Le violoncelliste

Le violoncelliste

Maxime Dethomas – Le violoncelliste (1904) 72x63cm, Exposition : Salon d’Automne, Paris, 1904

Le violoncelliste
Par Lino Castex dans le cadre de « Hétérotopies »

« De nombreuses fois je me suis demandé s’il serait possible d’évaluer la quantité d’esprit, de facultés d’observation, de passion, d’enthousiasme et même d’intelligence qui est gaspillée à parler et discuter de tauromachie. De nombreuses fois j’ai été surpris d’entendre un pauvre ouvrier, qui ne s’intéressait ni de près ni de loin aux questions qui le concernaient le plus directement, tenir une discussion passionnée sur les taureaux. Il en est même certains qui sont capables d’en venir aux mains pour cela.

Et lorsqu’il m’est arrivé d’exposer cette considération à un ami, me lamentant de la perte de force mentale qu’entraînait le fait de passer son temps à réfléchir et palabrer sur les choses de tauromachie, il m’a répondu, et plus d’une fois : « Et de quelles autres choses veux-tu qu’ils parlent? » Et j’ai répondu : « Peu importe pourvu que cela remue et agite l’esprit; de la question sociale, du purgatoire, de n’importe quoi, et, surtout, de n’importe laquelle de ces choses que les règlements de certains cercles interdisent que l’on parle et discute dans leur enceinte. » Et mon ami d’appuyer en me répliquant : « Ils changeraient cela en tauromachie.» Et il m’a presque convaincu. »(Unamuno, 1906).

J’ai assisté il y a quelques semaines à un concert de l’Orchestre de Paris au cours duquel il s’est passé une chose exceptionnelle. Nous avions atteint la deuxième partie d’une programmation plutôt réussie qui se poursuivait avec le Concerto pour violoncelle n°1 en mi bémol majeur, op. 107 de Chostakovitch. Cette œuvre puissante construite sur quatre mouvements (Allegretto, Moderato, Cadenza, Allegro con moto) met en valeur toute la plasticité et toutes les possibilités expressives du violoncelle. La pratique instrumentale est centrale dans ce concerto aux accords passionnels. C’est au cours du concerto que se révèle la lutte organique qu’entretient le musicien avec l’instrument. Cette chose exceptionnelle c’est un mouvement presque tauromachique, une lutte au cours de laquelle le violoncelliste tente d’actualiser la puissance de la partition. Il y a là une bataille bicéphale. La virtuosité est inséparable d’un équilibre entre le bois et la peau. Et la rupture advint : l’ostinato des cordes vint briser le temps de la représentation. L’instrument a cédé. La danse puissante qui ordonnait le souffle musical eut raison des partenaires. Le violoncelliste brisa la corde qui garantissait l’harmonie. 

-Interruption-

La partition est mise en péril. L’orchestre s’arrête. Levioloncelle Matteo Goffriller de 1700 est amené en coulisse. Les lumières se rallument et l’interprétation se met en pause. A ce moment nous savions tout de son dénuement. Sa précarité. La nudité de l’artiste privé de son instrument. La gueule de bois du violoncelliste. 

-Reprise-

Le retour de l’instrument sur scène. Glorieux, réparé. Le temps de la représentation est revenu. Construction du crescendo expressif, longue cadence du soliste qui constitue le corps du troisième mouvement. Enfiévré. 

Il n’y a pas entre cet artiste et son instrument un pur rapport technique. Il y a un enjeu. L’intensité esthétique est conditionnée à l’accord des corps. Corps de l’homme et celui du musicien, corps boiseux, et corps organique. 

Les sons naissent dans la pratique de ces entités. Corrida rythmique. Le violoncelliste semblait se battre. Le bois contre la poitrine. Corrida rythmique. L’équilibre est fragile. Aux mouvements du musicien répondent en cascade les sonorités spectrales des cordes. 

La corne du taureau dont Leiris nous parle à propos de la littérature semble poindre dans ce combat public : « Donc, je rêvais corne de taureau. Je me résignais mal à n’être qu’un littérateur. Le matador qui tire du danger couru occasion d’être plus brillant que jamais et montre toute la qualité de son style à l’instant qu’il est le plus menacé : voilà ce qui m’émerveillait, voilà ce que je voulais être » (Leiris, 1939). 

L’expérience esthétique de l’auditoire était marquée par le précédent, la rupture de l’instrument, et la suite de la représentation apparaissait encore plus intensément comme cette menace artistique. D’où viendrait la rupture ? L’artiste allait-il céder ? C’est l’instrument qui céda à nouveau.

Cette fois-ci, pas d’interruption. Le second violoncelliste fit passer le sien à notre meneur. Le Matteo Goffriller de 1700 est évacué. On emporta sa dépouille. Sans célébration. La fin du concerto parût pudique, nostalgique. Nous étions marqués par la violence du spectacle. Le matador a perdu sa cape. Mais nous gardions les oreilles rouges. Certes, nous écoutions toujours le Concerto pour violoncelle n°1 en mi bémol majeur, op. 107 de Chostakovitch, mais ce n’était plus le même. Le récit qui naissait de la rencontre n’était pas le même. 

L’instrument de musique n’est pas qu’un instrument. Il n’est pas comme la toile du peintre, le couteau du sculpteur, l’appareil du photographe, le projecteur du cinéaste,l’instrument musical « n’est pas la solution d’un problème qui le précède » (Cournarie, 2023, 45). « Chaque instrument produit sa propre nécessité en produisant un nouveau son »(46).

Bernard Sève le souligne « le pinceau sert à produire le tableau, mais il disparait quand ce dernier est achevé. En musique, l’instrument est un instrument d’existence, un véritable instrument ontologique : il fait exister l’œuvre tout au long de sa durée » (cité dans Cournarie,48). 

Nous avons fait ce soir-là l’expérience de l’existence instrumentale. Il est parti agissante de l’expérience esthétique du spectateur. L’instrument de musique est le signe du technique dans l’art, mais cette technicité est mise à distance, le plus possible. Le violoncelle partage quelque chose du vital de la partition en acte. Il n’est pas un accessoire de représentation, il n’est pas un support inerte, il est un corps en mouvement sur la scène. Il partage avec l’artiste l’évènementialité du son. L’expérience musicale portée à une certaine virtuosité propose une rencontre de dépendances. L’instrument n’est qu’un son en puissance. Mais l’artiste aussi. Le génie musical crée un partage complexe. Comme le souligne Laurent Cournarie, « l’instrument passe dans le corps autant que le corps dans l’instrument ; l’instrumentiste fait la musique en agissant, en projetant son corps dans l’instrument et en incorporant son instrument dans sa vie. » (49)

Cette fois-ci, l’artiste avait gagné, il reparti en coulisse et récupéra son partenaire.

Lino Castex

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