THOMAS GODIN, LUMEN

THOMAS GODIN, LUMEN

FOCUS / Thomas Godin, Lumen, Villa Mangini, Saint-Pierre-la-Palud
par Romain Arazm

Lumen : une ode prométhéenne aux accents chagalliens 

Exactement un an après la commande passée par ENEDIS à l’artiste, Lumen, l’œuvre monumentale réalisée par Thomas Godin (né en 1987), a été installée à l’occasion des Journées du patrimoine 2023 de part et d’autre de l’escalier d’honneur de la Villa Mangini à Saint-Pierre-la-Palud (69). Disposée en dyptique et composée de dix-huit gravures marouflées mesurant 200 x 130 cm chacune, cette œuvre qui couvre quelques 60 mètres carrés apparaît comme la plus grande gravure polychrome jamais réalisée. Retour sur une commande, une technique, un monument et une œuvre hors-normes.

En 2022, en sortant de la Fondation Leclerc située à Landerneau (29), Lilian Rizzon – chef de projet chez ENEDIS – aperçoit une vitrine éclairée. Il s’agit de l’atelier/galerie que l’artiste finistérien Thomas Godin occupe depuis près de cinq ans. Immédiat, le choc esthétique déclenche une discussion nourrie. « J’ai rapidement demandé à Thomas [Godin] s’il pouvait réaliser des gravures en très grand format. L’idée était d’intégrer une œuvre d’art contemporaine puissante au cœur de l’écrin patrimonial dont je dirigeais depuis plus d’un an la campagne de restauration pour ENEDIS» se souvient Lilian Rizzon. La trajectoire romanesque de l’artiste en témoigne : le hasard fait plutôt bien les choses. Quelques semaines avant cette visite inopinée, Thomas Godin avait fait construire dans son atelier landernéen une presse aux dimensions extravagantes lui permettant de réaliser des tirages allant jusqu’à dix mètres sur deux…

La tentation du monumental

Depuis sa découverte de la gravure au début des années 2010, Thomas Godin, en autodidacte, n’a eu de cesse d’adapter ses techniques afin de réaliser des œuvres aux dimensions toujours plus imposantes. Son approche très picturale de la gravure l’éloigne rapidement des petits et des moyens formats habituels pour cette technique millénaire qui s’est longtemps cantonnée aux livres illustrés. Influencé par des peintres comme William Turner (1775-1851), Mark Rothko (1903-1970) ou encore Zao-Wou-ki (1920-2013), l’artiste suggère dans ses gravures les paysages marins qui ont accompagnés son enfance passée au bord du littoral finistérien. A équidistance entre l’infini d’un ciel capricieux et les nuances bleutées d’une mer en mouvement, Thomas Godin invite l’œil du spectateur à errer à la surface de ses œuvres, à s’immerger dans un espace où l’imaginaire demeure libre. En janvier 2023, il réalise « Leen noz », une gravure de près de trois mètres de long qui sert de décor de théâtre lors d’un évènement organisée dans son atelier à l’occasion de la Nuit de la lecture et au cours duquel cinq comédiens sont apparus comme faisant parti de l’œuvre. Mais cette tentation du monumental ne se cantonne pas à la gravure puisque l’artiste a conçu, outre des projets de vitraux en cours de réalisation, deux sculptures « Dor al Loar » et « ñ » mesurant respectivement 4 mètres et 6 mètres de hauteur et installées sur les quais de l’Elorn à Landerneau. Si le lien qui unit Thomas Godin au grand format ne date pas d’hier et s’il se déploie au travers des nombreuses disciplines que l’artiste prend plaisir à explorer, la commande d’ENEDIS pour l’escalier d’honneur de la villa Mangini l’a néanmoins contraint à totalement repenser son processus de création. 

Une prouesse technique 

« Quelques mois après la visite de Lilian [Rizzon], je suis allé voir la villa Mangini pour me rendre compte réellement des dimensions du lieu. J’ai été stupéfait ! Le volume de l’espace et le surplomb impressionnant des zones à couvrir m’ont véritablement donné le vertige. Il s’agissait de réaliser deux gravures de plus de sept mètres de hauteur sur quatre mètres de largueur. Je ne l’avais jamais fait… Cela n’avait d’ailleurs jamais été fait. Il ne m’en fallait pas beaucoup plus pour stimuler ma créativité. Je me suis tout de suite mis au travail » se souvient l’artiste enthousiaste. 

A l’instar de la technique du vitrail, le parti-pris a été de concevoir une armature en acier thermolaqué suffisamment solide pour maintenir l’ensemble mais aussi suffisamment discrète pour assurer la continuité visuelle entre chacun des panneaux marouflés. « L’homogénéité était l’une de mes priorités. Je ne voulais surtout pas obtenir un effet « patchwork » mais bel et bien une unité esthétique sur l’ensemble de la composition » précise Thomas Godin au micro de France 3. 

Pendant près d’une année de travail, chacune des étapes que nécessite la technique de la gravure ont posé des problèmes logistiques qu’il fallait résoudre les uns après les autres : la taille du bain d’acide dans lequel les plaques d’aluminium sont plongées pour être corrodées, les différents outils pour étaler le vernis et la peinture à leur surface, le choix d’un papier extrêmement résistant, le transport en semi-remorque de l’œuvre depuis la Bretagne jusqu’à la région lyonnaise où se situe la Villa Mangini. A l’issue de ce travail titanesque, l’artiste l’assure : « les contraintes inédites de ce projet m’ont permis, en quelques mois à peine, de repousser les limites de ce que je croyais possible de réaliser en gravure».

Une ode prométhéenne aux accents chagalliens 

A l’instar de ses illustres prédécesseurs tels que Michel-Ange à la chapelle Sixtine (Vatican), Véronèse à la villa Barbaro (Maser), Henri Matisse à la Fondation Barnes (Mérion) ou encore Anselm Kieffer au Musée du Louvre (Paris), Thomas Godin a dû composer avec les contraintes architecturales pour réaliser son œuvre. Articulé généralement autour d’une ligne d’horizon d’ailleurs parfois à peine visible, son approche de l’espace pictural s’est adaptée à la verticalité du support en abandonnant la perspective atmosphérique au profit d’une vue plongeante sur un territoire survolé. La matière picturale devenue motifs fait ainsi apparaître une sorte de cartographie imaginaire faisant disparaître la frontière, éminemment poreuse, entre le figuratif et l’abstrait. L’artiste suggère au lieu de proclamer pour que le spectateur reste libre d’en ce qu’il décide de voir. Même si l’entrechoquement du bleu profond et des jaunes morcelés du fond peuvent rappeler le littoral déchiqueté de sa Bretagne natale que l’on retrouve dans ses gravures, Thomas Godin touche avec Lumen à quelque chose de totalement universel. Parlons davantage d’une pulsion jubilatoire vers les hauteurs éthérées, d’une poésie onirique qui n’est pas sans rappeler celle d’un Marc Chagall, d’une ode prométhéenne au savoir et au progrès technique, dont l’électricité fait résolument partie. Car en plus de tirer parti de la verticalité imposée pour réaliser une œuvre ascensionnelle porteuse d’un espoir non pas religieux mais spirituel, l’artiste parvient – à l’instar des maîtres anciens – à évoquer métaphoriquement l’identité de son commanditaire, la société ENEDIS, propriétaire de la Villa Mangini. 

« Il était important de trouver un artiste capable de proposer une œuvre s’insérant harmonieusement dans le patrimoine existant et qui puisse dialoguer avec les vitraux en place. Le travail artistique devait aussi évoquer les activités d’Enedis, notamment autour de la lumière. La rencontre avec Thomas Godin a été une évidence tant elle répond à ces deux attentes ». Lilian Rizzon, chef de projet ENEDIS

La Villa Mangini : un temple dédié aux arts 

La commande de Lumen par ENEDIS s’inscrit dans un cadre plus large : celui d’une campagne de restauration pharaonique qui a mobilisé pendant près de deux ans plus de 50 corps de métiers. Située sur la commune de Saint-Pierre-la-Palud à une trentaine de kilomètres de Lyon, la Villa Mangini surplombe les 26 hectares du domaine de la Pérollière, légué par les héritiers de la famille Mangini en 1942 à la Compagnie du Gaz de Lyon, et transformé au fil des ans, en centre de formation pour les employés d’ENEDIS.

Fruit de la complicité esthétique entre l’architecte lyonnais Gaspar André (1840-1896) et l’industriel d’origine italienne Felix Mangini (1836-1902), la villa d’une superficie de quelques 2 700 m², apparaît aujourd’hui comme un temple dédié aux arts. Si le choix de certains matériaux, comme le béton et le métal pour la charpente, traduisent l’attrait de l’architecte pour la modernité, la diversité du répertoire décoratif (cariatides, bas et moyens reliefs…) témoigne quant à lui de la culture visuelle du commanditaire, marqué par la Renaissance florentine. Achevé en 1894, le bâtiment est inscrit en 1982 à l’inventaire des Monuments Historiques.

A l’intérieur, les parois de la chapelle, édifiée à l’usage exclusif des domestiques, sont recouvertes de peintures de Jean Baptiste Poncet (1827-1901). Cet ancien élève d’Hippolyte Flandrin reprend la composition des fresques de l’église parisienne de Saint-Vincent-de-Paul en l’adaptant à la villa. Puissamment drapés et auréolés, les personnages bibliques empruntent leur faciès aux membres de la famille Mangini. Au-rez-de-chaussée, les murs de la salle de billard et de son couloir attenant voient se développer des motifs de grotesques (rinceaux, palmettes, animaux fantastiques et motifs allégoriques) caractéristiques du style renaissance cher au peintre et dessinateur qui en est l’auteur: Louis Bardey (1851-1915).

Dans l’escalier d’honneur, véritable pivot de la distribution des espaces dans la villa, l’œuvre de Thomas Godin est en bonne compagnie. Elle est éclairée latéralement par une lumière naturelle provenant d’un vitrail du maître verrier Lucien Bégule (1848-1935) et encadre un lustre, monumental lui-aussi, commandé au designer Thierry Vidé. 

Depuis l’achèvement de la campagne de restauration en septembre 2023, la Villa Mangini est un lieu d’échange fécond entre le patrimoine d’hier et la création contemporaine. Authentique synthèse des recherches plastiques et techniques que mène Thomas Godin depuis une dizaine d’années, Lumen a résolument trouvé dans ce lieu un écrin à la hauteur de sa puissance poétique. 

Romain Arazm 

Villa Mangini - Vue drone
Villa Mangini – Vue drone
Vitraux de Lucien Begule - Villa Mangini - Crédit ENEDIS
Vitraux de Lucien Begule – Villa Mangini – Crédit ENEDIS
Villa Mangini pendant les travaux - Crédit ENEDIS
Villa Mangini pendant les travaux – Crédit ENEDIS
Thomas Godin pendant le montage de Lumen à la Villa Mangini
Thomas Godin pendant le montage de Lumen à la Villa Mangini
Thomas Godin pendant le montage de Lumen à la Villa Mangini - crédit Romain Arazm
Thomas Godin pendant le montage de Lumen à la Villa Mangini – crédit Romain Arazm
Installation de Lumen - Villa Mangini crédit Romain Arazm
Installation de Lumen – Villa Mangini crédit Romain Arazm
Installation de Lumen 3- Villa Mangini crédit Romain Arazm
Installation de Lumen – Villa Mangini crédit Romain Arazm
Installation de Lumen - Villa Mangini crédit Romain Arazm
Installation de Lumen – Villa Mangini crédit Romain Arazm
Thomas Godin pendant le montage de Lumen à la Villa Mangini - crédit Romain Arazm
Thomas Godin pendant le montage de Lumen à la Villa Mangini – crédit Romain Arazm
Lumen de Thomas Godin - Villa Mangini crédit Romain Arazm
Lumen de Thomas Godin – Villa Mangini crédit Romain Arazm
Lumen de Thomas Godin - Villa Mangini crédit Romain Arazm
Lumen de Thomas Godin – Villa Mangini crédit Romain Arazm
Lumen de Thomas Godin - Villa Mangini crédit Romain Arazm
Lumen de Thomas Godin – Villa Mangini crédit Romain Arazm