« IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME »

« IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME »

EN DIRECT / Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » sous le commissariat d’Indira Béraud

La question de savoir ce qui permet de résister — c’est-à-dire ce qui permet de se soustraire aux logiques oppressives — est au cœur de l’enquête menée par Thomas Guillemet et Laurent Lacotte dans « Il est urgent que le pro_grès pro_gramme », présentée dans le laboratoire artistique en milieu urbain The Window, dans le cadre du projet « 50 ans après et alors ? », Catherine Bay et Svetlana Montua.

La pratique de Thomas Guillemet interroge généralement la relation impétueuse entre le corps et le numérique. Son regard se porte notamment sur les éventuels modes d’émancipation face à l’emprise des technologies. Laurent Lacotte, pour sa part, arpente les paysages, urbains ou ruraux, pour y greffer sa poésie, écho strident de l’actualité politique, mais aussi de la solitude contemporaine. Il déambule les rues à la recherche d’Espérance, manifeste seul sur les places publiques, revêt d’une couverture de survie la statue de la Liberté de Nice. À première vue, leurs pratiques peuvent sembler dissonantes, trop éloignées l’une de l’autre pour s’unir. Mais l’exposition présentée s’inscrit à la croisée de leurs recherches respectives puisqu’elle explore la relation poreuse entre ces deux espaces a priori publics, que sont Internet et la rue. L’intervention artistique vise à exacerber la dualité entre l’utilisation de ces lieux par les pouvoirs politiques et son usage par la résistance citoyenne.

Les slogans sont placardés. Immanquables, incisifs, ils se déploient dans l’espace public1, s’accumulent dans la galerie et colonisent l’esprit. Les tournures sont familières, vides de sens, elles s’apparentent sensiblement au discours politique qui tourne inlassablement en boucle. Mais ces formules ne sont pas les dires de politiciens. Le duo d’artistes a créé un algorithme générant des phrases adaptées à l’humeur du spectateur. Une caméra de vidéosurveillance située à l’entrée du lieu analyse les expressions faciales de chacun : joie, surprise, peur, dégoût et colère sont les cinq émotions détectables. Dans une société où le contrôle s’accroît insidieusement, déterminer le ressenti des individus s’avère crucial. Le « marketing émotionnel » en est un exemple éloquent : à l’aide d’outils propres aux neurosciences, les expressions des consommateurs sont décryptées dans le but de pousser à l’achat. Ce dispositif se transpose à d’autres sphères, on se remémore notamment le « crime de pensée » dans 1984 de Georges Orwell, où chaque individu pouvait être jugé sur un doute, non pas émis, mais éprouvé à l’encontre du parti au pouvoir.

Cette dynamique de surveillance s’appuie sur ce qui s’exprime au travers du corps : expression du visage, rythme des battements cardiaques, mouvement et dilatation des pupilles… Un procédé qui permettrait finalement de déterminer ce qui affecte l’individu, ce qui retient son attention et marque son esprit. Le théoricien Yves Citton place « l’affect au point d’articulation entre les deux domaines de rareté […] celui de l’attention et celui de la mémoire. »2 Dans le contexte actuel de surabondance d’informations, le rapport circonscrit que nous entretenons avec le temps structure une lutte tous azimuts pour l’obtention de l’attention dont dispose l’esprit. Les slogans, à mi-chemin entre l’affiche électorale et le panneau publicitaire, envahissent la galerie, de manière à ce que le spectateur ne sache où donner de la tête. Ils quadrillent méthodiquement l’espace, incarnant ordre et discipline.

Ainsi les mots s’alignent, décousus, mais structurés. Cette littérature, soumise à certaines contraintes formelles, dans l’agencement des éléments linguistiques et le choix des champs lexicaux, s’inscrit dans la filiation de l’OuLiPo. Elle s’inspire également du Cut-up, une technique de fragmentation du texte expérimentée par William S. Burroughs. Les césures artificielles qui ponctuent l’énoncé participent d’une poésie intempestive ; l’équivoque du langage est à l’honneur. En résulte un sermon au lyrisme narcotique, teinté d’une certaine touche d’humour. Narcotique certes, mais efficace. Les formules se composent d’éléments de langages bien précis propres à la communication politique. Efficaces, car objectives, ou plus justement parce qu’elles feignent l’objectivité. Le choix de la police de caractères Arial, réputée pour sa neutralité, n’est d’ailleurs pas anodin. Installée par défaut avec Windows, elle fut longtemps la plus répandue au monde. C’est en effet sous couvert d’anonymat que la propagande fonctionne le mieux. Et le jargon managérial se hisse au sommet du discours en tant qu’évidente vérité. À la fois cause et symptôme du capital, l’utilisation de ce vocabulaire par les pouvoirs publics scelle l’appartenance à l’idéologie libérale dominante. L’avènement de l’entreprise comme modèle de gestion atteste de la mise à mal — mais également de la complaisance — des États face à la montée en puissance de multinationales tentaculaires. Au regard de cette gouvernance et de ses dérives structurelles, des formes de résistance citoyenne s’organisent.

Au centre de la galerie, assaillis par le discours dominant, des masques de couleur noire trônent, dressés fièrement. Fabriqués à partir de matériaux de récupération — casques de baseball, rembourrage de peluches, câbles rilsan, sangles et autres pièces de quincailleries —, ils sont conçus pour déjouer la reconnaissance, se dissimuler à la vue des yeux mécaniques braqués à outrance. L’armature métallique qui épouse le visage travestit les expressions faciales et permet à son propriétaire de tromper l’algorithme.
Le corps astreint, déguisé, déformé, renvoie à l’univers BDSM, autant de pratiques dont les rapports de domination et de soumission sont au cœur du plaisir. L’esthétique de la violence ainsi sublimée, les hiérarchies sont renversées et l’emblème du masque devient celui de la défense des libertés fondamentales. Porté en guise de protection contre le gaz lacrymogène lors de manifestions, il est également l’accessoire indissociable du mouvement activiste Anonymous. Si Internet s’est imposé, à partir des années 90, en tant que nouvel espace social à inventer, il n’a pas échappé au système libéral actuel. D’abord aire de partage anonyme, ce réseau libérateur et réformateur a bouleversé la manière dont s’organisent les manifestations. Mais les plateformes les plus populaires, structurées par une « économie restreinte de l’attention »3, sont des entreprises privées dont la vocation est la récupération de toutes formes d’expressions singulières ou collectives pour servir leurs intérêts financiers. L’utilisation de ces réseaux demeure néanmoins garante d’une mobilisation massive, illustrant par là même l’ambiguïté de ces espaces. Ainsi érigées, les œuvres anthropomorphes invitent au soulèvement.

Indira Béraud

1_Les affiches ont été posées dans les rues du 3e, 6e, 10e, et 20e arrondissements de Paris.
2_ Citton, Yves. « Esquisse d’une économie politique des affects » in Yves Citton et Frédéric Lordon, Spinoza et les sciences sociales : de la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 59.
3_Stiegler, Bernard. « Chapitre 6. L’attention, entre économie restreinte et individuation collective » in Yves Citton, L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, Paris : Éditions La Découverte, 2014, pp. 121-135.

Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » sous le commissariat d'Indira Béraud
Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » sous le commissariat d’Indira Béraud – The Window Paris
Photo Salim Santa Lucia
Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » sous le commissariat d'Indira Béraud - The Window Paris
Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » sous le commissariat d’Indira Béraud – The Window Paris
Photo Salim Santa Lucia
Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » sous le commissariat d'Indira Béraud - The Window Paris
Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » sous le commissariat d’Indira Béraud – The Window Paris
Photo Salim Santa Lucia
Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » sous le commissariat d'Indira Béraud - The Window Paris
Exposition de Thomas Guillemet et Laurent Lacotte, « IL EST URGENT QUE LE PRO_GRÈS PRO_GRAMME » sous le commissariat d’Indira Béraud – The Window Paris
Photo Salim Santa Lucia

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