SET ET CHLOÉ

SET ET CHLOÉ

PORTRAIT MAGNETIQUE
par John Lippens

Set&Chloé : illusion de l’efficacité et efficacité de l’illusion.

Comment résister à l’invite de cette couche futuriste, dont on imagine chaque relief épouser la forme de notre corps allongé et enfin détendu ? Hormonol la bien nommée n’attend que notre consentement pour exercer ses vertus bienfaitrices, dopées par le bisphénol B, dont on peut enlacer une molécule géante. Euh…le bisphénol B thérapeutique ? On connaissait les dangers du A, mais le B, responsable d’irritation oculaire, toxique en cas d’ingestion, est maintenant également considéré comme un perturbateur endocrinien augmentant la sécrétion d’œstrogènes et diminuant la production de spermatozoïdes. Cela donne déjà moins envie de le serrer dans ses bras…

Mais Set&Chloé n’en ont cure, elles insistent, prenez place et offrez-vous un soin au bisphénol B ! Elles nous guident dans cette démarche, grâce à un tutoriel initiatique et un reportage nous dévoilant les secrets de la Réplétion par les particules endocriniennes
On peut y voir les deux hormonologues détaillant les enjeux de l’extraction matière et dressant un panorama complet des effets de ces particules élémentaires d’un autre genre, extraites d’un site de prospection particulièrement riche, puisque vieux déjà de huit cycles, et doté de remarquables strates de soliquid fourmillant de particules endocriniennes à différents états de mésophase. Pour ceux qui l’ignorent, le soliquid est un exemple de mésophase, plus connu sous l’appellation de gélatine. Si, si, je vous assure. Qu’il y ait du soliquid près de Tour & Taxis est une autre question. Mais qu’importe, car ces vocables, que l’on pourrait croire inventés par les hormonologues en herbe, s’avèrent strictement scientifiques, tout comme le terme de bioturbation ou leur hypothèse de biofeedback des taux internes de particules endocriniennes grâce aux récepteurs corporels. Prononcé d’un ton docte et d’un air entendu, le discours se veut sérieux, les gros plans sur la molécule de bisphénol B étant là pour le confirmer. Mais les dernières secondes du film documentaire jettent un trouble : un Comité de la Pensée Bonne doit encore valider leur projet…

La thérapie n’est donc pas celle que l’on croit : c’est à notre capacité critique que s’adressent Set&Chloé. C’est celle-là qu’il s’agit de choyer, avant qu’il ne soit trop tard. La mise en scène, ou installation narrative, comme elles le nomment joliment, a pour but de faire vaciller notre ingénue confiance. Ne croyez pas tout ce que l’on vous dit. Y compris ce que vous assurent les scientifiques. 

La même intention démystificatrice court le long de leur dernier projet, Quazar, où les deux complices collectent des données d’un phénomène lumineux peu étudié, les ondes quazar, quasi-solaires, normalement invisibles, mais interprétables acoustiquement, pour lesquelles sont développés plusieurs outils de captation ou de mesure, comme le Flexer High Density, grâce auquel on peut entendre un quazar, ou le Q.S. Distancer, qui permet d’en déceler l’origine. Ces instruments dignes d’une Nasa du pauvre sont volontairement conçus dans une optique low tech, low cost and do it yourself. On n’est jamais mieux servi que par soi-même : Set&Chloé bricolent dur, recyclant à tour de bras les déchets urbains tout de mousse, de métal ou de plastique, pour donner naissance à des OVNI (objets visuels non identifiés) au service d’une science de l’improbable. Mais lorsqu’on se faufile dans le Flexer High Density, muni de lunettes de sécurité pour éviter tout risque de brûlure oculaire, et que l’on entend vaguement quelque grésillement, on se met à rêver : et si tout cela était vrai ? Et si ce qui ressemble à une installation artistique était une prémonition géniale d’amateurs-scientifiques ? 

Après tout, on n’y croyait pas non plus au fait que la terre était ronde…Et si ? Ballotté entre la surprise, l’incrédulité et l’adhésion complice à cette mise en scène effrontée d’une fausse vérité, le spectateur engagé n’hésite pas à brandir un capteur-frisbee pour se faire photographier devant le diorama, tellement réussi, du site de la Villette et de ses stigmates des attaques quasariennes. Pour ne pas bouder son plaisir, il faut jouer le jeu. 

Cette dimension participative est un des éléments qui permet de distinguer le travail de Set&Chloé de leurs aînés, passés maîtres en art fictionnel, comme Joan Fontcuberta ou Richard Purdy, sachant que le premier nommé, lui aussi, n’a cessé de mettre en doute le discours médiatique et scientifique, comme avec sa série des Miracles, où l’on assiste aux exploits surnaturels d’un moine aguerri à la fabrication des prodiges, ou celle de Fauna, terrain de chasse d’un explorateur spécialisé dans la collecte de races animales tout autant disparues que délirantes. Set&Chloé proposent un art fictionnel 2.0. marqué par l’interactivité, la pauvreté des matériaux et le souci d’une pratique respectueuse de l’environnement.

L’art fictionnel est une expression au bord du précipice pléonastique, sauvée de justesse par le questionnement qu’elle inclut de cet espace d’illusion, qui a longtemps été l’une des caractéristiques majeures de l’art. Alors, certes, le 20èmesiècle en a fait de la chair et de la pâtée, préférant le roc de la présence au plum pudding de la représentation, mais il n’empêche, le plaisir austère de la confrontation aux documentaires, à l’art conceptuel ou à l’art concret, ne peut nous faire oublier notre besoin de rêver. Alors, si des œuvres nous offrent le double bonheur de la réflexion et de la fantaisie, on ne va pas s’en plaindre. Peut-être faut-il d’ailleurs être deux au moment du processus créateur pour y parvenir ? Pour que chacun.e endosse un des pôles de cette bipolarité, permettant ainsi une oscillation entre le faux et le vrai, entre le scientifique et le pour rire, entre les figures du savant et celle de l’artiste. 

Mais, art et science sont-ils vraiment aux antipodes ? L’art ne repose-t-il pas aussi sur des modèles ? La science ne crée-t-elle pas des fictions inspirantes1 ? Pour le premier, pensons à la perspective, au ready-made, à l’in situ, ou à l’adoption de modes opératifs du monde de l’entreprise. Pour la seconde, l’hypothèse en physique quantique et en cosmologie d’univers virtuels, dont seuls certains se matérialiseraient en mettant en pratique des lois physiques inconnues, également virtuelles, s’éloigne de la possibilité de la vérification expérimentale chère à un esprit scientifique un tant soit peu sérieux. Leonard Susskind propose même l’existence de particules virtuelles2 ; était-il au courant des quasars de la Villette ? 

En créant des fictions pseudo-scientifiques quelque peu moqueuses, Set&Chloé raviront certainement les allergiques à la pensée logico-mathématique, sans que ceux-ci ne se doutent que ce n’est pas la science qui est visée, puisque la dimension imaginative fait partie de son ADN, mais son discours et ses abus. C’est-à-dire son usage. Le low (tech, etc) se mue alors en appel à l’humilité, seule vertu à même de limiter les risques d’une pensée diaboliquement efficace. Une question d’hybris en somme, comme les Grecs l’avaient bien repéré, avant que les adeptes du monothéisme ne viennent tout embrouiller.

Et pour mettre en scène les dangers de la mégalomanie galopante de l’humain, quoi de mieux que d’y jouer, dans l’espoir que les bienfaits de l’espace transitionnel pansent les blessures existentielles qui en sont l’origine. Donald W.Winnicott a mis en lumière le rôle fondamental de l’objet transitionnel, auquel fait penser le nounours de bisphénol B que Set serre contre elle, et de l’espace qui en découle, capital pour tout échange culturel.

Assurant la transition entre moi et l’autre, l’objet du même nom est pétri de paradoxes3, dont la description pourrait éclairer les enjeux des fictions scientifiques, quel que soit leur degré de sériosité. Selon Winnicott, dans un premier temps l’enfant hallucine le monde extérieur ; la tâche délicate et essentielle de la mère sera de faire en sorte de lui présenter en vrai ce qu’il a halluciné. Alors, il pourra progressivement concevoir l’extériorité du monde qui l’entoure, différencier son moi de l’autre, et s’engager sur la lente voie de l’individuation. C’est l’illusion qui nous construit. Ou autrement formulé, l’enfant doit avoir l’illusion de créer son environnement. Comment s’étonner dès lors que certains deviennent artistes ou savants ? 
Pour être précis : « Pour que l’objet soit créé, il faut qu’il soit trouvé, c’est-à-dire placé là par l’entourage »4. Winnicott insiste sur l’acceptation de cette tension paradoxale et l’importance d’éviter toute question concernant l’origine de l’objet : « Cette chose, l’as-tu conçue ou a-t-elle été présentée du dehors ? L’important est qu’aucune prise de décision n’est attendue sur ce point. La question elle-même n’a pas à être formulée » 5. L’extérieur et l’intérieur se marient lors de cette première noce psychique. Le processus d’illusion n’est guère différent lorsque nous assistons à un spectacle ou regardons une œuvre plastique : monde psychique et réalité externe s’entremêlent, par projections et identifications, au point de constituer un espace en suspens, qui nous soulage autant du poids du monde que de notre solitude intime. Adultes, nous sommes moins dupes que durant notre prime enfance : un pacte plus ou moins implicite se noue avec l’auteur de la fiction, nous savons que cela en est une, mais nous nous y plongeons avec délice, comme si c’était pour de vrai. Bernard Guelton rappelle que les fictions scientifiques nécessitent un contrat plus clairement explicite, pour permettre le travail de vérification inhérent à la science. Il n’empêche, on l’a vu avec la physique cosmique, il n’est pas toujours possible de démêler le vrai du faux. Créé ou trouvé ? Faut-il trancher ou espérer que de l’indécidabilité de cette question jaillisse une illumination théorique ? 

En soulignant la présence de fictions théoriques en cosmologie et en rappelant l’importance de certains modèles artistiques, nous appelons à un rapprochement entre l’art et la science, qui ne doivent pas rester exclusivement associés à la subjectivité pour l’un et à l’objectivité pour l’autre. Leurs intentions ne sont d’ailleurs pas si éloignées, toute fiction, même théorique, permettant d’éclairer, par la création d’un monde différent, ce qui se passe près de chez nous. On pourrait y déceler un mobile thérapeutique, évident dans un projet comme Hormonol, et très fréquent dans les véritables recherches scientifiques, mues par une volonté d’améliorer le monde dans lequel nous vivons. Enfin, science et art contemporain se rejoignent dans leur relatif hermétisme pour celui qui n’en détient pas les clés herméneutiques. 

Cette parenté inattendue est incarnée par les différentes propositions de Set&Chloé, endossant avec élégance la blouse salopette de chercheuses-artistes, prêtes à retourner la terre, récolter les molécules de bisphénol B et capter les rayonnements quasi-solaires. Recherche. Persévérance. Inventivité. Dans un esprit de science-fiction (apprécions la pertinence musclée de ce mot composé), la Tourbe, qui a été produite en 2022 avec la Collective La Satellite, en est un autre exemple, empruntant cette fois à l’archéologie le vocabulaire nécessaire à sa réalisation et sa contextualisation. 

Encore une chose, et pas des moindres : si l’on tient compte d’œuvres plus anciennes, comme MuesSpecific Nails for Body Prayers, ou Equanimity, l’on saisit à quel point le corps est central dans la démarche du duo. Le divan moelleux d’Hormonol ou les manipulations des capteurs de quazars en sont d’autres indices, comme si l’élaboration d’un monde parallèle appelait un lest bienvenu, que notre corps fournit sans protester. Certains grands savants ont d’ailleurs mis le leur à contribution, Newton offrant son occiput à la gravité et Archimède son corps mouillé à son principe.

Art et science, mental et corps, Set&Chloé, snobant la pensée binaire, jonglent avec les paires d’apparents opposés sans se préoccuper d’opter pour l’un ou l’autre. Pourquoi en effet démêler le vrai du faux dans l’affaire des quasars ? Au contraire, de s’en tenir à l’indécidabilité, chérie par la physique quantique, nous rapproche des mystères de la science comme de la vie.  
Chercher une vérité tout en admettant qu’elle échappe encore et encore, espérer tout en sachant que la cause est perdue, tolérer en nous le positif et son contraire en priant pour que de leur commerce oscillatoire jaillisse une étincelle de joie.

C’est selon moi le terrain de jeu de l’art. Et Set&Chloé l’exemplifient à merveille.

1 Le lecteur intéressé à approfondir cette question consultera cet excellent article : Bernard Guelton, « « Fiction des modèles » : Quelques différences entre fictions scientifiques et artistiques », [Plastik] : Être ici et là : La relativité générale et la physique quantique #01 [en ligne], mis en ligne le 29 décembre 2009, consulté le 06 août 2023. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/fiction-des-modeles/ ISSN 2101-0323
2 Leonard Susskind, Le paysage cosmique, Robert Laffont, Paris, 2007.
3 On consultera à ce propos les différents textes de René Roussillon, accessibles sur son site internet.
4 Donald W. Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, Paris, 1975.
5 Donald W. Winnicott, Op.cit.

Questions posées sur tableau magnétique :

  • A partir de quand avez-vous commencé à croire aux quazars ?
  • Votre travail participe autant de l’esthétique relationnelle que de l’art fictionnel, selon vous la science-fiction devrait-elle être collective ?
  • Que serait pour vous une low AI ?
  • Collecter ou collectionner ?
  • Dans cinquante ans, vous serez ?
Set et Chloé
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