ANDY GOLDSWORTHY [ENTRETIEN]

ANDY GOLDSWORTHY [ENTRETIEN]

Comment avez-vous travaillé avec Thomas Riedelsheimer ? Est-il à l’initiative de vos deux films ou est-ce vous qui avez fait appel à lui ?

Thomas est venu me trouver deux ou trois ans avant Rivers and Tides pour me proposer de faire un film. Il possède une telle acuité, une telle attention, une telle compréhension de mon travail qu’il en est plus qu’un simple témoin. Il y est très impliqué, et c’est une dynamique des plus intéressantes. Il travaille avec une toute petite équipe, deux ou trois personnes tout au plus. Il est très vigilant et il s’adapte. Il n’est pas dans une approche normative. Il comprend ma manière de travailler, et j’apprécie vraiment sa compagnie.

On vous voit réaliser beaucoup de choses dans ce film : des chambres permettant d’accueillir – à peine – un corps humain, les « pierres dormantes » ou encore le mur divisé qui permet qu’on s’y introduise, mais qui est si étroit qu’il faut parfois y avancer latéralement. Ces pièces introduisent-elles la notion de recherche d’un refuge ?

Ou même en finir avec cette notion ; beaucoup des espaces que je créé sont inhospitaliers à fréquenter. Il y a cette pièce dans laquelle j’ai placé des troncs d’arbres qui deviennent plus denses à mesure qu’on avance, et le public refuse d’y entrer sans en connaître la profondeur, s’il est habité, ou s’il peut s’y perdre. Pour moi, la nature n’est pas uniquement pastorale et thérapeutique. Elle l’est, mais elle est aussi profondément dérangeante, éprouvante, menaçante, cruelle, brute tout autant que belle ; et j’espère que mon travail reflète tout ça. Je crois qu’en vieillissant, il s’en fait probablement de plus en plus écho.

Vos ombres de pluie semblent évoquer l’impact qu’ont les entités vivantes sur le monde. On pourrait les considérer comme une métaphore de celui que nous avons sur notre environnement durant notre existence et la façon dont notre empreinte s’efface après notre disparition.

Oui, tout à fait. Vivants, nous ne pouvons nous empêcher d’affecter le monde. En particulier en ville. La ville porte la mémoire de tant de gens ; les sièges occupés, les endroits traversés. Ainsi, les trottoirs, imprimés des pas de tant de monde, sont l’endroit le plus approprié pour s’étendre et laisser une empreinte. J’y ai parfois laissé la mienne avant de me relever, et sous la pluie mon ombre a disparu ; et après la pluie, parce que l’endroit où j’étais étendu était légèrement plus sec que le reste du trottoir, elle réapparaît – mon ombre ressurgit du sol. C’est incroyable ! Cette mémoire affleure à nouveau sur le sol. C’est un des rares travaux que je répéterai à l’infini, parce que chaque ombre est si différente, si intéressante, si exigeante. J’ai tant appris. Comme à New York, j’ai réalisé une série d’ombres de pluie sur les trottoirs. Parfois sur des tronçons publics, mais souvent sur des sections privées. Je m’en suis rendu compte un jour que j’étais sur le trottoir privé de Fox News. (Rires) Et j’ai une vidéo des agents de sécurité m’en expulsant.

Vous dites aimer faire des films parce qu’ils vous permettent d’apprendre des choses sur votre travail. Qu’avez-vous appris de celui-ci ?

Il a réveillé mon intérêt pour les vidéos. J’en ai toujours fait, mais principalement dans le cadre des ombres de pluie. Pour Penchés dans le vent, et à la demande de Thomas, j’ai occasionnellement filmé des choses, avec l’aide de ma fille, comme ramper dans les haies. J’ai utilisé deux caméras, dont l’une fixe. Et puis j’en ai réalisé un film que j’ai confié à Thomas. Les images produites sont tout simplement géniales, si honnêtes, spontanées et simples. Elles me montrent en train de ramper, dans toute la crudité, la lenteur et la difficulté du geste, la tension et l’enthousiasme. En art, j’ai toujours aimé les plans fixes, continus, non montés.

D’une certaine manière, cela s’apparente au passage de l’argentique au digital. Au début, j’avais une caméra, une caméra 35mm et une Hasselblad, ce qui fait beaucoup à transporter. En fait, j’aime pouvoir me déplacer à mon gré sans être limité par l’équipement que je trimbale. C’est la raison principale pour laquelle j’ai arrêté de prendre des caméras vidéo avec moi, à moins d’être sûr de les utiliser. Aujourd’hui, les caméras digitales permettent le timelapse, la photographie et la vidéo de très haute définition. C’est un outil extraordinaire avec lequel travailler.

Dans le film, vous dites que le but de votre art – et de votre vie en général – est de devenir moins lisible en vieillissant. Aimez-vous ce sentiment d’incertitude parce qu’il donne plus à voir que l’exploration elle-même ?

Je crois que oui. Quand on est jeune, on est plein de certitudes parce qu’on ne sait pas ce qu’on fait. Je crois qu’en vieillissant, on perd en certitude ce qu’on gagne en conscience de ce qu’on fait. (Rires) Alors je pense que c’est le bon moment de prendre des risques, d’oser, de faire des expérimentations, de chambouler les notions de ce qu’on devrait être. Alors, inévitablement, ce qui se produit dans votre vie est également chamboulé.

Votre travail est si original qu’on se demande comment vous en êtes arrivé là. Quand avez-vous commencé à considérer que ce que vous faisiez était de l’art, et que vous n’étiez pas seulement un enfant qui grimpe aux arbres ou autres ? Beaucoup de votre travail rappelle la façon qu’ont les enfants d’explorer le monde.

Je crois que vous avez raison. Jusqu’à l’âge de 17 ans, je crois que c’est ce qu’on pouvait dire de moi, bien que l’art – sous forme de dessins, de peintures, de choses fabriquées – a toujours fait partie de moi. Je n’ai jamais rien fait d’autre. Alors cette notion est bien là. Quand je travaillais à la ferme, je me souviens d’avoir ramasser des pierres dans un champ, et les avoir empilées. Mon frère était avec moi, et il a commencé à me passer les pierres, et la pile a pris un autre sens. Puis mon père et arrivé et a dit, « Nous devrions planter un drapeau au sommet ! » (Rires) Maintenant, quelle différence y a-t-il entre la pile du début et celle de la fin ? Vous comprenez ? Je crois que c’était mon premier vrai travail sculptural.

Quel âge aviez-vous ?

Je dirais 17 ans. Mais tout ce travail dans les fermes était si sculptural, l’ambiance et la confection des meules de foins, qui sont vraiment des sculptures monumentales minimalistes. Il y a une manière de confectionner une meule de foin, avec les balles. Mais inévitablement, comme avec n’importe quel système, ça devient bientôt erratique et ne tarde pas à se déformer. Ce sont des leçons sculpturales qui m’ont formé. Comme labourer un champ, poser une haie, monter un mur. Pendant des siècles, les agriculteurs ont sculpté et peint le paysage britannique. De même que la brutalité intrinsèque à l’agriculture. C’est quelque chose de difficile à expérimenter. Ça a été de vraies leçons.

Vous travaillez beaucoup près de chez vous en Ecosse. En quoi cette région vous attire ?

Je me suis installé là-bas, il y a une trentaine d’années, parce que j’étais vraiment fauché et que la vie n’y était pas chère. J’imagine que la raison pour laquelle j’y suis resté est probablement plus intéressante parce que, vraiment, je pourrais vivre n’importe où. Le paysage est magnifique et les terres sont libres d’accès, ce qui est très important pour un artiste comme moi. Et la population est vraiment très tolérante. Je suis Anglais, je suis un artiste, et j’habite dans un petit village écossais, ce qui normalement me vaudrait d’être traité comme un extra-terrestre. Ils ne comprennent rien à mon travail, mais il y a cette tolérance, cette ouverture d’esprit et, je pense même, un plaisir à ce que je fais. J’ai tendance à ne pas travailler sur mes propres terres, mais sur celles des autres. En fait, je n’ai pas un très grand terrain. Mais j’aime travailler chez les autres, parce que ça me fait prendre conscience de la nature sociale de cette terre. Les gens s’imaginent que je suis seul dans la nature, en permanence, que je communique avec elle, mais je suis souvent dans des endroits très publics. Ce n’est pas mon atelier. C’est un endroit public. À tout moment, l’agriculteur peut arriver et écraser mon travail. (Rires) Ou des promeneurs peuvent passer, ou des pêcheurs, des chasseurs, que sais-je encore. Je crois que cela m’aide en tant qu’artiste.

Entretien d’Andy Goldsworthy réalisé à l’occasion de la sortie du film réalisé par Thomas Riedelsheimer, Penché dans le Vent, un voyage créatif qui nous mène d’Edimbourg à la réserve d’Ibitipoca au Brésil, du sud de la France à la Nouvelle-Angleterre.
Publié avec l’aimable autorisation d’Eurozoom Paris, distributeur indépendant.

 

Infos pratiques

18/07 – ANDY GOLDSWORTHY – PENCHÉ DANS LE VENT – UN FILM DE THOMAS RIEDELSHEIMER

Les oeuvres dans la nature d’Andy Goldsworthy, à découvrir en avant-première le 21 juin au Cinéma Méga Castillet PERPIGNAN dans le cadre du FILAF Festival International du Livre d’Art et du Film

SORTIE LE 18 JUILLET 2018

Visuel de présentation : Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer

 

Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer
Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer©

 

Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer
Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer©

 

Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer
Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer©

 

Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer
Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer©

 

Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer
Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer©

 

Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer
Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer©

 

Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer
Andy Goldsworthy, Penché dans le vent, un film de Thomas Riedelsheimer©

 

Andy Goldsworthy :: Victoria Terrace, Edinburgh.
29 May 2015. Picture by JANE BARLOW
© Jane Barlow 2015 {all rights reserved}
janebarlowphotography@gmail.com

 

Andy Goldsworthy :: Victoria Terrace, Edinburgh. 29 May 2015. Picture by JANE BARLOW © Jane Barlow 2015 {all rights reserved} janebarlowphotography@gmail.com
Andy Goldsworthy :: Victoria Terrace, Edinburgh.
29 May 2015. Picture by JANE BARLOW
© Jane Barlow 2015 {all rights reserved}
janebarlowphotography@gmail.com