Que fait l’inventaire au temps ? 

Que fait l’inventaire au temps ? 

Sophie Ristelhueber, Autoportrait (détail 5), 1999. Photographie. Collection Frac Normandie Rouen. ©Adagp, Paris

L’inventaire, vol. 8 acquisitions de 2001 à 2002 – Frac Normandie Rouen

   Un paysage terne, au sol brunâtre et sans verdure, se déploie jusqu’à l’horizon au-delà duquel un ciel uniformément blanc empêche les rayons du soleil de nourrir la terre. À la verticale, se dressent des poteaux métalliques qui peinent pourtant à se tenir droit et à résister aux années qui les poussent vers le sol. Ce sont les vestiges d’une occupation humaine qui dorénavant s’est portée vers un autre territoire, laissant cette grande étendue infertile à l’abandon. Dans cette photographie intitulée Autoportrait (1999), l’artiste Sophie Ristelhueber se met face à l’histoire : en fixant l’objectif sur le présent, elle laisse apparaître ce qui n’est plus et suggère par là l’existence d’une vie antérieure. Le sentiment d’un écart entre le passé et le présent s’accentue à la vue de la place vide, de ce quelque chose d’innommable du passé qui refuse toute forme de représentation à l’exception du signe vestigial qu’est le  poteau bancal. Cet effort de saisir le passé élusif, inscrit au cœur du travail de Ristelhueber, reflète l’ambition de l’exposition L’inventaire, vol. 8 au Frac Normandie Rouen.

   L’exposition, qui est la huitième dans la série commencée en 2011, suit une méthode consistant à mettre les unes à côté des autres et dans l’ordre chronologique toutes les œuvres acquises entre l’année 2001 et 2002. La monographie étant exclue de l’ordre du jour, il ressort des lieux un foisonnement de travaux de toutes sortes, foisonnement qui peut paraître déroutant pour celui qui cherche une unité thématique ténue afin de s’assurer de la cohérence de l’exposition. Au premier abord, une simple chronologie naïve défile sous le regard d’un enfant qui apprend ses dates, les enchainent par ordre de succession, passant d’une chose à une autre sans se soucier d’une logique à l’œuvre. Or c’est précisément dans ce geste curatorial qui semble le moins réfléchi qui soit que peut émerger une unité à travers le flux des productions artistiques de la période donnée. Grâce à l’inventaire, l’histoire parle d’elle-même ; elle met en évidence le choix des directeurs et des comités de sélection qui n’a rien de hasardeux. L’unité du médium est rendue manifeste par la focalisation sur le dessin et les livres d’artiste (parmi lesquels on compte ceux de Marie-Ange Guilleminot, Fabrice Hyber, Jonathan Monk). L’unité thématique traverse les œuvres, comme en témoigne la nette insistance durant cette période sur la représentation du corps. En ce début des années deux-mille, tout se passe comme si le corps était devenu la source de toutes les angoisses et de toutes les interrogations. Il est mis à nu, humilié, décharné. Le tournant du millénaire s’est fait entendre par un cri de douleur et ce fut l’audace des artistes que de le retranscrire ou de le rejouer. 

 

Etienne Pressager. 32. Pensées et yeux, mardi 20 octobre 1998, 1998. Aquarelle sur papier encadrée sous verre. Coll. Frac Normandie Rouen. @Adagp, Paris
Etienne Pressager. 32. Pensées et yeux, mardi 20 octobre 1998, 1998. Aquarelle sur papier encadrée sous verre. Coll. Frac Normandie Rouen. @Adagp, Paris

 

 

 

 Dieter Appelt, Images de la vie et de la mort, 1991. Coll. Frac Normandie Rouen @Adagp, Paris
Dieter Appelt, Images de la vie et de la mort, 1991. Coll. Frac Normandie Rouen @Adagp, Paris

 

 

Cependant, le souci pédagogique de clarifier le mouvement de l’histoire grâce à un inventaire se heurte à l’hétérogénéité des temps. La rigoureuse simplicité d’une disposition linéaire devient immédiatement suspecte au moment où la ligne se recroqueville sur elle-même, s’effiloche et se disperse dans des directions multiples. Tout à coup, la ligne devient un labyrinthe. Car le choix du corps, quand il se porte sur une variété d’œuvres dans le temps, a pour effet de diffracter les formes : le corps est tantôt spectral comme dans la peinture Besucher in Gemaldeamt (1997) de Günter Brus, tantôt absent comme dans la photographie de Ristelhueber qui ne présente que des paysages. Le corps, en changeant constamment d’aspect, non seulement se réinvente, mais encore perd toute consistance. L’histoire qui avance fait voler en éclats l’idée du corps comme unité organique, organisé autour d’un centre, et qui se dirigerait vers une supposée fin naturelle que serait la survie ou la perfection. Des courants d’intensités variables emportent la définition unitaire du corps : la fausse délicatesse des peintures à l’aquarelle d’Étienne Pressager qui représentent des parties du visage à côté d’objets anodins fait contraste avec le sang qui s’échappe des coupures que s’inflige l’artiste viennois Dieter Appelt dans la vidéo Images de la vie et de la mort (1991). Ainsi, la précision sanglante de la lame de rasoir dépeint autrement le corps que le fait la caresse du pinceau de Pressager. Dans l’espace de l’exposition, se trouve dispersé de-ci de-là un corps sans organes.

  Et cette dispersion à l’œuvre affecte avec la même force le mythe de l’artiste qui serait l’initiateur d’un mouvement unique dans l’histoire. La méthode linéaire met à mal l’idée que l’histoire de l’art avancerait à coup d’inventions géniales de la part d’un artiste héroïque. Le maître de l’originalité perd son équilibre lorsque le sol tremble et les plaques tectoniques souterraines se chevauchent. Le fait de parcourir les murs de l’exposition laisse apercevoir les divers enchevêtrements des œuvres, leurs glissements et déplacements. L’histoire n’est plus une somme de blocs distinctement associés à un nom d’artiste, mais une totalité ouverte composée de fragments qui s’entrepénètrent sans jamais s’identifier les uns aux autres. En outre, la superbe des autres maîtres que sont ceux qui choisissent d’acquérir les œuvres pour la collection est également rabattue. Malgré la cohérence thématique qui a présidé à la sélection des travaux, les liens entre les œuvres se tissent toujours après-coup. Les images ont leur propre vie : elles décident par elles-mêmes de s’entremêler et de former des regroupements. 

 

Nicolas Moulin, Novomond 7 de la série Novomond, 1996-2002. Ektachrome tirée en cibachrome et montée sur aluminium. Coll. Frac Normandie Rouen @Adagp, Paris
Nicolas Moulin, Novomond 7 de la série Novomond, 1996-2002. Ektachrome tirée en cibachrome et montée sur aluminium. Coll. Frac Normandie Rouen @Adagp, Paris

 

Mais l’exposition a autant d’interstices qu’elle a d’œuvres. Entre chaque travail s’insinue un espace blanc et vide. Il s’agit du lieu de passage qui mène l’œil d’un point à un autre et dans lequel se cache tout le mystère de l’histoire. Ce mystère devient particulièrement troublant à la fin du parcours lorsque de nouveaux espaces dans les œuvres commencent à voir le jour. Ainsi, l’exposition se clôt en 2002 sur les photographies Novomond (1996-2002), les vastes paysages futuristes de Nicolas Moulin dans lesquels apparaissent des structures qui, pour artificielles qu’elles soient, n’en sont pas moins dénuées de présence humaine. Le corps est désormais le grand absent. S’est-il meurtri au point de s’anéantir ? Ou peut-être s’est-il transformé en ces paysages urbains ? La question demeure en suspens. Reste que la force de l’inventaire est d’enjoindre le spectateur à s’interroger sur les mécanismes qui mènent d’un état à un autre, ou, pour le dire autrement, à investir les interstices grâce à l’interprétation d’historien. Rien n’advient dans l’image elle-même, tout se joue dans le passage ; et pourtant ce passage ne peut être compris qu’en regardant l’image. De là l’ultime paradoxe de l’inventaire : la différence ne se montre pas, et pourtant il faut la voir. 

 

Texte Francis Baptiste Haselden © 2018 Point contemporain

 

Informations pratiques : 15/09 ▷ 09/12 – L’INVENTAIRE, VOL. 8, FRAC NORMANDIE ROUEN