JÉRÔME PORET

JÉRÔME PORET

AUTOUR (DE LA TEINTURIÈRE) DE LA LUNE

ENTRETIEN / entre Jérôme Poret et Guillaume Constantin (Artiste et commissaire d’expositions associé aux Instants Chavirés)

Guillaume Constantin : Il y a quelque temps tu as approché les Instants Chavirés comme lieu, comme entité artistique et aussi pour le fait que le lieu qui constitue notre lieu d’exposition est une ancienne brasserie. Ce dernier aspect n’était pas que l’objet de ton projet bien que sûrement l’un des déclencheurs, est-ce que tu peux nous en parler un peu plus ?

Jérôme Poret : Ma première volonté, c’était d’exposer de la bière, tout simplement. Je m’intéresse beaucoup à des processus et à des matériaux qui ont des temporalités particulières, des fragilités. Et il y a 10 ans, j’ai rencontré lors d’une résidence artistique à Issoudun un ancien meunier, Franck Bellon, devenu brasseur. Issoudun est une ville connue pour son activité de malterie qui existe depuis le 14èmesiècle et où l’on retrouve de l’orge brassicole un peu partout. Il s’agit en fait d’un territoire historiquement dédié à ces activités.
En découvrant une bière vraiment faite maison et à une époque où c’était encore le tout début des brasseries artisanales, j’ai retrouvé une certaine façon de faire et de vivre très proche du DIY (Do It Yourself) tel qu’il était pratiqué en musique entre le milieu des années 1980 et le début des années 1990. Je me souviens notamment d’une dégustation avec Franck pendant laquelle je lui faisais écouter des groupes indépendants hardcore (et straight edge ;) comme Fugazi.

GC / Il y a aussi cette idée du compagnonnage qui est très importante dans le DIY de cette époque. Collaborer, travailler à plusieurs…

JP/ C’est tout à fait ça, c’était aussi un peu un moyen de me décentrer : plutôt que de parler de ma démarche, j’ai mis en récit des collaborations autour de la fabrication et de l’exposition d’une bière ! Un moyen de se désinhiber aussi, qui m’amenait par un biais métaphorique à discuter plus profondément des enjeux d’un travail artistique. Labelle69, le label de disques vinyles que j’ai créé, développe une approche similaire, c’est un projet fait de rencontres entre artistes plasticiens ou pas, musiciens ou non ; une production d’œuvres associées, entre le livre-objet et le disque collector. 

GC/ Et donc à Montreuil, tu as appliqué tout cela directement ?

JP/ Oui au sens fort du terme, j’ai dit un jour à Franck que j’exposerai sa bière et cela pour deux raisons : à la fois pour réfléchir depuis une activité et un matériau qui faisaient écho à ma façon « analogue » de faire de l’art, de la musique ou d’investir un lieu, comme j’ai pu le faire avec Emmetrop à Bourges pendant 10 ans. Mais aussi pour voir ce que le processus de fabrication d’une bière, pris dans le temps d’une exposition, pourrait générer comme formes et usages.

GC/ Tu montres tout cela avec un caractère documentaire affirmé mais sous des formes traitées à ta manière.

JP/ Il ne s’agit en effet que de captations du processus, de montrer les évolutions d’un matériau vivant, fragile, très dépendant des températures in situ par exemple. Ce n’est évidemment pas une exposition livrée clé en main, elle demande une attention soutenue et pour moi c’était possible de faire ça aux Instants Chavirés, un lieu expérimental et vivant, parcouru de flux.

GC/ D’autant que la bière est au centre de ce genre de lieu, c’est un vecteur de réunion, une sorte de liant qui va bien avec la musique en général. C’est aussi ce qui m’intéressait dans ta proposition, l’idée de toucher d’autres gens et de les faire venir dans le lieu d’exposition qui jouxte notre salle de concerts.

JP/ D’ailleurs la première personne qui m’avait parlé de cette idée de boire autrement ou mieux avec ces contingences de productions artisanales, indépendantes, c’est Jérôme Noetinger qui est un musicien très important dans les musiques expérimentales, un des piliers de la scène des Instants et passionné de vins naturels depuis quelques années. C’est vrai aussi que bière et concerts sont deux économies qui se soutiennent et s’alimentent mutuellement. Dans cette perspective, des amitiés avec un brasseur, un groupe, une salle mêlant exigences esthétiques et politiques. La bière des Bellon a accompagné des évènements ou mes vernissages depuis 10 ans, me permettant à la fois de faire découvrir un savoir-faire et de créer une économie directe pour le label. On est tous artisans de notre pratique.

GC/ Ce dont tu parles (formes fragiles, transmissions, contextes…) me rappelle un moment de l’histoire de l’art de la fin des années 1990, où la notion «d’esthétique relationnelle» a été développée par le commissaire d’exposition, historien de l’art et critique d’art Nicolas Bourriaud. Ce lien reste à nuancer car ce concept s’inscrivait dans un tout autre type de contexte mais il était alors question de cadres d’échanges différents, de sortir des temporalités d’usage des expositions et aussi de tentatives de désacralisation des objets, considérés plutôt comme des intermédiaires que des œuvres inaccessibles, intouchables.
Ton travail actuel semble s’inscrire dans ces questions et je me demandais comment tu te relies à cette période de «l’art à l’état gazeux» pour reprendre le titre d’un fameux essai d’Yves Michaud…

JP/ J’ai un peu fait mes classes avec ces outils et ces concepts-là. Le constat d’Yves Michaud, alors directeur des Beaux-Arts de Paris, était avec le recul plutôt bien senti. Je ne me sens par contre pas forcément proche des artistes que Nicolas Bourriaud a pu citer, de sa manière de faire groupe, de se déterminer, de faire signe. Les enjeux qu’il réactualisait étaient déjà présents dans les années 1960, avec des artistes comme Gordon Matta Clark, dont le travail m’intéresse davantage. À l’image de son restaurant, Food,créé en 1972 à SoHo à New York. 
À la fin des années 1990, je venais de rejoindre l’équipe d’Emmetrop et je pensais qu’il y avait une façon d’imaginer une programmation musicale ou plastique qui rallierait certains de ces idéaux. 
Je m’intéressais plus (et continue de le faire) aux symboles, aux formes cachées et aux cultures de marge et populaires de la fin des années 1980/1990 comme pouvaient l’être Métal Hurlant, la musique et l’imagerie de groupes de musiques industrielles entre autres choses… Maintenant, cette « post-pop culture » est complètement assimilée. Ce qui est bien dans un sens, mais qui (re)devient aussi à la mode, « bobo-chic » pourrait-on dire, d’où mes doutes à un moment donné concernant cette recherche autour de la bière.

GC/ Oui, le Do It Yourself d’aujourd’hui me semble un peu galvaudé, moins raccord avec l’approche inventive, passionnée de Carole et Franck Bellon qui font un travail qualitatif, professionnel et développent une autre visée, un peu comme le font pas mal d’artistes aujourd’hui.

JP/ Ce qui est beau dans leur approche, c’est cet accord entre la mobilisation de savoir-faire artisanaux et une vraie dimension d’expérimentation, de recherche. Ils ont une façon de faire et d’être en accord avec une certaine éthique artistique. 
Pour revenir à l’exposition, on m’a notamment parlé de «science-fiction sans effets» avec la grande projection qu’il y avait au sous-sol montrant en direct l’activité de l’intérieur de la cuve. C’était une image imparfaite, brute, avec le grain d’une vieille caméra composite qui, malgré cela, donnait l’envie de se projeter, d’y voir autre chose, d’y croire peut-être.

GC/ J’y vois d’ailleurs une certaine évolution dans ton travail, ces formats d’expositions plus processuels, je pense aussi à cette soirée, la Revue Phonographique que tu as proposée au théâtre Berthelot à Montreuil en décembre 2018. La question du dispositif, qui m’intéresse en regard de celui de Julien Clauss qu’on retrouve dans l’exposition à Montreuil, est chez toi une donnée factuelle ou plutôt un outil que tu emploies comme les musiciens usent de leurs instruments ?

JP/ Julien Clauss parlait pour son installation de ne pas isoler du regard dans une boîte noire les mécanismes, de les garder apparents. La magie s’opère ainsi sous nos yeux sans artifice.
Pour moi aussi, c’est en effet important que le dispositif soit un assemblage visible, comme le seraient des outils ou les mécanismes d’une fabrique. Je m’inspire de certaines pratiques électro-acoustiques, que je m’approprie et transpose dans les arts visuels.
Il y a ce dévoilement mais il se fait par indices, par fragments, Il y a aussi un paradoxe : il s’agit souvent de fragments autonomes, avec leurs différentes temporalités, qui n’existent pas sans ce récit-là. Reconstituer ce récit est complexe, ce qui compte pour moi, c’est la manière de montrer les choses, comment elles arrivent sous nos yeux. Ainsi cette bière est importante pour tout ce qu’elle contient, ce qu’elle est. La valeur ajoutée vient de ce que sont le processus, la collaboration, le lieu, les souvenirs potentiels de chacun. Le contexte fait œuvre.

GC/ Cette question d’aura, d’anciennes traditions ou histoires que tu soulignes ou ré-exploites, de mémoires, d’attitudes fait vraiment partie de ton travail.

JP/ Mes propositions sont un peu comme des protocoles alchimiques ouverts, remplis de choses que je ne comprends pas complètement. Je reste volontairement néophyte, ce qui me donne plus de liberté à transgresser certains de ces codes, savoirs et savoir-faire auxquels je ne suis que partiellement initié. Cela me permet peut-être de produire des objets artistiques décalés dans un contexte donné. Mon langage est aussi nourri par différents imaginaires : le symbolisme, le spiritisme, certains récits… avec surtout cette idée de beaux titres pour mieux rentrer dans les projets !

GC/ La poétique des titres comme celle du bon nom de groupe de rock ! 

JP/ C’est absolument ça ! L’écriture de la pochette de disque !

GC/ Et alors « La teinturière de la lune », cela vient d’où?

JP/ Il y a deux sources, directe et indirecte. La première vient de l’alchimie, « teinturier de la lune », c’était le nom d’usage donnés aux alchimistes en Europe centrale, mais aussi aux brasseurs qui travaillaient avec de la levure, alors bel exemple ésotérique de latence entre la vie et la mort. La bière a traversé autant le paganisme que le religieux. 
Il se trouve que 2019 est aussi l’année anniversaire de l’alunissage d’Apollo 11, qui est aussi mon année de naissance. La cuve exposée début avril dans l’ancienne brasserie Bouchoule avait des faux-airs de sonde spatiale. Quant à la projection live au sous-sol, on aurait dit la surface cratérisée d’un astre, la mer éternelle de Solaris en noir et blanc ou simplement la vue en gros plan d’un bacille. 
Une bière brassée se retrouve dans un anniversaire qui n’est pas le sien mais qui s’intègre finalement dans le processus, voilà le genre de choses qui m’intéresse…

GC/ Dans un texte de 2008 intitulé les «Pièces manquantes», Dominique Petitgand pose la question de l’électricité et de son absence par rapport à son travail artistique. Toi qui mets les choses en lumière en général, qui crée des atmosphères spécifiques, tu ferais quoi sans électricité, au beau milieu des alchimistes du Moyen Âge ?

JP/ Je ferais de la culture de houblon pour la bière ! Blague à part, Dominique m’avait posé cette question à l’époque ainsi qu’à David Sanson, Dominique Blais et Bertrand Gauguet dans un entretien pour la revue Mouvement et j’étais bien embêté pour répondre, travaillant beaucoup à ce moment-là sur l’amplification et l’enregistrement à l’échelle de lieux industriels très marqués. Maintenant, ce serait un peu différent, je pense que continuerais à raconter des histoires via des objets silencieux, en latence, qui ne sont pas pour autant muets ou inactifs. Comme le disque par exemple, dont on peut parler sans forcément passer par l’écoute.

Jérôme Poret - Entretien avec Guillaume Constantin à l'occasion de l'exposition La teinturière de la lune aux Instants Chavirés
Jérôme Poret – Entretien avec Guillaume Constantin
à l’occasion de l’exposition La teinturière de la lune aux Instants Chavirés
Courtesy Jérôme Poret
Jérôme Poret - Entretien avec Guillaume Constantin à l'occasion de l'exposition La teinturière de la lune aux Instants Chavirés
Jérôme Poret – Entretien avec Guillaume Constantin
à l’occasion de l’exposition La teinturière de la lune aux Instants Chavirés
Courtesy Jérôme Poret
Jérôme Poret - Entretien avec Guillaume Constantin à l'occasion de l'exposition La teinturière de la lune aux Instants Chavirés
Jérôme Poret – Entretien avec Guillaume Constantin
à l’occasion de l’exposition La teinturière de la lune aux Instants Chavirés
Courtesy Jérôme Poret
Jérôme Poret - Entretien avec Guillaume Constantin à l'occasion de l'exposition La teinturière de la lune aux Instants Chavirés
Jérôme Poret – Entretien avec Guillaume Constantin
à l’occasion de l’exposition La teinturière de la lune aux Instants Chavirés. Photo JL Chapuis
Jérôme Poret - Entretien avec Guillaume Constantin  à l'occasion de l'exposition La teinturière de la lune aux Instants Chavirés. Photo JL Chapuis
Jérôme Poret – Entretien avec Guillaume Constantin à l’occasion de l’exposition La teinturière de la lune aux Instants Chavirés. Photo JL Chapuis