SIGNAL_ESPACE(S) RÉCIPROQUE(S)

SIGNAL_ESPACE(S) RÉCIPROQUE(S)

Julien Maire, Composite. Vue de l’exposition SIGNAL_Espace(s) Réciproque(s)
Friche la Belle de Mai, Marseille. Photo Jean-Christophe Lett

DERIVATION POETIQUE / AUTOUR DE L’EXPOSITION SIGNAL_ESPACE(S) RÉCIPROQUE(S)
UNE PROPOSITION ET PRODUCTION DU CENTRE WALLONIE-BRUXELLES/PARIS PRÉSENTÉE JUSQU’AU 25 OCTOBRE 2020 À LA FRICHE LA BELLE DE MAI MARSEILLE

par Valérie Toubas, Stéphanie Pécourt et Daniel Guionnet

Le Signal est un trait sonore qui grandit dans le creux sombre des cavernes et, ondulant tel le serpent du commencement, contourne le relief des montagnes. Il transperce l’espace et nos corps de son front de flèche acérée. Il s’enhardit dans l’écho que lui rendent les clameurs sauvages des assaillants, les salves magistrales des protestations. Il ne renonce pas au spectacle des rivières sanglantes qui se confondent avec le couchant, à l’indifférence unanime qui entérine l’extinction de toute vie. Mélomane, il apprécie la gamme des supplications. Il aime la résignation, et assèche les pleurs, adoucit les râles et recueille avec précaution les derniers souffles. Il trace un chemin continu suivant la courbe planétaire avant de sonner le départ des âmes vers les confins mélancoliques.

Le Signal est un corps de lettre équarri, une raclure d’os, une silhouette asséchée jusqu’à que le souffle expulse l’âme dérisoire. Un discours réduit à un son assourdissant, un assortiment de lettres devenues invisibles, qui n’offre plus à voir le spectacle des corps typographiques faits de rondeurs fleuries et de jambes déliées. Jamais il n’encre ses pieds dans la page, préférant assassiner le silence recueilli d’une pensée en verve. 

Il aime l’instant, frapper d’un coup, à l’estomac, à la tête, souvent sans qu’on le voit venir, en traître, d’en haut, sans froisser l’air de son aile. Il n’aime pas s’annoncer avec révérence comme peut le faire la Mort. Il préfère le ciel dégagé et l’air cristallin, et requiert une hygrométrie adaptée. De son manteau il recouvre la plaine, et se montre ostensiblement équitable entre tous. Car ce qu’il aime plus que tout, préparant son effet, est la contagion. La foule, saisie de stupeur, de doute, d’effroi à son passage, reflue en tous sens, étourdie comme un vol d’étourneaux. 

S’il a renié la lettre et le son, il se complaît maintenant dans le chiffre, alignant sans cérémonie ses 0 et ses 1 comme une litanie lettriste, transportant dans le secret canal une voix numérique : 100011000011100100. Le trajet Marseille-Bruxelles ne lui est rien, aussi traverse-t-il les océans pour rafraîchir ses données. Il se pâme encore d’avoir été sur la lune, et se rit de traverser au ralenti les contrées étoilées, claque l’air quand il s’envoie à la vitesse du son… Mais pour lui, rien ne vaut l’exploitation artistique. Il gagne alors en prestige, devient un signal de haut vol qui imprime son savoir dans la sérénité des salles d’exposition. Plus besoin de se congestionner de maux, de déferler en horde sauvage, d’éradiquer la vie. Migrateur hors pair, parcourant les textes philosophiques, se rappelant de ce qui est advenu, il se dit prophète. 

Prenez soin d’écouter sa voix, car elle est cet avertisseur sonore et envoûtant qui en se rengorgeant nous rappelle où se situe la vie dans le récit de nos vies.

Te souviens-tu Stéphanie du poème On sonne de Norge commençant par « Cher univers, tu m’étonnes » et ce livre dadaïste d’Odilon-Jean Périer, Le Passage des Anges, quand « … dans l’instant, la même onde blanche passait sur mille visages d’hommes » suivie de maints présages ? Le Signal précède la tempête, l’épidémie, la guerre, balayant l’horizon comme le souffle d’une bombe, il annonce la disparition de toute chose, son vacarme nous confine au silence définitif. Je connais son pouvoir d’enchantement, je sais qu’il peut repousser l’anéantissement de l’humain.
Dis-moi que tu as arraché une côte de ce signal qui parcourt les distances pour nous conditionner, et que tu l’as transformé en un cri d’amour, en une Ève future… 

Les Ailes du désir… si j’avais eu la lune … 
et le poème se poursuivait par…
Tu dis blanc, mais tu dis noir.
Excuse-moi. car on sonne.
Oui. j’y cours, oui, j’y vais voir.

Me revoici, que disais-je ?
Ah oui : je comprends bien mal
Ton feu froid, ta chaude neige
Et tes trois règnes en al.

Ce monde dans lequel je me débats me semble fascinant, étonnant, palpitant, vertigineux de complexité.

Ce poème et cet élan poétique comme l’univers du Passage des Anges m’évoquent une figure qui depuis longtemps non pas me hante mais m’habite, comme une sorte de sémaphore. La figure est celle de Sisyphe, qu’il faut imaginer selon les mots d’Albert Camus… « Heureux ». Sisyphe, la figure absurde par excellence du paradoxe existentiel – celui – irréconciliable qui embrasse le monde dans son essence inextricable. 

L’art m’a toujours fasciné dans ce qu’il constitue bien selon moi – outre un Signal, également une façon alternative d’entendre, voir, appréhender la réalité – il est une entrée en résistance permanente, un refus convulsif de l’inéluctabilité. 

Je me sens une inclinaison naturelle, irréversible pour le syncrétisme, le trouble et le désordre. Je me méfie des messages limpides et des questions trop clairement posées qui amènent des réponses évidentes. Tout ce qui s’imposerait au nom d’une raison catégorique suscite mon interrogation. Ton feu froid, ta chaude neige… l’allégorie m’a toujours semblé plus parlante que la restitution strictement photographique. 

William Gibson – pape du cyberpunk – auteur de livres de science-fiction et prophète pour certain.e.s des sociétés dystopiques – écrivait que son travail et son talent à imaginer des mondes fictionnels ne résidaient ni dans sa capacité à prédire pas plus qu’à révéler mais à extrapoler via un regard imprégné d’autres prismes et via une interprétation poétique des langages de la technologie.

Je crois en la capacité quasiment annonciatrice et podromique de l’art – je crois en cette « déviance » et en ce qu’elle recèle de possibilité à sonder la réalité autrement et à en attendre autre chose. 

En cette année 2020 plus particulièrement et après ce que toutes et tous nous avons vécu.e.s, les modèles scientifiques et rationalistes se sont révélés être ce qu’ils sont, des modèles dont l’efficacité est à mesurer à l’aune de ce qu’ils sont en mesure de révéler. Des modèles qui constituent bien « une » des façons d’appréhender la réalité mais qui ne l’épuisent pas.

La carte n’est pas le territoire disait Alfred Korzybski…

La carte artistique, le prisme artistique constitue bien selon moi un véritable paradigme à partir duquel peut s’opérer une révolution copernicienne dans la façon d’appréhender la réalité. 

Dé-séquencer, mêler, hybrider les modélisations, comme les genres me semble constituer des impératifs à notre temps. 

Au travers de l’exposition collective SIGNAL ce sont des regards, des incises à la normalité standardisée qui sont agrégées. Ces œuvres présentées dans un espace particulier aux échelles étonnantes, suspendu sur les hauteurs de la Friche de la Belle de Mai – n’ont pas vocation à se répondre nécessairement ni à appuyer un méta-discours curatorial – pour certaines même, elles se télescopent et chacune est à appréhender pour ce qu’elle est et ce dans sa cohabitation temporaire, arbitraire. Du drapeau transportant d’Edith Dekyndt, qui semble annoncer des territoires sans nations aux capteurs images de caméras numériques de Julien Maire qui révèlent des présences enfouies en passant par les images renversées d’Emmanuel Van der Auwera par le néon inspiré de chiromancie traçant des lignes de cœur de personnes qui ont été mariés de force de Brognon Rollin, les œuvres présentées convoquent des réflexions sur ce qui fait notre monde et son vacarme oui. Chaque œuvre est un Signal et je me suis sentie dans cette ambition la responsabilité de le transmettre.

Stéphanie Pécourt est directrice du Centre Wallonie-Bruxelles à Paris depuis janvier 2019.
Elle a été directrice des Halles Saint-Géry – espace classé dédié à la valorisation du patrimoine matériel et immatériel (2016-2018) directrice de l’Agence Wallonie-Bruxelles Théâtre/Danse (2008-2016)  directrice du Point Contact Culture – interface constituée entre la Commission européenne et les opérateurs culturels destinée à la promotion  du programme cadre Creative Europe (2008-2014)
En 2015, elle fonde le belgian Artistic district – territoire de résidence et d’expositions temporaires rassemblant des artistes belges et internationaux Depuis 2015, elle intervient comme curatrice indépendante (Palais de Tokyo Paris – MAAT, Lisbonne – Hong-Kong Arts Center, BOZAR, Bruxelles…) En 2017, elle fonde le Forum NOVAXX, dédié à l’Innovation technologique, scientifique et artistique en mode féminin

Emmanuel Van der Auwera, Videosculpture XIV (Shudder) Vue de l’exposition SIGNAL_Espace(s) Réciproque(s)  Friche la Belle de Mai, Marseille. Photo Jean-Christophe Lett
Emmanuel Van der Auwera, Videosculpture XIV (Shudder)
Vue de l’exposition SIGNAL_Espace(s) Réciproque(s) Friche la Belle de Mai, Marseille
Photo Jean-Christophe Lett
Vue de l’exposition SIGNAL_Espace(s) Réciproque(s), Friche la Belle de Mai, Marseille. Photo Jean-Christophe Lett
Vue de l’exposition SIGNAL_Espace(s) Réciproque(s), Friche la Belle de Mai, Marseille
Photo Jean-Christophe Lett

SIGNAL_Espace(s) Réciproque(s)
Exposition collective – scène contemporaine bruxelloise

Une proposition et production du Centre Wallonie-Bruxelles/Paris
Commissariat sur invitation de Lola Meotti et Aurélie Faure
Coordination générale Valentine Robert