HÉLÈNE BELLENGER et CHARLOTTE PERRIN

HÉLÈNE BELLENGER et CHARLOTTE PERRIN

Collage digital N°1 / Hélène Bellenger & Charlotte Perrin

EN DIRECT / Résidence et exposition Plaisir solide d’Hélène Bellenger & Charlotte Perrin au 3 bis F Aix-en-Provence

par Hélène Soumaré

Hélène Bellenger et Charlotte Perrin ont été invitées par le centre d’art contemporain 3 bis F (Aix-en-Provence) à mener deux résidences de recherche et de création. De ce temps, il en résultera notamment une exposition : PLAISIR SOLIDE, commissariée par Diane Pigeau. Celle-ci devait être inaugurée le 4 avril dernier. Comme beaucoup d’événements artistiques, elle est reportée à dans quelques mois. L’exposition présentera le résultat des recherches menées par Charlotte Perrin et Hélène Bellenger mais aussi ce qui est né du rapport entre des pratiques et des questions, que les artistes ont fait émerger et vu apparaître. 

Dans cette station d’attente, plutôt que l’exposition ne se produise, les réseaux sociaux du centre d’art 3 bis F ont été le lieu d’un dialogue visuel. Celui établi entre les deux recherches. Cela nous offre l’occasion de poser un regard sur les lignes et logiques de l’exposition à venir. Et de découvrir le travail de ces deux jeunes artistes.

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Observer les publications postées par Hélène Bellenger et Charlotte Perrin pendant près de deux mois, alors que l’exposition qui devait avoir lieu rejoint un temps en suspens, c’est constater qu’un réel dialogue a lieu. Quelque chose s’écrit. Et ce temps d’arrêt forcé offre un espace pour s’en apercevoir. Cela apparaît à qui prend le temps, c’est comme pour tout, de déployer son regard sur les images mises en ligne. C’en est même étonnant de liens, de connexions que l’on se prend à imaginer profondes, souterraines et bien là.

En regardant les images, en lisant les textes que les deux artistes échangent avec moi, en m’infiltrant dans leurs recherches, je me dis qu’elles trouvent un point de rencontre dans une lecture qui a été assez inaugurale pour mes recherches de doctorat : le livre Pornotopie de Paul B. Preciado. Dans ce livre, Paul B. Preciado analyse l’utopie architecturale derrière l’empire Playboy créé par Hugh Hefner et son Manoir de célibataire. Un régime domestique, une libération spatiale, une structure médiatique. En jeu : tout un dispositif de techniques qui fomente des mutations qui s’avèreront majeures pour l’Amérique (et le reste du monde) à partir des années 1960. Il y est également évidemment question de sexualité, que le mot « pornotopie » vient nommer avec une acuité particulière. Un fantasme à la fois familier et inavouable, un espace plastique, logé quelque part derrière les yeux. « [Hugh Hefner] avait compris que pour fabriquer une âme, il fallait concevoir un habitat : créer un espace, proposer un ensemble de pratiques pouvant fonctionner comme habitus du corps. » (extrait de Pornotopie).  Cette réflexion sur l’architecture Playboy se prolonge dans ce que Paul B. Preciado analyse comme une transformation du régime politique – le capitalisme industriel – en un régime pharmaco-pornographique. Ainsi s’ouvre, après la seconde guerre mondiale, un nouvel état de contrôle des corps et de production de la subjectivité. Apparaissent de nouveaux matériaux synthétiques pour la consommation et la reconstruction du corps : le plastique, le silicone, l’invention de la pilule et la pornographie qui entre dans la culture de masse. Tout cela aura des conséquences, à la fois politiques et intimes, considérables. Ces deux axes, le corpus d’oeuvres formé pour l’exposition PLAISIR SOLIDE les travaillent et les traversent selon une logique propre aux deux artistes. Elles ne font pas référence à l’essai théorique de Preciado, c’est moi qui induit cette lecture. Mais une correspondance s’établit avec des enjeux placés au centre de leurs pratiques artistiques. Une intersection donc, à la croisée de deux lectures critiques déployées par leurs recherches : celle concernant l’architecture et le mobilier (menée par Charlotte Perrin) et celle sur l’iconographique publicitaire de l’antidépresseur et notamment du Prozac, médicament star des années 1990 (menée par Hélène Bellenger).

Collage digital N°4 / Hélène Bellenger & Charlotte Perrin

La recherche sur l’architecture menée par Charlotte Perrin met en jeu les notions de lieu à soi, de sécurité et d’enfermement. Un travail sur le vocabulaire, sur l’histoire de nos ameublements, sur l’évolution des formes et leurs liens intrinsèques avec l’évolution des techniques. Les textes que je découvre de sa recherche sur l’histoire de la chaise notamment, sur la question d’une architecture d’intérieure modulable, en kit, sont passionnants et viennent mettre en lumière les enjeux politiques et sociaux qui sous-tendent leur développement. « Cela fait un moment que j’essaie de tendre vers des formes qui suggèrent un changement possible, de ne pas laisser les formes se figer, de suggérer qu’elles puissent évoluer. C’est pour ça que je me dirige vers quelque chose de modulable. » (Charlotte Perrin).

L’iconographie que j’observe se déployer dans la recherche menée par Hélène Bellenger soumet à réflexion sur les images et leur facticité. Saturation, flux, logique attractive. Ces petites pilules blanches sur fond de soleils naïfs et faux, de sourires forcés/retrouvés sont pleines d’étrangeté. C’est comme une météorologie qui se déploie. Une attention est portée à la gamme chromatique de ces images, qui forme comme leur environnement et fait s’ouvrir nos yeux sur ce qu’elles suggèrent en sous-main. Les lectures que m’a partagées l’artiste permettent également de mettre à jour toute l’entreprise normative qui agit sur nos humeurs. Que cela soit par le biais des médicaments mais aussi par la manière dont on communique sur soi aujourd’hui. Et sur cette injonction au bonheur (identifiée comme « happycratie ») que l’on retrouve notamment dans un certain format d’images déversées en masse sur les réseaux sociaux.

Collage digital N°3 / Hélène Bellenger & Charlotte Perrin 

Les deux recherches artistiques viennent également travailler une notion que je tente de réfléchir dans ma thèse : celle de format. Ce mot, on peut le définir de la façon suivante : ce qui regroupe une quantité d’informations finies sur un support de données et ce qui comprend la disposition de ces données elles-mêmes. Quelques exemples de formats artistiques : le cadre du tableau, le contexte social et institutionnel, les conventions du monde de l’art, les filtres et dispositifs techniques. Cette notion travaille le champ artistique mais également les dispositifs techniques du monde social et politique, médiatique et intime dans lequel nous baignons. Ainsi le format concerne aussi bien les containers maritimes, le calibrage de nos fauteuils de bureaux, les écrans de téléphones, le format A4 du papier, les spécifications bio-anthropométriques pour la sécurisation des paiements en ligne. Le format travaille de façon implicite, le plus souvent sans que nous ne l’interrogions vraiment. La modernité technique en a développé progressivement tout une série, allant avec la nécessité d’une organisation standardisée. Or il faut penser les formats dans lesquels nous vivons. Il faut les interroger, afin de comprendre quelle part nous leur devons, de quelle manière ils nous déterminent et quelles nouvelles possibilités ils permettent. Et c’est le sens que j’attribue aujourd’hui aux deux recherches menées en vue de l’exposition PLAISIR SOLIDE. Penser les formats dans lesquels nous vivons, nous permettre d’en faire l’expérience et d’en éprouver l’existence avec une conscience modifiée, augmentée – que cela soit le formatage de certaines images chez Hélène Bellenger ou bien la modélisation du mobilier qui peuple nos intérieurs chez Charlotte Perrin.

Collage digital N°2 / Hélène Bellenger & Charlotte Perrin 

« Je pense à toutes les choses qui n’ont pas eu lieu », déclarait la chorégraphe Mathilde Monnier interviewée le 11 mai, premier jour du déconfinement français. Quelle existence trouver pour cette exposition reportée ? Ce texte vient clore la série de publications inaugurée à l’annonce du report de l’exposition, qui aura lieu l’année prochaine. Coincées dans cette station intermédiaire, les images partagées atteignent pourtant une justesse et un sens particuliers. Les réseaux sociaux ont permis que quelque chose continue à vivre, malgré les effets de cadres imposés par leurs formats. Une envie de pousser les murs finit nécessairement par survenir. La plateforme Point Contemporain permet que le dialogue entre les oeuvres d’Hélène Bellenger et de Charlotte Perrin se poursuive encore un peu et apparaisse à un plus grand nombre d’entre nous.

Collage digital N°5 / Hélène Bellenger & Charlotte Perrin
Collage digital N°5 / Hélène Bellenger & Charlotte Perrin