Etat des lieux, LaVallée Bruxelles

Etat des lieux, LaVallée Bruxelles

Vue d’exposition Etat des lieux, LaVallée Bruxelles

Intérieur sans meubles. Lumière grisâtre. Aux murs de droite et de gauche, vers le fond, deux petites fenêtres haut perchées, rideaux fermés. Porte à l’avant-scène à droite. Accroché au mur, près de la porte, un tableau retourné. À l’avant-scène à gauche, recouvertes d’un vieux drap, deux poubelles l’une contre l’autre1.

Des lieux sans meubles, dont les fenêtres haut perchées ont les rideaux fermés – tels sont les décors de pièces de Samuel Beckett. Le lieu en creux ou vide est celui dont on peut considérer l’état. Une fois tout objet, toute image retirée, un lieu de possibles peut advenir. Entrez dans l’ancienne blanchisserie bien nommée LaVallée – on appelle aussi les vallées les creuses –, pénétrez dans un couloir, poursuivez vers les coursives puis laissez- vous porter par les lignes que votre chemin aura tracé, oubliant tout marquage au sol, afin de découvrir les œuvres de seize artistes qui tantôt soulignent l’architecture, tantôt la fantasment ou la réinventent.

Avec État des lieux, les artistes commissaires Alexane Morin et Lucie Le Bouder visent une interprétation du lieu, de l’espace. Plus qu’une communauté d’artistes rassemblés autour d’un seul médium, chacun – sculpteur, vidéaste, peintre, artiste investissant le dessin, appartenant à trois générations différentes et provenant de plusieurs pays d’Europe – intègre dans son travail la dimension d’une architecture : la plupart des œuvres de l’exposition, volumes, peintures ou dessins liés à l’espace ont été pensées pour LaVallée.

Entrer dans cette exposition, c’est pénétrer dans un parcours. La distribution des pièces nous y invite, propo- sant plusieurs trajectoires possibles. Suivons le cheminement indiqué par les commissaires, initié par Lucie Le Bouder, qui avec son installation en polycarbonate peint distribue des voies à emprunter. Ses surfaces aux couleurs très chaudes s’imposent comme des éléments duels, à la fois structures délimitant l’espace et écrans lumineux. Cette construction légère invite à la déambulation afin d’accéder à d’autres lieux. Mélina Mauberret. dont les dessins vibrants d’architectures imaginaires, réalisés à la mine graphite, déploient des notions de perspective étendues sur toute la longueur des murs, s’imposant comme autant d’échos à l’espace environnant.

Matthieu Crimersmois tire à partir des sols et des plafonds des bandes magnétiques sur lesquelles il vient intégrer des micros. Les vibrations présentes dans les murs composent ainsi le son que ces derniers diffusent. Dans la pièce qu’il présente, des fils sortent d’une caisse de transport, dessinant une sorte de grande toile d’araignée. Tout se passe comme si l’œuvre s’étendait à partir d’un point nodal émanant de la caisse. Le lien s’opère toujours chez lui entre vibration et ligne, émission d’un son et dessin, dans un souci de transposition permanent qui tenterait de donner à voir les caractéristiques non-visibles d’un lieu. De son côté, Marie-Jeanne Hoffner ponctue l’espace de petites maquettes murales comme des prélèvements de façades ou autres élé- ments architecturaux, se transposant sur des murs peints. La mise à plat et l’échelle perturbent les rapports entre réalité et virtualité, comme de potentiels espaces à parcourir.

Dans The adjustable ruins and the nappers, Claire Trotignon associe des éléments en plâtre travaillés à partir d’empreintes de manques sur des murs, à des structures modulaires sur lesquelles flottent des tissus  verts    en PVC. Chaises longues, chaînes de montage… les images viennent nombreuses pour évoquer ces «ruines» d’une archéologie contemporaine. Le même intérêt pour les espaces fictifs anime Clément Bagot, qui pro- pose des sortes de fresques-totems pouvant aussi être perçues comme des maquettes d’habitations, conçues à partir de techniques usitées classiquement en architecture. Mais davantage qu’à l’architecture à proprement parler, il s’intéresse à l’anarchitecture définie par Gordon Matta-Clark, dans sa valeur de déconstruction de l’existant jouant sur des effets de contraste entre microscopique et macroscopique, associée à un goût pour la science-fiction.
La fin est dans le commencement et cependant on continue2.

Menant depuis plusieurs années un travail pictural qui repense la question de l’écran et de la surface, Damien Caccia intervient directement sur les fenêtres. Ses paysages à l’acrylique sur verre deviennent ici plus abstraits : dans Les fonds perdus, la surface picturale, autrement dit le « fond », occupe le devant de la scène. Pour Paestum, dont le titre renvoie directement au site archéologique, il prend l’empreinte d’une dalle au sol : ses gestes picturaux évoquant souvent des avalanches, des éboulements, viennent cette fois s’imprimer directement dans la matière. Partageant cette même notion, évoquant une membrane, deux voilages translucides et peints de Marie-Jeanne Hoffner viennent littéralement habiter l’espace, incitant à une traversée entre les plis.
Dans ses vidéos, Claudia Larcher travaille de son côté sur des contrastes d’échelles, si bien qu’il est impos- sible de savoir si ce que l’on voit relève d’une maquette filmée ou d’un décor réel. Ainsi en est-il de ses captures de façades d’immeubles. Dans cet hommage à la sculpture, elle filme une ancienne carrière au moyen d’un lent panorama. Seul un élément de réalité – un camion – nous permet d’envisager une échelle. La respiration, l’éclairage de la fin nous rappelle enfin que c’est un corps qui filme : l’espace dans lequel nous sommes est celui du cinéma.
Sur un mode que l’on pourrait également dire cinématographique, proposant des transpositions de l’objet à l’image et de l’espace réel au décor, Linda Sanchez et Baptiste Croze reprennent dans Les Sourdines des éléments collectés sur des chantiers ou dans des paysages qu’ils enduisent puis poncent, retrouvant la forme pleine, devenue blanche, abstraite et muette, des objets. Dans un même effet de glissement de l’objet à l’image, Maude Maris s’inspire d’images d’ateliers d’artistes. Au moyen de petits objets qu’elle récolte, puis moule et dispose les uns auprès des autres afin d’organiser ses compositions, elle se forge des décors qu’elle transpose en deux dimensions, afin de peupler les architectures organiques et fantasmatiques de ses pein- tures. Nils Guadagnin s’amuse quant à lui à recréer ces ronds de fumée auxquels s’essaient les fumeurs, grâce à un dispositif constitué d’une grosse caisse de batterie dont la pédale est synchronisée à une machine à fumée. A chaque son de batterie sort un rond de fumée ; effet garanti ici, comme lorsque Thérèse souffle dans sa cigarette prise à l’envers pour imiter la « locomotive à vapeur » au début de Jules et Jim : traversant l’espace, les faisceaux de fumée viennent barrer la vision de certaines œuvres.

Alexane Morin grave sur des plaques de céramique posées au sol des plans d’archives de grands ensembles de la banlieue de Paris, sous lesquelles elle a placé des briques. Ces dernières produisent un effet d’indéter- mination sur ce qui est vu : des sortes de tissus à la fois fluides et solides, orchestrant un geste de drapé. L’ar- tiste les décrit comme un « ensemble de masses mortuaires, de gisants » mettant en scène « l’enterrement d’une utopie ». Par ces drapés, elle vise à « donner une délicatesse au côté brut de l’architecture »3. La Jetée de Claire-Jeanne Jézéquel, quant à elle, reprend une structure en rails métalliques souvent utilisée dans    son travail, associée à des encres noires sur papier. Le titre, La Jetée, évoque immédiatement le film de Chris Marker mettant en scène la réminiscence de visions à partir d’une scène tournée sur la jetée d’un aéroport. Pourtant, point d’appel à la vision pour ces « films » renvoyant à une autre série intitulée Still movies, que l’artiste dit également « sans images ». Littéralement, les papiers encrés sont « jetés » sur des tiges métal- liques, dont la structure peut aussi rappeler le rail de la caméra. Olve Sande prend lui aussi largement en considération la mémoire des lieux. Dans ses pièces Windows cut, réalisées au marqueur sur des pare-vent, il retrace de mémoire la configuration d’un lieu qu’il connaît intimement : son atelier. Lulù Nuti, enfin, réalise des modelages de lieux (des sols, des murs) dans des pièces très fines, maintenues en équilibre. Ainsi avec ce moulage du sol d’un cargo sur lequel elle a voyagé au cours d’une résidence en plein océan Atlantique. Une poudre métallique déposée sur le sol du bateau compose les dessins au gré des mouvements du vent, de la pluie, qu’elle cristallise à l’aide de plâtre frais. Bien plus qu’une mémoire du lieu, c’était alors l’inscription du temps de l’expérience, dans ses aléas, ses érosions, ses équilibres instables, qui venait s’y imprimer.

Entre mémoire des lieux et mises en situation, chacune des œuvres présentées tisse avec délicatesse ses géographies à la fois réelles et imaginaires. C’est sans doute là la seule condition pour habiter un lieu.

1 Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1957, P11
2 ibid
3 Entretien avec Alexane Morin et Lucie Le Bouder, 31 janvier 2019.

Texte Marion Daniel © 2019

MARIE-JEANNE HOFFNER, Voile (rouge), 2015, Tissu, 5 x 3 m (x2) / Linda Sanchez & baptiste croze, Les Sourdines, 2018, sculptures, dimensions variables, Courtesy des artistes et de la Galerie Papillon
Marie-Jeanne Hoffner, Voile (rouge), 2015. Tissu, 5 x 3 m (x2)
Linda Sanchez & baptiste croze, Les Sourdines, 2018, sculptures, dimensions variables, Courtesy des artistes et de la Galerie Papillon
MARIE-JEANNE HOFFNER, Elements, 2017-2018, Maquette en balsa sur mur peint, 15 x 30 cm chaque
Marie-Jeanne Hoffner, Elements, 2017-2018
Maquette en balsa sur mur peint, 15 x 30 cm chaque
Linda Sanchez & baptiste croze, Les Sourdines, 2018, sculptures, dimensions variables, Courtesy des artistes et de la Galerie Papillon
Linda Sanchez & baptiste croze, Les Sourdines, 2018, sculptures, dimensions variables, Courtesy des artistes et de la Galerie Papillon
Lulù nuti, NE 5 (le blason), NE 4, E5, 2018, Plâtre et filasse, dimensions variables / Lulù nuti, E 6 (ROME), 2018, Plâtre et filasse, 192 x 85 x 2 cm
Lulù nuti, NE 5 (le blason), NE 4, E5, 2018, Plâtre et filasse, dimensions variables
Lulù nuti, E 6 (ROME), 2018, Plâtre et filasse, 192 x 85 x 2 cm
Lulù nuti, E 6 (ROME), 2018, Plâtre et filasse, 192 x 85 x 2 cm
Lulù nuti, E 6 (ROME), 2018, Plâtre et filasse, 192 x 85 x 2 cm
LUCIE LE BOUDER, à travers (orange), 2019, polycarbonate, rail métallique, peinture, installation in situ
Lucie Le Bouder, à travers (orange), 2019
Polycarbonate, rail métallique, peinture, installation in situ
Claire-jeanne jézéquel, La jetée (détail), 2019, rails métalliques, encre de chine sur papier, 300 x 640 x 355 cm
Claire-jeanne jézéquel, La jetée (détail), 2019.
Rails métalliques, encre de chine sur papier, 300 x 640 x 355 cm
Alexane Morin, Plan contact (détail), 2019, céramique estampée, 52 x 40 x 10 cm (chaque)
Alexane Morin, Plan contact (détail), 2019, céramique estampée, 52 x 40 x 10 cm (chaque)
Damien Caccia, F ond perdu  (peinture de nuit) , 2019, verre, peinture
Damien Caccia, Fond perdu (peinture de nuit), 2019, verre, peinture
Damien Caccia, Paestrum, 2019,  Plâtre, béton, verre, bois, peinture acrylique
Damien Caccia, Paestrum, 2019, Plâtre, béton, verre, bois, peinture acrylique
Commissariat : Alexane Morin et Lucie Le Bouder