MIRSAD JAZIC

MIRSAD JAZIC

PORTRAIT D’ARTISTE / Mirsad Jazic par Corinne Szabo

Le roi Mirsad et le comptage du peuple1

par Corinne Szabo

« L’homme, être des lointains, est un être pour la mort. Il est le seul animal qui sait qu’il va mourir. »
Heidegger dans Qu’est-ce que la métaphysique

Mirsad Jazic, né en 1961 à Sarajevo et diplômé de l’Académie des Beaux-Arts en 1988, ouvre le débat sur le rôle de l’artiste dans la production des images dans le contexte d’après guerre de la Bosnie-Herzégovine. Le conflit armé en Bosnie-Herzégovine, qui a duré trois ans et demi, de 1992 à 1995, a pris fin avec la signature de l’Accord de paix de Dayton en décembre 1995 mais Mirsad quitte son pays pour la France dès l’année 1992 : il a 30 ans, il a tout perdu, « j’ai perdu tout ce qui a été ma vie durant ces 30 années2 ». C’est en effet à travers ce sentiment de perte, d’anonymat et de domination politique que l’artiste entreprend une pratique cathartique dont la destination dépasse la pure esthétique.

Mirsad Jazic s’engage, pour mettre en acte son projet, dans un processus intégrant distinctement depuis trente ans, les nombres, la photographie et le collage. À travers le découpage et le photomontage de numéros, le travail d’énumération cherche à repenser les stéréotypes et les schémas de pensée, aborde la militarisation et la place des victimes dans l’espace post-guerre contemporain, évoque l’imprévisible et la précarité de notre existence, convoque la mémoire qui mêle l’histoire de la Bosnie à son histoire familiale. Sa proposition consiste alors à interroger les apories de la numération, ainsi que son caractère mortifère, en découpant méticuleusement des chiffres et des noms et en les collant sur des photographies, des images pieuses ou populaires, des reproductions d’oeuvres d’art ou des illustrations de livres.
L’absurdité de la tâche, vaine et funeste, consiste à :
. comptabiliser les taches du pelage d’un guépard (Énumération, 2020, collage sur page de livre Les grands félins),
. les taches de moisissure du papier (Énumération, 1996-2019, collage sur chromolithographie représentant Jésus endormi),
. ou les pigeons de la « place aux pigeons » de Sarajevo (A S., 1993, collage sur une photographie des années 70 ou A S., 2004, collage sur des photographies prises par l’artiste),
. inventorier les taches de sang sur les stigmates du saint de Hans Memling (Énumérations, 1995-2020, collage sur photocopie),
. nommer les milliers de pingouins sur la banquise (Noms 2, 1995-2020, collage sur page de livre La mer et ses merveilles) ou les centaines de fidèles participant à une fête populaire en l’honneur du roi du Maroc (Noms 1, 1995-2020)3.

Cette « mise en corps » de la numération et du chiffrage permet ainsi de construire une oeuvre globale qui sollicite le spectateur. Les Énumérations proposent en effet des portraits génériques et stéréotypés d’individus interchangeables, ne révélant ni leur intimité, ni leur vie personnelle mais où chacun peut se reconnaître dans cette masse informe. Basés sur la densité du processus et la reproduction de l’identique (les 40 photographies de A S., 2004, prises par l’artiste sur la place de Sarajevo et présentées les unes à cotés des autres montrant les milliers de pigeons portant un numéro, les taches de moisissure du Jésus endormi sur la croix de Énumération, 1996-2020 que l’on suit grâce à la petite étiquette rouge qui en fait l’inventaire, les taches du guépard de Énumération, 2020 aux petites étiquettes bleues…), les montages sollicitent la mémoire et la reconnaissance. Cette interpellation du spectateur perturbe alors la froideur du collage, le conduisant soit dans l’univers policé et judiciaire, soit dans l’enquête sociologique et le recensement, soit dans la violence institutionnelle de la guerre et du comptage de ses martyrs.

Si les Énumérations ou les Noms, réactualisés à plusieurs reprises par l’artiste entre 1993 et 2020 et qui induisent que la tâche est ardue et sensible, rappellent encore la distance, voire la domination de l’ethnologue ou du sociologue à l’égard de son sujet d’étude, du militaire ou du politique à l’égard de ses décisions gouvernementales, la relation dialogique qu’ils établissent avec le spectateur, les processus d’identification qu’ils instaurent convoquent l’univers des analogies personnelles. A la spoliation des individus et aux images des peuples dominés s’ajoutent les morts des guerres modernes : dix millions d’Européens en 1914-1918, trente-cinq à trente-huit, en 1939-1945, les morts de la faim et des maladies qui tuent quinze millions d’enfants par an à l’aube du troisième millénaire, la disparition prématurée et aléatoire de nos amis et de nos familles.

L’efficacité de l’oeuvre repose justement sur ces glissements de registres. Chaque comptage engendre une double dialectique : entre le générique et le singulier (le groupe anonyme et l’individu nommé ou numéroté qui peut être lui ou moi), entre la mise à distance des chiffres et le monde des émotions (le signe abstrait et la nature affective des objets représentés : animaux, personnes réelles ou sacrées, plaies et meurtrissures de la peau ou du papier), entre la froideur du geste répétitif (découpage systématique des mots et des nombres) et les images plurielles convoquées par le regardeur, entre la mort et la vie.

Statistiques ensanglantées par le poids croissant de la grande histoire et de nos petites histoires, les chiffres de Mirsad Jazic n’en finissent pas de révéler la sombre grandeur de l’homme. Calculs, statistiques, mesures, tout concourt à faire du monde une forêt de chiffres qui viendront en procession à l’oreille du souverain lui dire un jour peut-être que la guerre est finie.

1 Le titre de ce texte est emprunté au collage graphique d’une gravure de l’école Nazaréenne, publié dans la Sainte
Bible, Slovaquie, 1937 : Le Roi David et le comptage du peuple.
2 Mirsad Jazic, Paris, le 24 septembre 1993, galerie LES CENT, 8, rue de Jouy, 75004
« Je suis pris dans le piège de la politique qui façonne toute notre vie, dans ses lois qui enserrent notre
quotidien,
je me pose la question :
Qui suis-je ?
…j’ai 30 ans
…j’ai tout perdu
…j’ai perdu tout ce qui a été ma vie durant ces 30 années
j’ai tout perdu, mais je recommence
Qui suis-je ?

( et vous? )
…je suis un observateur contemporain de la politique
et ça me fait mal… »
3 Ces collages ont été exposés à La Machine à Musique à Bordeaux sur une invitation de Christophe Massé.

Corinne Szabo pour Mirsad Jazic, février 2020

MIRSAD JAZIC – BIOGRAPHIE

Né en Bosnie Herzégovine.
Diplômé des Beaux-Arts de Sarajevo, en 1988.
Vit et travaille en France depuis 1992.

http://mirsadjazic.blogspot.com

Membre fondateur du collectif 0,100 – Bordeaux
http://collectifzerocent.blogspot.com

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