JEAN BOGHOSSIAN

JEAN BOGHOSSIAN

Jean Boghossian – portrait. Villa Zito, Fondazione Sicilia, 2023 © Studio Jean Boghossian

PORTRAIT D’ARTISTE / Jean Boghossian
à l’occasion de l’exposition The Langage of Fire – Flaming Imaginary, rétrospective de Jean Boghossian dans la ville de Palerme
par Valérie Toubas et Daniel Guionnet

Accueillie par la ville de Palerme, The Langage of Fire – Flaming Imaginary est à ce jour la plus importante exposition rétrospective de Jean Boghossian. Soutenue par le maire de Palerme, la Fondazione Sebastiano Tusa et la Fondazione Sicilia, l’exposition curatée par Bruno Corà1 a eu pour écrin les lieux institutionnels ou emblématiques de la ville que sont le Palazzo Branciforte, la Villa Zito, la Biblioteca Comunale di Casa Professa ou encore la Villa Igiea et le Verdura Resort (groupe Rocco Forte Hotels). Une exposition conçue comme un dialogue entre l’artiste et le commissaire qui a permis au public de rencontrer l’œuvre d’un homme qui utilise le feu pour sublimer la matière, éclairer la conscience des hommes dans un monde qui ne cesse de s’enfoncer dans la nuit.

Partir de la nuit pour aller vers la lumière

L’œuvre de Jean Boghossian est mû par une impérieuse nécessité de créer, l’irrépressible volonté de souligner la beauté incomparable de la Nature, et de faire sourdre des quatre éléments naturels des énergies positives : le feu (ensemble des Combustions), l’air (série des Éventails, des Cosmos), l’eau (série des Écrans, des Encres) et la terre (Éruptions). Un désir profond né de son parcours de vie après avoir vu les paysages, parmi les plus beaux du monde, pris dans la tourmente de la folie des hommes. L’artiste, dont la famille est originaire d’un pays, l’Arménie, qui a connu un terrible génocide, a vécu dans ces pays touchés par des guerres comme le Liban ou la Syrie où il est né. Amener à voir la beauté, tel est l’enjeu de son travail d’artiste sur la surface de la toile. Celle-ci est elle- même un territoire sur lequel il doit exorciser les « menaces cauchemardesques de l’univers dans lequel l’homme se meut2». Une part de noirceur que l’artiste a toujours essayé de mener vers la lumière ou des formes de préciosité. Au point, pourrait-on rajouter, qu’il acquiert par son œuvre une dimension prométhéenne car durant plus de quarante ans, il transforme dans son atelier ce feu destructeur en feu civilisateur propice à favoriser la connaissance, à rendre perceptible les forces vitales et signifiantes qui nous entourent. Le travail pictural et les combustions de Jean Boghossian racontent la destinée de ces « êtres éphémères3 » que sont les hommes qui vivent dans le chaos et la souffrance, dans cette nuit continue et qui luttent pour aller vers la lumière. Une entreprise de création que Bruno Corà décrit comme étant « entre la mort et la vie ». Ses compositions créées à partir de céramiques et de coquillages et pierres semi-précieuses, dont certaines formes évoquent des armes, présentées au Palazzo Branciforte dans les vitrines du musée d’archéologie, témoignent de cette transformation vers des objets précieux, intercesseurs avec les forces mystérieuses qui animent la Nature.

Vue exposition Villa Zito, Fondazione Sicilia, 2023 © Studio Jean Boghossian
Vue exposition Villa Zito, Fondazione Sicilia, 2023 © Studio Jean Boghossian

Un travail par le feu

Introduisant l’exposition à la Villa Zito, une toile représentant un toréador (Torero, 2011) symbolise le peintre en lutte avec la matière picturale, ou encore l’homme de lumière face à une force sombre et sauvage. L’utilisation du feu, de l’élément carbone, qui brûle les tissus, qui est toxique et asphyxiant, élément de la nuit au-delà la nuit, permet à jean Boghossian d’ouvrir des brèches pour y installer une vie possible, un monde redevenu habitable. Une cohabitation difficile car le feu peut à tout moment dévorer la toile. Une « menace constante » nous dit-il, le feu ayant souvent causé des dégâts trop importants sur les toiles au point qu’elles soient devenues inutilisables. Il reconnaît une part de hasard dans sa production, ne pouvant tout contrôler dans le processus artistique qu’il a mis en place, la Nature gardant une place prépondérante dans ses créations. Une relation qu’il compare d’ailleurs à « une danse » dans laquelle le feu guide son geste. Le mouvement est en effet omniprésent que ce soit dans la tension des figures peintes comme dans la présence fantomatique d’un corps en torsion sur une toile ou dans une sculpture en bois prise dans une dynamique qui crée des jeux de lumière.

Un feu familier

La chaleur de la flamme sublime la peinture. Elle entre dans le corps même du papier ou de la toile, en consumant les fibres, elle crée du volume, lui donne de l’épaisseur. Elle donne à la surface aride de la toile ou du papier, une douceur, une chaleur, presque domestique. Les œuvres de Jean Boghossian tirent de ce feu une force bienfaitrice comparable à celle du feu dans l’âtre. Il est ce point central autour duquel les hommes se retrouvent et échangent. Comme ce feu qui a toujours accompagné l’homme, car il est celui du forgeron, du verrier, du fondeur, du chimiste, il est toujours présent dans les travaux de l’artiste qui met à l’épreuve du feu tous les supports, même les plus inflammables (papier, bois, toile) mais aussi les autres médiums (acrylique, huile, pastel) jusqu’à devenir lui-même un élément pictural. À la Biblioteca Comunale di Casa Professa, le feu imprime ses flammes sur des Éventails, donne sa patine aux Livres brûlés. Ici point d’autodafé, les objets sont magnifiés et acquièrent une forme d’éternité. Un travail que l’artiste poursuit sur du papier photosensible avec un ensemble de dessins composés à partir d’encres et de fumées. Utiliser le feu porte sa réflexion sur la limite, sur la transmutation de la matière, sur la précarité de l’existence quand la matière peut redevenir à l’état de chaos primordial. Le motif du volcan est très présent dans l’œuvre de l’artiste, avec cette coulée liquide qui peut autant faire apparaître ou disparaître le motif. Le volcan est ce cratère d’où surgit de la couleur, où les quatre éléments fécondent pour permettre la vie.

Explorer le cœur des humains

La « puissance émotive de l’œuvre » nous dit Antoni Tàpies, naît de « sa valeur d’actualité4 ». Il s’agit de créer de la profondeur, de la conscience dans l’œuvre picturale pour répondre aux drames qui se nouent de par le monde. Une descente dans cette profondeur du cœur humain et de la matière pour en faire surgir ce qu’il y a de meilleur. Le peintre doit pour cela trouver ce « feu intérieur5 » de la matière dans cette odyssée où la mort est frôlée, où la destruction est une exploration périlleuse, émotionnelle et vitale, celle d’Orphée, d’Énée ou encore d’Héraclès aux Enfers. Jean Boghossian en ressort l’image d’un avenir possible car, comme le dit Eschyle, la flamme n’est plus destructrice mais aide à voir les signes et à les déchiffrer : « Je leur ai rendu claires les indications que donnent / Les flammes indéchiffrables jusque-là6 ». Ces signes, omniprésents dans l’œuvre de Jean Boghossian, se retrouvent particulièrement dans les Cosmos, visions de ciels nocturnes traversés d’étoiles filantes, mais aussi dans l’ensemble des Écrans ou des Pliages où l’on se plaît à en chercher l’apparition. Des peintures où « les rapports sont mieux perçus quand les termes sont réduits à l’état de fantômes7 », les traces d’écritures devenant alors des calligraphies universelles.

Untitled, 2022 Fumée et pigments, acrylique sur toile, 66,5 x 86 cm Villa Zito, Fondazione Sicilia © Studio Jean Boghossian
Untitled, 2022 Fumée et pigments, acrylique sur toile, 66,5 x 86 cm Villa Zito, Fondazione Sicilia © Studio Jean Boghossian
Untitled, 2021 Ceramic temple sculpture © Studio Jean Boghossian
Untitled, 2021 Ceramic temple sculpture © Studio Jean Boghossian
Régate, Feu, fumée et pigment sur acier galvanisé, 315 x 192 x 250 cm Villa Igiea Palerme © Studio Jean Boghossian
Régate, Feu, fumée et pigment sur acier galvanisé, 315 x 192 x 250 cm Villa Igiea Palerme © Studio Jean Boghossian

Un espace poétique

Pour l’artiste, il ne s’agit pas d’imaginer un paysage mais d’ouvrir un espace poétique, où les gestes sont venus se pétrifier dans la matière picturale. Dans le Manifeste de l’hôtel Chelsea, Yves Klein expose sa réflexion sur le fait que « l’artiste futur ne serait-il pas celui qui, à travers le silence, mais éternellement, exprimerait une immense peinture à laquelle manquerait toute notion de dimension ? » ajoutant que l’œuvre regardée ouvre « la connaissance d’une possibilité d’accroître indéfiniment l’incommensurable à l’intérieur de la sensibilité humaine de l’indéfinissable8 ». Par leur rapport à la lumière, les œuvres de Jean Boghossian déploient un espace immatériel. L’œuvre se trouve constituée de la même matière que le diamant. Lui-même composé de carbone, de cette matière noire, il peut devenir une fois taillé la perfection ultime quand il fait corps avec la lumière, quand il en devient à la fois le réceptacle et le propagateur. Le caractère translucide du diamant permet une vision éclairée de l’avenir, une « claivoyance9 » nous dit Victor Segalen. L’œuvre a ce même pouvoir d’éclairer la conscience, car c’est le noir ou le très sombre qui fait apparaître la lumière. Jean Boghossian qui a exercé le métier de joaillier, a gardé dans son œuvre artistique cette recherche de la lumière pure. Il sait qu’elle est là, souvent invisible pour les hommes, mais se donnant la mission de la leur révéler.

Faire récit

Par son parcours de vie, ses voyages, ses aspirations et l’utilisation du feu, Jean Boghossian est à même de parler d’universel. Il s’adresse à tous dans un message qui est celui de la découverte. Son œuvre mène vers un au-delà, dépassant les frontières matérielles, nous donnant à contempler l’immensité du cosmos et les géométries parfaites des coraux et des coquillages. Comme Stendhal avant lui ou Aldous Huxley, il est aussi cet artiste voyageur en adorateur de la beauté du monde. Ce voyage, il le fait vivre aux visiteurs de la salle de la bibliothèque du Palazzo Branciforte en intégrant dans ses peintures, en regard des collections de philatélie, des timbres italiens historiques. Jamais il n’omet que l’art est une exploration, fantastique, fantasmatique, sur une terre que l’on pourrait parfois croire infertile, dévastée mais qui recèle des trésors. Son œuvre est porteuse de cette magie qui fait de la nuit une féerie. Sur cette terre de Sicile vibrante de l’embrasement solaire, emplissant les poumons d’un air chargé de feu, Jean Boghossian nous donne à aimer la vie avec une intensité sans pareille.

1 – Historien de l’art et critique d’art italien dont le travail porte particulièrement sur des artistes utilisant le feu comme outil de création (avec l’exposition On Fire en 2022 il a rassemblé à la Fondazione Giorgio Cini les artistes Alberto Burri, Yves Klein, Arman, Pier Paolo Calzolari, Jannis Kounellis et Claudio Parmiggiani).
2 – Eschyle, Prométhée enchaîné, Ve siècle av. J.-C.
3 – Thomas Schlesser, L’univers sans l’Homme, 2016.
4 – Antoni Tàpies, La Pratique de l’art, 1971.
5 – Eugène Delacroix, Études esthétiques, 1829-1863
6 – Eschyle, Prométhée enchaîné, Ve siècle av. J.-C.
7. Jean Grenier, Essais sur la peinture contemporaine, 1959.
8 – Yves Klein, Manifeste de l’hôtel Chelsea, New York, 1961.
9 – Victor Segalen, Peintures, 1909.

Éventail, 2021. Fumée et pigment sur éventail, 32 x 7 x 3,5 cm Villa Zito, Fondazione Sicilia © Studio Jean Boghossian
Éventail, 2021. Fumée et pigment sur éventail, 32 x 7 x 3,5 cm Villa Zito, Fondazione Sicilia © Studio Jean Boghossian
Untitled, 2017. Livre brulé, 10 x 47 x 28 cm. Villa Zito, Fondazione Sicilia © Studio Jean Boghossian
Untitled, 2017. Livre brulé, 10 x 47 x 28 cm. Villa Zito, Fondazione Sicilia © Studio Jean Boghossian

JEAN BOGHOSSIAN – BIOGRAPHIE
Né en 1949 Il vit et travaille entre Bruxelles et Beyrouth
Il peint depuis 1988
www.jeanboghossian.com
Expositions récentes (sélection) 2023 Making Waves, exposition personnelle, Boon Gallery, Knokke, Belgique The Langage of Fire, exposition retrospective Commissariat Bruno Corà, Fondazione Sicilia, Italie Jean Boghossian, exposition personnelle, Opera Gallery, Monaco The Sea is Green, exposition personnelle, SBM, Monte-Carlo Eruption, Anima Gallery, Qatar BRAFA 2023, Boon Gallery, Knokke, Belgique Art Busan, N Gallery, Corée du Sud Sculptura Festival #1, Sculptura Gallery, Gare Maritime – Bruxelles 2022 Bentley Art Car Course, Bruxelles Dialogue, Matenadaran, Yerevan, Armenie Antinomia Ardente, Gallerie Il Ponte, Florence, Italie Melencolia Contemporanea, Compagnia della Vela, Venise, Italie Jean Boghossian, Galerie Mazarine Variations, Paris