HYACINTHE OUATTARA
Hyacinthe Ouattara, Les Signes de l’âme, 2023
Nouage de tissus, fil et coutures, 200 x 90 cm Courtesy artiste et 193 Gallery
PORTRAIT D’ARTISTE / Hyacinthe Ouattara
par Valérie TOUBAS et Daniel GUIONNET commissaires d’exposition et critiques d’art indépendants, fondateurs et rédacteurs en chef de la revue Point contemporain
« Il est important que s’accomplisse une plongée dans la profondeur de l’humain et par-là une relation fondamentale avec l’esprit de toute chose. Entrer en communication avec le lieu et avec les esprits qui l’habitent, est essentiel pour être accepté par les dieux de la création, que toute cette connexion cosmique nous soit perceptible.«
Hyacinthe Ouattara
Premier artiste invité à investir la résidence d’artistes de la 193 Gallery, Hyacinthe Ouattara a profité de cette opportunité pour « s’obliger à faire les choses différemment » plutôt que de poursuivre la production d’une même série d’œuvres. Il a envisagé cet espace-atelier comme un laboratoire en engageant un processus d’élaboration permanente afin d’enrichir de nouvelles ramifications son corpus d’œuvres dessinées, peintes ou textiles des Cartographies humaines. Il a su activer de nouvelles mécaniques de création en modifiant ses propres gestes afin de provoquer l’inattendu. Il a eu le sentiment d’ « habiter » ce nouveau lieu de production qui a été une sorte « d’atelier à ciel ouvert », comme s’il avait œuvré sur une place ou dans la rue, au contact des passants, par le fait que les visiteurs de la galerie adjacente, pris par leur curiosité et surpris de voir là un artiste en plein travail, sont venus échanger avec lui.
Un contexte idéal pour cet artiste qui travaille sur l’interconnexion entre les êtres et appréhende la ville comme une entité vivante, quasi organique. Au cœur de Paris, rue Béranger, à deux pas de la toujours très animée place de la République, Hyacinthe Ouattara a expérimenté la ville, son effervescence, sa vie chaotique et bruyante, pour chercher tout ce qui peut unir les individus qui la composent. Plus qu’un artiste, il se considère comme « un archiviste » réalisant dans chacune de ses productions l’inventaire d’un fragment de la population. Elles rendent toutes compte de ce territoire de partage que constitue l’espace urbain, où coexiste une multitude d’êtres riches de leur individualité. Il a composé, pendant les quelques semaines qu’a duré la résidence, de véritables mondes d’où émanent « beaucoup d’émotions dans leur infinie matérialité ».
L’ensemble d’œuvres Les Grandes Ombres dominent par leur taille le visiteur et le mettent, par le réseau de ramifications veineuses et viscérales qu’elles exposent à son regard, « en connexion avec quelque chose de plus grand ». Elles lui font prendre conscience que les fonctions vitales qui l’animent sont aussi celles de la Nature. Il peut en reconnaître les manifestations dans tout être et se trouve de ce fait connecté à eux, et avoir le sentiment d’appartenir à la grande famille du vivant, qu’il vive au fin fond d’une forêt ou au cœur d’une immense mégapole. Commencés en 2015, ces premiers travaux sur papier ouvriront sur le corpus des « cartographies humaines », projet centralisateur de l’ensemble de son travail, dans lequel l’artiste reconsidère l’humain dans sa dimension organique en mettant en avant ses propriétés naturelles, cellulaires, digestives, sa capacité à produire de la chaleur, à communiquer et à vivre dans l’émotion. Car rien n’est figé dans le travail d’Hyacinthe Ouattara, même dans la plus absolue immobilité, la nature accomplit son œuvre, le corps travaille, se régénère, la pensée se meut, l’esprit reste connecté aux événements de son environnement. Il se décrit toujours être dans un état de perception ouvrant « son corps et les oreilles de son corps » avec patience et humilité pour, dans une forme d’abstraction de soi, être capable d’observer et de comprendre et même de recevoir ce qui se passe autour de lui, et être sensible à la mécanique intime du monde. Son corps devient le réceptacle de cette circulation des énergies, des résonances des bruits, des associations de formes et de couleurs quand les passants se croisent, passent devant les architectures. Des sortes de tableaux éphémères fugitifs dont il apprécie tout autant l’originalité que l’harmonie, et qui sont pour lui une inépuisable source d’inspiration. Il transmet à ses œuvres peintes toute l’intensité de cette vie urbaine, cette vision d’une multitude en mouvement où chaque individu apporte, par son attitude, sa tenue vestimentaire colorée ou l’expression de son visage, un rayonnement supplémentaire. L’entière mémoire d’un peuple, réunissant des gens rencontrés ou simplement croisés au hasard des rues ou des places, accueillant des ancêtres toujours présents à ses côtés, habite ses œuvres.
Le travail du textile lui a donné la possibilité d’étendre cette vision de la ville. En 2010 alors qu’il était au Burkina Faso, à l’occasion du Festival international des Arts de Ouagadougou, Hyacinthe Ouattara a cherché une manière d’entrer plus étroitement en correspondance avec le festival qui propose aux artistes d’investir différents lieux (places, hôtels…) dans une ville qui compte peu d’espaces réellement dédiés à l’art. Ce caractère urbain, cette notion d’itinérance, ce contact direct avec la population, l’ont incité à chercher ce qui unissait les gens entre eux, ce qui était en rapport avec leurs occupations, leurs activités professionnelles. Le travail du textile s’est tout de suite imposé à lui comme une évidence car il lui permettait d’aborder la création artistique sur un angle assez inédit, celle-ci se manifestant le plus souvent dans la région par le travail de matériaux recyclés, fer, plastique, et bois, qui sont assemblés, soudés, cloutés. Il s’est intéressé exclusivement au textile issu également de récupération, pour composer des ensembles en patchwork capables d’exprimer ce caractère vivant, expressif et foisonnant, de la vie urbaine. Travailler le matériau textile n’a pas été pour lui si différent que de composer une œuvre de peinture. Par le choix des formes, des couleurs, les recherches de composition, de rendu, il a eu l’impression de « peindre avec des vêtements ». Mais plus encore, il lui a permis d’approfondir ce rapport entre le corps humain et celui macroscopique de l’espace urbain, par la production d’œuvres textiles prenant la forme de contenants, récipients sphériques ou poches ventrales, dont il souligne le caractère vivant parfois par des excroissances qui expriment des formes de gestation en cours. L’utilisation de tissus provenant des surplus de la production textile que l’Europe n’arrive pas à absorber l’a amené à porter sa réflexion sur les rapports Nord-Sud. L’installation France Au-Revoir évoque ainsi ces arrivages de tissus et de vêtements si importants sur le continent africain qu’il est devenu un véritable déversoir. Un geste du « retour à l’envoyeur » auquel l’œuvre fait référence qui a retenu l’attention de l’académie d’art de Saarbrücken en Allemagne qui l’a invité à poursuivre ce travail. En commençant cette installation, il ne s’est pas immédiatement rendu compte de la portée de sa dimension politique et de sa préoccupation écologique, étant dans un processus de création plutôt spontané, qui était une restitution assez directe de ce qu’il voyait. La prise de position d’Hyacinthe Ouattara n’est pas celle d’un discours politique frontal comme une dénonciation, une opposition ou une rupture, mais s’exprime plutôt dans la recherche de ce qui relie. Par des tracés, des aplats de couleurs dans ses peintures, et par des fils dans ses travaux textiles, ses productions dessinent une surface, un territoire sur lequel, en témoin invisible, il assemble des moments de vie, fait se rencontrer des figures qui dialoguent, s’interpellent, échangent des émotions. Le tissu est bien ce qui nous unit quand on observe la foule, avec ces différences qui caractérisent les goûts et les individualités. Tous ces coupons expriment une époque, sont encore marqués des corps qui les ont portés, des signes presque imperceptibles de leur manipulation. Par une nouvelle écriture plastique, il rend possible une communication à travers les temporalités et les espaces.
L’artiste ne cesse de revisiter ce travail commencé à Ouagadougou toujours en rapport avec l’espace urbain dans un monde en proie à une froideur ambiante, où les gens ne se parlent plus beaucoup, où chacun est pris dans l’urgence de sa vie respective, aliéné à ses obligations. Ses pièces cherchent à connecter ces individualités, à montrer que chaque élément peut être raccroché à un autre, que tous sont riches de leur particularité et que malgré tout ce qui les différencie, ils ont la capacité d’entrer en dialogue. Il abolit toute forme de hiérarchie du textile, n’hésitant pas à assembler des coupons de tissus très divers, des passements de soie, des pièces brodées, en serviette-éponge, des cotons de qualité variable et même des filets à légumes. Il porte son attention à la propriété des matériaux, à leur poids et épaisseur, à leur douceur ou rugosité, à leur transparence. De même, sensible à la petitesse des choses, à ce qui revêt un caractère intime, à la discrétion, Hyacinthe Ouattara revendique pour certains matériaux une « banalité » qui ne réduit en rien leur « force verbale ». Il cherche une forme d’harmonie qui ne cède en rien à l’évidence. Cette nouvelle écriture passe aussi par l’observation des gestes domestiques ou de l’artisanat : tisser, coudre, tailler, mais aussi les gestes du quotidien comme celui de cuisiner, de faire la vaisselle,… Des actes qui ont une part de sincérité, engageant ceux qui les accomplissent dans une forme de méditation.
La musicalité qui leur est propre, le guide dans ses gestes artistiques et lui impulse un rythme respiratoire différent. L’artiste nous dit travailler toujours dans le silence, attentif aux seuls bruits de son travail, sensible à cette cadence qui a un rapport à l’universel. Il s’autorise à écouter de la musique seulement quand il a terminé, comme une célébration. Il porte une attention particulière à chaque coupon de tissu ou morceau de vêtement qu’il intègre à une œuvre car il ne s’agit pas d’ajouter un élément à un autre, mais de connecter des entités, « des esprits » capables de réactions, d’acceptation ou de refus. Quand il observe un tissu, il peut « réellement ressentir une présence et même dialoguer avec elle, engager une conversation silencieuse ». Des présences qui apportent une sérénité, et qui protègent, à la manière du vêtement qui préserve du froid ou de la chaleur, des agressions extérieures.
Il compare ses œuvres à des corps qu’il pare, dont il rend plus ou moins visible l’intériorité. Le vêtement dit qui nous sommes et, en même temps qu’il fait rempart, peut inspirer du désir. Il place dans chaque pièce, par l’ajout visible ou invisible de perles ou autres objets, des énergies particulières, de la force ou de la fragilité, de la douceur ou de la puissance. Il ne s’agit pas pour lui de réécrire des histoires individuelles, mais simplement de les perpétuer avec humilité par la mémoire, de les prolonger dans le temps. Certaines donnent aussi un sentiment de profondeur et, laissant apparaître le vide par des interstices, sont autant une surface qu’un passage. Un passage entre la vie matérielle et spirituelle, car chacun des éléments qui composent ses pièces textiles, les motifs de ses œuvres dessinées et peintes ont une dimension talismanique qui a à voir avec les esprits, les énergies qui circulent à travers ce monde, les rapports magnétiques qui rapprochent ou éloignent les êtres, amenant par des vertus thérapeutiques une relation entre « art et médecine ».
Hyacinthe Ouattara – BIOGRAPHIE
Né en 1981 au Burkina Faso
www.hyacintheouattara.com
Représenté par 193 Gallery Paris
www.193gallery.com