs ?
ED : On imagine l’exposition sur le principe de la bataille navale, on est en duo mais c’est un gentil combat. Le titre serait « Il y avait bien une autre stratégie possible ». Il y aura un grand format de « Tracés », des installations et collages avec des papiers marbrés et des papiers trempés, qui rappelleront un peu le procédé de « Soak ». On va jouer sur des codes couleurs, en ce moment je pense par exemple aux codes de signalisation maritime, je réfléchis à des déclinaisons autour de ce thème. L’idée est d’opérer une confrontation entre nos œuvres en terme de scénographie, de plastique et de couleurs, de faire en sorte qu’elle se répondent. »

Fragments et diverses expérimentations dans l’atelier d’Emilie Duserre. Crédit : Emmanuelle Oddo
Fragments et diverses expérimentations dans l’atelier d’Emilie Duserre. Crédit : Emmanuelle Oddo

Propos recueillis le 8 mars 2016, dans l’atelier de l’artiste à Belleville, Paris 20ème. Emmanuelle Oddo.

Pour en savoir plus :

emilieduserre.com